CENTIPEDE – Septober Energy
(What Disc ?) (Disconforme) (BGO)
Au panthéon des expériences musicales les plus foutraques provenant du Royaume-Uni, CENTIPEDE tient une place de choix, quand bien même son existence, éphémère, remonte au début des années 1970. C’est bien simple, personne n’a jamais retenté de monter un coup pareil !
Son unique testament musical, Septober Energy, est une pièce qui, à l’origine, s’étale sur les quatre faces d’un double album vinyle, une pièce qui défie le temps autant qu’elle surpasse les possibilités individuelles, et qui fut jouée par une impressionnante brochette de musiciens provenant d’horizons divers. Citons Mongesi FEZA, Nick EVANS, Robert WYATT, Dudu PUKWANA, Mark CHARIG, Maggie NICOLS, Karl JENKINS, Elton DEAN, Boz, Ian CARR, Julie TIPPETTS, Mike PATTO, Brian GODDING, John MARSHALL… Mais je viens de me rappeler qu’ils étaient une bonne cinquantaine ; aussi, je m’arrête là ! Sachez simplement que la distribution a de quoi faire halluciner le moindre amateur de ces musiques innovantes de l’époque.
Toutefois, il n’est pas inutile de souligner que CENTIPEDE est à la base la création de Keith TIPPETT, aujourd’hui reconnu comme une figure marquante d’un certain jazz anglais, alors que ses travaux dépassent largement le cadre du jazz.
Avant 1971, année d’enregistrement du présent disque, Keith TIPPETT avait déjà légué à la postérité deux albums qui ont marqué les débuts bien innocents du jazz-rock (You are Here… I am There et Dedicated to You But You weren’t Listening, eux aussi réédités il y a peu) et s’était illustré en session pour KING CRIMSON (albums In the Wake of Poseidon, Lizard et Island). À noter que dans le Keith TIPPETT GROUP s’esbaudissait un certain Elton DEAN, qui devait rejoindre ensuite SOFT MACHINE, alors que le batteur dudit groupe (j’ai nommé Robert WYATT) avait participé à Dedicated to You… !
Bref, entre KING CRIMSON et SOFT MACHINE, Keith TIPPETT, d’abord avec son groupe puis avec CENTIPEDE, tient une place de choix dans le monde des musiques progressives des « early 70’s », il serait temps de s’en rappeler !
Présenté en quatre parties parce que les disques vinyles ne pouvaient contenir qu’une vingtaine de minutes par faces, Septober Energy dure en réalité 90 minutes et se doit d’être écouté d’une traite, car c’est vraiment un « trip » dans lequel il faut s’immerger du début à la fin. Mais chaque partie est évidemment constituée de différents chapitres qui font intervenir les musiciens soit en solo, soit en duos, en trios, en quartets, en orchestre complet, et bien sûr, sous forme d’ensemble total. Il y a beaucoup à avaler, plus encore à digérer ; et il faut plusieurs écoutes pour s’imprégner de la complexité de l’écriture, et éventuellement l’apprivoiser.
Brassant jazz, classique, rock, free music, chants mystiques et hymnes à la joie fraternelle, Septober Energy est une œuvre tentaculaire aussi insensée que majeure, une saga épique qui accumule les rebondissements tout en sculptant au millimètre différents climats. L’auditeur fermement ancré dans le XXIe siècle musical y verra sans nul doute un « cas clinique » des excès artistiques du début des années 1970. Il est vrai que, par bien des aspects, cette pièce montée appartient à son époque, ne serait-ce que par ses paroles un rien « hippies » (notamment dans le fameux final orgasmique : « Unite for Every Nation. Unite for all the Land. Unite for Liberation. Unite for the Freedom of Man. »). Mais c’est précisément ce qui en fait le sel autant que le charme. Septober Energy tient du poster onirique surdimensionné comme CENTIPEDE de la photo de famille improbable. C’est une fantaisie intense qui a explosé les barrières des genres. Peut-on imaginer dans le contexte musical actuel cette dantesque parade de cirque, cette fanfare éthylique qu’était CENTIPEDE ? !
Il était en tout cas grand temps que l’on remette à disposition de l’auditeur engagé dans la découverte de l’histoire des musiques nouvelles cette œuvre foisonnante que fut Septober Energy de CENTIPEDE, originellement parue en 1971. Mais on ne s’attendait pas à ce que trois maisons de disques la rééditent pratiquement en même temps !
C’est pourtant ce qui s’est passé en l’an 2000 puisque, outre cette réédition opérée par What Disc ?, sous-label de Voiceprint, Septober Energy a été également réédité par le label espagnol Disconforme (apparemment sous licence de Keith TIPPETT, donc plus « autorisée ») et par le label Beat Goes On, celui-ci offrant la particularité d’offrir l’opus avec son autre pochette, celle à « bouteilles » au lieu de la pochette « blanche ».
Précisons que dans tous les cas il s’agit d’une réédition intégrale en 2 CD, ce qui devrait ravir tous ceux qui, jusqu’ici, avaient dû se contenter de cette édition pirate faite à partir d’un vinyle bien craquant et pour laquelle, afin de faire tenir tout sur un seul CD, on avait procédé à quelques charcutages navrants ici et là.
Quoi qu’il en soit, Septober Energy est un témoignage unique, et on lui pardonnera de n’être qu’un témoignage imparfait parce qu’enregistré en studio (et produit par Robert FRIPP – on se demande par ailleurs comment il a pu en venir à bout tout en gardant sa choucroute capillaire d’époque !). Car c’est évidemment en concert que le projet CENTIPEDE devait prendre toute sa dimension, entraînant même le public dans sa transe universelle. On ne va tout de même pas me dire qu’il n’existe aucun enregistrement live de CENTIPEDE, non ? Mieux encore, une vidéo ! Cela permettrait de rendre justice à l’aspect théâtral que possédait aussi le groupe. Quelqu’un doit bien avoir ça dans son grenier…
Stéphane Fougère
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°7 – octobre 2000, et remaniée en 2018)