Albert MARCŒUR : Travaux d’envergure (2)
Entretien avec Albert MARCŒUR
Albert MARCŒUR, c’est quelqu’un, une famille ou c’est un groupe de musique ?
Albert MARCŒUR : Un peu tout ça à la fois.
Dans leur livre L’Underground musical en France (éditions Le mot et le reste – 2008), Eric DESHAYES et Dominique GRIMAUD vous consacrent cinq pages dans un chapitre intitulé (avec im-pertinence) Chants-sons de traverses où l’on trouve aussi, Catherine RIBEIRO, Brigitte FONTAINE, ETRON FOU etc. Est-ce bien la famille musicale d’Albert MARCŒUR ? Quelles seraient les autres ramifications généalogiques ?
AM : D’un coté, je ne me sens pas appartenir à une famille particulière. Et de l’autre, j’ai l’impression que j’en côtoie une ribambelle. Tellement de choses se sont mélangées, les musiques, les positions politiques, les idéaux et comme le disent DESHAYES et GRIMAUD, les im–pertinences. Peut-être faudrait-il débroussailler un peu tout ça, ne pas tout mélanger, pour une fois ! À vrai dire, je préfère me sentir ramifié à des courants musicaux qu’à des courants de pensée. Je me sens quand-même plus proche d’ÉTRON FOU que de Catherine RIBEIRO !
Une des caractéristiques de votre travail musical et scénique est l’artisanat et le goût des choses bien faites. Quelles sont les modalités du travail de composition, d’écriture, de répétition ?
AM : Je ne commence jamais de la même manière. Ou c’est une phrase musicale qui me trotte dans la tête et je l’inscris sur papier en imaginant autour. Ou je pars d’un rythme de batterie ou d’un motif de piano. Ou alors, c’est un texte qui m’aiguillera sur un climat ou une forme instrumentale précise. Ensuite, lorsque j’ai choisi tous mes timbres, épluché et apuré toutes mes phrases de texte, trouvé enfin les bons renversements harmoniques, maquettisé certains passages afin d’éliminer un doute ou prolonger un travail de synthèse, je procède le plus naturellement du monde : j’inscris mes parties les unes sous les autres sur un score et je déroule de gauche à droite. Rien de très original là-dedans, ni dans la suite d’ailleurs. J’écris tout en ut et je transpose par la suite, lorsque les partitions individuelles sont extraites du score. Les musiciens reçoivent leurs partitions avec quelques essais ou maquettes audio environ un mois avant les répétitions. Quand on commence à travailler, tout le monde sait en gros de quoi on va causer.
Depuis Tu tapes trop fort sur le premier disque où un menuisier (crédité sur la pochette) s’invite dans l’enregistrement en plantant des clous dans une poutre jusqu’à Tant bien que mal du dernier disque où, sur scène, le bruit des pages de l’album photo participe de la musique, les sons concrets font partie de votre musique. Quelle est la part du hasard dans cette insertion ? Comment l’enregistrement et le studio sont inclus dans le processus de composition ? Est-ce le signe d’une recherche méticuleuse de faire coller les textes réalistes à des sons réalistes ?
AM : Toute la matière sonore qui nous entoure qu’elle soit organique, électrique, mécanique, industrielle, animale, météorologique, intime ou populeuse est aujourd’hui domesticable. Toutes les machines, ustensiles, outils mais également les conversations, manifestations de toutes sortes produisent des mélodies précises, des rythmes alambiqués que j’échantillonne et trafique en fonction de ce que j’écris (tempo, tonalité, enveloppe..). Tous ces sons prennent place dans la partition et sont traités comme des instruments traditionnels. Je les écris dans la continuité de la pièce.
Dans Album de photos, le son de la page qui se tourne devient percussion stéréophonique introduisant les accords de guitare acoustique ou ponctuant la fin de leurs résonances. Je ne l’ai pas ajouté à la fin pour imager ou « nostalgiquer » l’instant. Il est vrai que j’entends tout de suite la mélodie produite par certains sons (une porte de placard qui s’ouvre, un métro qui freine, un bébé qui pleure…). L’enregistrement et le travail en studio fournissent un tas de données supplémentaires phoniques qui, grâce à un confort d’écoute exceptionnel déclenchent une attention et une perception au-dessus de la normale. Il s’en suit souvent des modifications et des améliorations qui continuent et terminent le processus de composition. Dans Travaux pratiques, j’étais loin d’imaginer les mélanges d’enregistrements analogiques et numériques d’un quatuor à cordes. C’est au vu, à l’entendu surtout du résultat en studio que j’ai eu envie d’arranger certaines choses autrement.
