BEY.LER.BEY – Mauvaise Langue
(Collectif Çok Malko / Orkhêstra)
Se méfier des apparences il faut toujours, a dit un jour un Sage, sans doute un émir. Accordéon, clarinette, darbuka, daf, bendir : bien que d’un minimalisme un rien suspect, cette formation a de quoi séduire l’amateur de musiques « toujours plus à l’est ». Mais ceux qui attendent de BEY.LER.BEY un produit de consommation balkanisant et orientalisé poseur et archétypal risquent fort de trouver ce groupe… « mauvais », comme on dit quand on ne se retrouve pas dans une musique. Qu’à cela ne tienne, le trio a fait de la « mauvaisitude » sa marque de fabrique !
Après avoir attiré sur nous son Mauvais Œil (2014), le voilà qui tire sa Mauvaise Langue à l’adresse des demandeurs de « bonne » (world) muzak tirée à quatre épingles et (po)lissée jusqu’au trognon. S’accaparant les structures, les formes et les saveurs des cultures est-européennes de l’ancien empire ottoman et les soustrayant à leur gangue académique, BEY.LER.BEY leur lâche la bride et les fait partir en vrille, à la manière de jazzmen assoiffés de liberté radicale. L’insolence au pouvoir est son credo. Na !
Ça démarre par des Jacasseries bruyantes, pétulantes et euphoriques. C’est semble-t-il à qui, de l’accordéoniste Florian DEMONSANT, du clarinettiste Laurent CLOUET et du percussionniste Wassim HALAL, parlera le plus fort et le plus longtemps. Mais dans ce tohu-bohu logorrhéique, les trois lascars s’entendent à merveille et sont décidés à se faire entendre. Leur complicité, alliée à un maîtrise impeccable des techniques étendues sur leurs instruments respectifs, engendre un propos subversif aussi retors que bambochard. Et quand leurs Jacasseries prennent un tournant plus réflexif, propice aux modulations d’humeur, à la faveur d’une suspension rythmique, c’est pour mieux défricher le terrain pour le rite exorciste à venir.
Arrive alors le Bon Sauvage, dont les dehors survoltés et effervescents feraient sursauter les Rousseauistes trop avachis. La frénésie monte d’un sérieux cran, et le vent de sauvagerie qu’elle fait souffler en cercles concentriques ravage tout sur son passage. Ce Sauvage a beau être Bon (très bon même, dans l’optique de cette « mauvaisitude langagière » professée par le trio), il n’est pas si docile et n’a aucunement l’intention de se faire domestiquer.
BEY.LER.BEY parle beaucoup, et a énormément de choses à dire, même – et surtout – quand il est Aphone. Dans un de ces paradoxes que seul ce trio peut générer, Aphone est du reste la pièce la plus étalée, couvrant pratiquement l’équivalent d’une face de 33 tours. Ce plat de résistance en forme de maqâm déviant se déploie dans un premier temps sur un mode languissant, mais pas moins déstabilisant. L’accordéon diffuse ses influx bourdonnants, tandis que la clarinette baguenaude sur un territoire dissonant. Et quand les percussions tissent leur tapis volant rythmique, chacun déroule son soliloque plaintif, doucereux, jusqu’à ce que tout ce beau monde se retrouve pour verser dans la complainte enflammée.
La dernière pièce pourrait donner l’impression que cette Mauvaise Langue s’est retournée sept fois dans la bouche (de l’enfer), tant un climat funèbre s’exhale de ce Naufrage. N’allez cependant pas croire que BEY.LER.BEY a touché le fond. Comme il n’est pas du genre à pleurer sur son sort, il a tôt fait de s’adapter à sa condition de naufragé tripartite et de se remettre à brasser ses danses extatiques de derviches parleurs.
Dans le vaste champ de mines des musiques « balkanorientales », BEY.LER.BEY n’est pas du genre à marcher droit en collet monté et préfère s’esbaudir dans les chemins buissonniers contondants et tranchants. Son irrévérence jubilatoire est patente jusque dans les illustrations de ce digipack, en formes de planches de BD à l’esthétique quasi punk où l’humour n’est rien moins que caustique. Les palais de sultans y sont transformés en maisons d’horreur où le sang coule à flots et les têtes se coupent comme un rien. Gageons que le prochain album s’intitulera « Mauvais Goût »… En attendant, une Mauvaise Langue vaudra toujours mieux qu’une langue de bois.
Stéphane Fougère
Site : www.cokmalko.com
Distribution : www.orkhestra.fr