CASSIBER – The Way it Was
(ReR Megacorp / Orkhêstra)
Vous aviez cru que TRAVERSES / RYTHMES CROISÉS avait fait le tour de tous les ténors de l’univers du Rock in Opposition ? Eh! bien non, il manquait CASSIBER ! La raison en est que le groupe avait déjà cessé d’exister bien avant que votre webzine préféré (comment ça, lequel ?) ne voit le jour, et qu’aucune réédition ou nouveauté discographique n’a été publiée depuis lors. On ne parle même plus d’un disque oublié, mais carrément d’un groupe négligé, voire ignoré, même s’il avait pour point commun avec HENRY COW, ART BEARS et NEWS FROM BABEL de compter Chris CUTLER dans ses rangs. Les autres membres, Alfred HARTH, Christoph ANDERS et Heiner GOEBBELS, étaient issus de la scène allemande, mais guère connus au-delà. (Le dernier s’est depuis fait connaître comme sérieux compositeur contemporain et a enregistré notamment plusieurs disques sur ECM…)
CASSIBER n’est manifestement pas apparu sur les mêmes radars que ses aînés cités ci-dessus, sans doute parce que son champ d’action musical allait au-delà de l’avant-garde progressive à laquelle on a, bon gré, mal gré, rattaché les groupes du mouvement Rock in Opposition.
Mais durant sa décennie d’existence (1982-1992), CASSIBER a incarné une sorte de voie alternative, plus en phase avec les nouveaux sons et styles de son époque, sans rien sacrifier à l’avant-garde. Brassant punk, free-jazz, électro-acoustique, funk, indus, pop et usant de voix pré-enregistrées, captées à la radio ou à la TV, en plus de la voix déclamée-hurlée de Christoph ANDERS, CASSIBER pratiquait l’improvisation sur des compositions abouties, prenant pour habitude (au moins à ses débuts) de ne jamais répéter avant un concert et de jouer ses pièces comme bon lui semblait dans l’instant. Son premier album, Man or Monkey, est un parfait manifeste du genre, sous son allure de brûlot sophistiqué et parfois abstrait.
Bref, le quartette – devenu trio sur son deuxième album, Beauty and the Beast, après le départ de HARTH – n’avait guère de chances de complaire à la gente strictement progressive, généralement amatrice de compositions ultra-léchées et labyrinthiques, mais toujours mélodiques. CASSIBER était plutôt du genre à verser dans la rage urgente, l’éructation chaotique, le malaise réflexif, la saccade débraillée, l’indolence sinistre ; et son cri, entre post-punk et new-wave, se rapprochait davantage de ceux de THE WORK, THIS HEAT, BLACK SHEEP et CAMBERWELL NOW, non sans assaisonner le tout de dadaïsme à la FAUST. Incontestablement, CASSIBER a engendré un rock in opposition alternatif qui n’a hélas guère connu de descendance dans le post-R.I.O.
Qu’à cela ne tienne, et puisqu’il y a quand même une justice, l’œuvre discographique de CASSIBER a fait l’objet d’une remastérisation et a été conditionnée dans un luxueux coffret, The CASSIBER Box, à l’instar des autres pivots du label ReR que sont HENRY COW, ART BEARS, FAUST et THIS HEAT. L’occasion est donc toute trouvée de se remémorer ou de découvrir les frasques de ce combo à part avec The Way it Was, qui est le seul CD du coffret à être vendu aussi séparément.
La discographie classique de CASSIBER comprenait déjà un disque enregistré en concert (le fameux Live in Tokyo, son chant du cygne posthume), mais The Way it Was ne fait pas doublon en ce qu’il est constitué de prises live (studio et concerts) effectuées entre 1987 et 1992, lors de dates en France (à Strasbourg, à Grenoble et à St-Rémy-de-Provence, au festival MIMI). Il s’agit donc d’une compilation, mais intelligemment agencée à partir des meilleurs enregistrements retrouvés par Chris CUTLER, de manière à restituer un concert typique de CASSIBER, tout en s’efforçant de balayer l’intégralité du répertoire discographique.
Cela dit, c’est l’album A Face We All Know qui est le plus représenté. C’est du reste une suite de cinq pièces dudit album qui introduit ce live. Démarrage en mode jazz-funk sec et dru avec This Was the Way it Was et They Go Under Archways, puis cassure climatique radicale avec l’inquiétant A Screaming Comes Across the Sky, ses samples cauchemardesques jetés en pâture avec cette voix solennelle et réfrigérante, ses claviers lugubres et le saxophone du special guest Dietmar DIESNER. They Have Begun to Move poursuit dans ce climat funeste, avant que 2:00 in the Morning ne vienne secouer le coquetier avec un CUTLER tout en hachures rythmiques et une guitare hurlant à la cantonade.
Plus loin, Gut est aussi du genre à se faire cogner la tête contre les murs ceux qui ne supportent pas les scansions vocales militaires. It’s Never Quiet fait lui aussi l’effet d’un mantra qui pourrait presque être mis en exergue des œuvres complètes du groupe. Du début à la fin, CASSIBER avance par contrastes radicaux, bousculant l’auditeur d’un état émotionnel à l’autre sans crier gare, à tel point que, entre tous ces pics d’intensité, la nonchalance hawaïenne de I Was Old When I Was Young paraît incongrue…
On retrouve aussi quelques morceaux de Perfect Worlds : Todo Dia, avec ses samples de voix lugubres et ce grincement qui s’étire tout du long, le trépidant Crusoe’s Landing (qui fait entendre la guitare d’un autre special guest, René LUSSIER), inévitablement suivi de Miracolo et ses curieux chants ethniques en toile de fond, et l’inconfortable In a Room.
Au chapitre des inédits, il y a Oh No, avec ses accords de piano flegmatiques, sa batterie haletante, ses bruits iconoclastes et ses divertissants samples vocaux. Quant à Disk Not Responding, il illustre brillamment la façon dont CASSIBER savait gérer in situ un souci technique…
Quelques pépites des deux premiers disques de CASSIBER ont été conservées dans la set-list : le paniqué et hurleur Six Rays, le déjanté Our Colourful Culture… Nous avons également droit à deux versions du Prisoner’s Chorus qui rivalisent dans le registre contemplatif-mortifère. Et en guise de final, en lieu et place de l’attendu At Last I am Free, on retrouve le nerveux Not me, le tout premier morceau de Man or Monkey, qui boucle la boucle de ce voyage dans l’histoire scénique de CASSIBER. Et quelle leçon d’histoire exemplaire ce fut !
Dans son rôle de bande-annonce du coffret CASSIBER, The Way it Was saura titiller les souvenirs de certains et même mettre l’eau à la bouche des néophytes un tant soi peu ouverts, Et histoire d’en remettre une couche, signalons que la CASSIBER Box contient également un autre CD de documents inédits qui permet d’écouter les mythiques formations parallèles CASSIX et DUCK & COVER, ainsi qu’un DVD d’archives exclusif de deux heures qui achèvera de convaincre ceux qui possédaient déjà les albums classiques.
Stéphane Fougère
Label : www.rermegacorp.com
Distributeur : www.orkhestra.org