NÉBULEUSE – Jugendwinter
(SUISA)
2015 et 2016 furent pour nous des années de tristesse et de larmes. Nous avons tant perdu: Edgar FROESE, Dieter MOEBIUS, David BOWIE, Alan VEGA et son guitariste Mark KUCH, Greg LAKE ; sans oublier les amis et les passionnés de musique qui ont accompagné nos vies pendant des années lors des concerts. La liste est interminable.
Et puis arrive 2017 et l’envie d’écrire de nouveau. Une envie surgissant le temps d’une rencontre. Cette première chronique montre à quel point la musique possède un pouvoir très fort, quasi-magique : l’univers sonore comme source d’amitiés, comme quelque chose d’invisible qui relie les êtres… Apparaît donc devant nous une lumière douce et élégante, dont le regard puissant et irréel vous transperce le cœur à jamais et vous transporte dans un monde de rêves très loin dans les étoiles.
De cette rencontre, il y a NÉBULEUSE, un quartet féminin (en lien avec SOFIA, Support of Female Improvising Artists), qui propose une musique assez complexe, possédant des éléments classiques mais délivrant un genre de jazz chanté post-impressionniste contemporain. Jugendwinter est leur premier disque que nous pouvons définir comme étant du « post poetic jazz ». Ce EP de cinq titres paru en 2016 est disponible sur bandcamp mais aussi lors de leurs concerts. Le groupe se compose de Karin OSPELT (voix), Katharina GROSS (contrebasse), Imogen GLEICHAUF (batterie) et Sophie BAUDON (piano).
Personnellement, je ne suis pas un grand spécialiste de jazz et ma chronique sera des plus quelconques pour les initiés… Mes expériences dans ce domaine ne se limitant par exemple qu’à quelques albums de SUN RA ou Jack DEJOHNETTE et John SURMAN. Donc, ma vision et mon approche du jazz sont assez limitées voire naïves.
Malgré tout, ce qui nous interpelle ici relève de la démarche artistique : elles se définissent comme un groupe « sans hiérarchie » mais uni par un même esprit de recherches et de découvertes. Et puis, nous sommes toujours frappés par l’existence de cette force créatrice qui pousse quatre belles âmes à faire ce qu’elles font avec passion, volonté et discipline et à se placer hors des modes actuelles, hors du temps.
Jugendwinter est un disque très riche et surprenant, recélant d’idées et de secrets sonores qui se révèlent progressivement à chaque écoute. L’intérêt d’un EP est de pouvoir s’immerger en seulement quelques titres dans un univers particulier sans trouver le temps long. Les musiciennes sont des professionnelles et la voix de Karin est intense et surprenante: à la fois profonde, chaleureuse, douce, parfois tumultueuse et explosive comme sur le titre intitulé Still Framing. Cette voix se mélange avec aisance avec les instruments au point qu’elle devient elle-même un instrument. Cette voix résonne comme un saxo.
Mais c’est surtout le piano qui marque les esprits. Sophie BAUDON est une pianiste exceptionnelle ; son jeu est flamboyant et solennel, fragile et onirique, délicat et sophistiqué, très imagée et colorée, tantôt sombre tantôt lumineux. Les notes sont mélancoliques et austères mais également claires et soyeuses; et c’est surtout à ce moment là que la pianiste nous offre des envolées cristallines et des cascades de larmes angéliques.
De ce disque, nous retiendrons de belles compositions finement ciselées. Le titre éponyme composé par Katharina GROSS est impressionnant. Nous pénétrons tout de suite dans leur monde très atmosphérique. La voix marque par sa force et chaque mot résonne, nous l’avons souligné auparavant, comme un saxo. Quant au piano, il fait des merveilles soutenu par une section rythmique lancinante.
Le titre suivant, La Nébuleuse du papillon, composé par Sophie , est aussi intéressant ; le piano offre de beaux moments aériens et mélodieux, où Sophie peut faire penser subrepticement à ce qu’a pu faire Dave JARRETT avec Phil MANZANERA au temps de QUIET SUN. C’est un son limpide, une succession de notes féériques et magiques pour un jeu délicat et sensuel, accompagné d’une section rythmique efficace jouant sur la discrétion et la voix virevoltante de la chanteuse.
Les autres titres continuent dans la même veine avec ce jazz atmosphérique et contrasté : il y a le très romantique La Forza del Destino, composé par GLEICHAUF. Ici, Karin chante en italien et, étrangement, nous pourrions imaginer la présence de Robert WYATT pour un duo des plus poignants ; et surtout Still Framing avec une ambiance intimiste et sensuel, une voix à peine perceptible au début, qui monte en puissance par la suite avant de repartir vers des tonalités plus douces. Sur ce morceau en tout cas, Karin OSPELT déploie ses multiples talents au chant sur une musique qui se révèle pleine de rigueur et de fougue.
Ce EP se termine avec le morceau le plus long (plus de treize minutes) et le plus ambitieux que nous devons à la pianiste. Le titre résume parfaitement l’univers de NÉBULEUSE. Voyage Onirique est une suite en quatre parties aux sous-titres assez drôles et surréalistes (Bulles et Clapotis, Fricassée de Notes et L’Éléphant au milieu du salon) ! La musique est incroyable, quasi-progressive dans l’esprit. Et vocalement aussi, il y a des instants de pure grâce. Nous partons véritablement ailleurs avec ce titre labyrinthique aux riches ornements soniques et mélodiques, marqué par des changements de rythmes mais aussi d’ambiances. Cette dichotomie entre des notes obscures et d’autres plus lumineuses est une constante dans leurs compositions, rendant ainsi l’écoute encore plus passionnante.
Jugendwinter met en avant une musique pleine de surprises et d’émotions qui devrait plaire aux amateurs d’un jazz raffiné. Ce disque bénéficie d’un bon travail de production. Ce qui procure beaucoup de plaisir à l’écouter. NÉBULEUSE nous fait découvrir un nouveau monde ambitieux et exaltant imprégné de douceur, de mélancolie et d’une certaine poésie cosmique ; ce qui est plutôt rare aujourd’hui.
À cette Lumière dont le « parfum au loin demeure ».
Cédrick Pesqué