Vos personnages s’émerveillent du Jus d’abricot ou du Paris-beurre au comptoir. D’autres, comme le Père Grimoine qui est poussé par le lierre de sa fenêtre à se lever de son lit où il est malade, ou Rémi l’RMIste qu’il faut convaincre d’aller à la Mairie, semblent fatalement à l’écart du monde. Dans le meilleur des cas, ils sont timides. D’autres, parfois, sont… pervers ! Quelles sont les sources d’inspiration pour tous ces « cas de figures » ?
AM : La vie. La vie intime, la vie citadine, la vie campagnarde, la vie dans les transports en commun, dans les cafés non-fumeurs, sur les trottoirs fumeurs, la vie politique, la vie publicitaire, la vie pendant les journaux d’information, la vie hypocrite et condescendante. Les sources ne manquent pas ; il faut juste se servir souvent de ses yeux et ouvrir grandes ses oreilles (hormis quand on se les bouche aux passages des ambulances, bagnoles de flics pressés ou métros des lignes 1 ou 14 qui freinent en arrivant dans la station).
Vous suivre par votre discographie reste assez facile. Pourtant, la scène reste un élément incontournable pour apprécier l’univers « marcœurien », des amplis cachés dans des armoires au trio de batteries qui fait face au public sonnant le pas de charge. Quelle a été, quelle est, quelle sera votre vie sur scène ? Comment se construit un concert ?
AM : L’exposition systématique et tellement conventionnelle du matériel sur scène m’a toujours contrariée. Dans les années 1975-80, les murs d’enceintes, les doubles batteries, avec cinquante toms et autant de cymbales, les guitares à deux manches, toute cette débauche de matériel m’attristait profondément. Les fûts de batterie dans des tonneaux et les amplificateurs dans des meubles sont des idées de Claude MARCŒUR en réaction, bien sûr, à cette surenchère. Je suis moins obnubilé aujourd’hui mais je gamberge toujours pour les nouveaux spectacles une scénographie originale, simple et appropriée. J’ai commencé à travailler sur un nouveau spectacle : y’aura des gens qui dorment, des gens qui baillent, des gens qui nettoient, des gens qui chantent, qui jouent et des aiguilles d’horloge qui tournent.
Vous avez fait le choix volontariste de court-circuiter les circuits marchands de la distribution musicale en refusant d’apposer un code-barre sur les disques, en refusant de vendre les places de concerts via fnac.com et consorts, en ne vendant les disques que par le site marcoeur.com. Ce choix peut-il être cité en exemple aux créateurs comme solution alternative à la marchandisation de l’œuvre tout en étant économiquement viable ?
AM : Les circuits traditionnels se mordent la queue et tirent leurs dernières cartouches. Il n’est plus question aujourd’hui de trouver une solution alternative mais de retrouver un juste équilibre des choses. La spirale infernale et pernicieuse de l’industrie musicale a installé le musicien dans un besoin de productivité et de reconnaissance incontournables et par retour du courrier dans une situation de dépendance et de profonde solitude. Il doit attendre, espérer qu’une « major » daigne le signer. Avant, c’était lui qui signait ; aujourd’hui, c’est la maison de disques qui signe l’artiste. On ne dit plus qu’un artiste a signé, on dit qu’il s’est fait signer, qu’il a été signé. L’artiste écrit aujourd’hui afin de satisfaire les besoins et les idéaux mercantiles de cette industrie. Il travaillera sans faire gaffe, contraint malgré lui à observer un cahier des charges invisible le condamnant à tenir compte des exigences et prérogatives de rentabilité et de profit commerciaux.
L’artiste ne travaille plus à faire évoluer son art, il est devenu ostensiblement, sans s’en rendre compte le mercenaire des marchands de la culture. Signalons que certains sont consentants et assument cette situation, même si dans 85 % des cas, elle les conduira à leur déchéance. Ou à leur perte, ce qui à mon avis est nettement plus honorable. L’activité artistique professionnelle est donc régie par les lois du marché, ses valeurs intellectuelles phagocytées par les sociétés de droits d’auteur et quand on pense que sa raison sociale est régulée par les colonels de l’intermittence du spectacle, on a le droit de s’interroger sur la professionnalisation des métiers artistiques ! Devant ces constats affligeants, il est urgent que les artistes, les musiciens, les groupes recouvrent leur dignité et pensent de manière plus convaincante à leur rôle indispensable et salvateur dans notre société contemporaine sans plus s’illusionner sur des hypothétiques ponts d’or et palaces dorés.
(NDLR : Lire notre chronique du CD et du concert Travaux pratiques.)
Entretien réalisé par : Frédéric Vion (2009)
Photos : Sylvie Hamon et Stéphane Fougère
(Article original publié dans TRAVERSES n°25 – mars 2009)