ALEC K. REDFEARN & THE EYESORES – The Blind Spot
(Cuneiform/Orkhêstra)
En 2005, la parution sur le label Cuneiform de l’album The Quiet Room a permis de faire connaître à un public plus large (entre autres à nous, Européens) le compositeur et accordéoniste – et pour tout dire multi-instrumentiste – américain Alec K. REDFEARN et sa singulière formation en provenance de Providence, Rhode Island, THE EYESORES.
Avec ce quatrième disque (les précédents étant parus sur des labels indépendants encore plus obscurs), l’univers acide et organique, chamarré et polydimensionnel de REDFEARN s’ouvrait tout azimuts à nos oreilles ahuries, entre psyché-folk est-européen et minimalisme, noisy-rock et théâtralité, sorte de cabaret sonique où l’on pouvait voir trinquer ensemble les ombres de Kurt WEILL, Erik SATIE, Charles IVES, Pierre BASTIEN, Lou REED et Steve REICH.
Depuis, deux albums ont vu le jour, dans lesquels Alec K. REDFEARN a développé un aspect qui n’était pas prédominant dans The Quiet Room, à savoir le format chanson. Après The Smother Party, paru sur le label américain North East Indie, REDFEARN et ses EYESORES reviennent sur Cuneiform présenter The Blind Spot, leur sixième opus qui lui aussi présente un visage différent de The Quiet Room, même si l’on y trouve globalement les mêmes ingrédients.
Les trois quarts de ce nouveau disque sont ainsi occupés par une suite cyclique de chansons sur laquelle Alec K. REDFEARN a travaillé depuis 2003 et qu’il a titré I am the Resurrection & the Light. Cet incipit bien connu d’une plaidoirie funèbre annonce le propos fondamental de cette suite. REDFEARN l’a conçue comme un panégyrique de ses relations qui ont perdu la vie à la suite d’une trop grande dépendance aux stupéfiants.
Ce thème, rock n’roll par excellence, a déjà marqué l’œuvre de quelques irréductibles, comme Tom WAITS, Patti SMITH ou Lou REED et le VELVET UNDERGROUND. À la description des sensations physiques déjà narrées par ce dernier dans Heroin, Alec K. REDFEARN y ajoute aussi des considérations sur la faillite spirituelle engendrée par cette accoutumance.
De la déchéance à la délivrance, ce cycle funèbre de huit chants prend même des allures de messe dans laquelle le céleste et l’infernal alternent ou superposent leurs voix. Il n’y a cependant aucune bondieuserie de base dans cet opus. Compte tenu de l’étrange grammaire sonore développée par Alec K. REDFEARN et ses EYESORES, on est plutôt chez « Alice au Pays de Trainspotting », ce que semble confirmer le tableau réalisé par Abigail KARP qui sert de pochette à ce disque.
I am the Resurrection and the Light se distingue par ses somptueuses harmonies vocales éthérées mêlant la voix fragile et éméchée de REDFEARN avec celle d’Orion Rigel DOMISSE, auxquelles s’ajoutent parfois la voix de la soprano Ellen SANTANIELLO. Chacune des voix chante un texte différent qui s’entremêle à l’autre, créant un effet de désorientation sémantique et mélodique.
Aux spirales lyriques des voix se joignent divers instruments à cordes ou à vent (violon, contrebasse, basson, guitare, orgue, alto sax, vièle…) qui confèrent une atmosphère classisante et intimiste finement dessinée. Ces pastels folk et classiques sont cependant sujets à d’inquiétantes déviances dans des territoires sonores moins ensoleillés, quand les percussions sont en proie aux accélérations cardiaques, et quand l’électronique et divers procédés bruitistes envahissent pernicieusement les lieux.
Le cycle évolue ainsi entre chants frêles et éthérés et abstractions perfides et déstabilisantes qui en seraient comme « l’alter-echo » dans une dimension plus souterraine. Médiévalité obscure et « célestitude » enluminée se renvoient ainsi la balle à travers d’improbables sentiers qui mèneraient du ciel au bas-astral, ou des enfers aux nuages.
Les deux dernières pièces plongent carrément dans l’indicible embrumé en mettant en vedette des instruments inventés par Steve JOBE, un « gong-drum » (constitué de deux gongs et d’une boîte de résonance) et un bourdon de vièle à roue, dont les acidités et primitivités sonores sont d’autant plus déployées qu’elles sont retraitées électroniquement. Ces instruments ont du reste été inspirés par ceux inclus dans la toile de Jérôme BOSCH Le Jardin des délices, ce qui est une preuve supplémentaire du lien qui existe entre l’opus de REDFEARN et les univers picturaux proto-surréalistes.
Cette suite « résurrectionnelle » de 31 minutes est précédée de trois courtes pièces qui s’inscrivent dans la même ligne esthétique et qui permettent au disque d’atteindre la très honorable durée d’un bon vieux 33 Tours. L’étalage et le remplissage ne sont pas du genre de la maison, et compte tenu du soin et de la minutie avec lesquelles ont été confectionnés les arrangements de ces chants précieux et sulfureux, il y a assez pour occuper longuement et positivement les esprits à différents niveaux d’écoute.
Il y a chez Alec K. REDFEARN une vision esthétique originale et personnelle aussi aigüe qu’affinée qui fait de son œuvre l’une des plus passionnantes que nous ait récemment révélé le monde des musiques nouvelles américaines.
Stéphane Fougère
Label : www.cuneiformrecords.com
Distribution : www.orkhestra.fr
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°23 – mars 2008)