CocoRosie – Little Death Wishes
(Joyful Noise Records)
C’est le huitième album en vingt ans pour ce duo « toutes les deux ensemble en groupe », si l’on met à part leurs tentatives musicales solo (une pour Sierra l’ainée en 2006 et une autre pour Bianca la cadette en 2016, ainsi qu’un recueil de poèmes bilingues intitulé Au bord du ciel en 2023), tout cela depuis leurs débuts avec La Maison de mon rêve, tornade imprévue et imprévisible sortie chez le label Touch and Go en 2005. Il s’est donc passé vingt ans et les sœurs Coco et Rosie CASADY – aka CocoRosie – ont donc traversé de nombreuses étapes et fait autant de rencontres (ça va de Devendra BANHART jusqu’à Bob WILSON en passant par des rappeurs improbables), sans véritablement changer.
Duo de sorcières à l’ait plutôt hippies gentilles, mais un peu décalées, conservant leur fraicheur ainsi que leurs tics et obsessions, ce qui pourrait passer pour une première performance de la part de ces quasi éternelles filles de feu ou filles en fleurs plutôt changeantes, filles à moustaches et barbichettes (sauvages et un peu vénéneuses, un peu pissenlit et un peu orties, comme ces champignons nommés dourougnes qui poussent étrangement chez le cinéaste miséricordieux Alain GUIRAUDIE, ou dans un autre registre des sortes d’abeilles butineuses et coccinelles repeintes).
Après un silence de près de cinq ans (Put the Shine on date de 2019, sorti sur un minuscule label), les deux garçonnes (garces, grâces etc.), ont, semble t-il, abandonné leurs moustachettes et se sont décidées à redonner de leurs nouvelles fraiches à travers un album de retour aux affaires, de revenance, « remembrance », de « Revenez-y » ou de « Forget me not, assorti d’un changement de label (Joyful Noise, qui semble être un label installé aux États-Unis) et non plus onze ou douze morceaux (oui il y en a un 13e caché après Unbroken) le chiffre 12 semblant pourtant avoir été comme un porte-bonheur auparavant.
Mais toujours fidèles à leurs obsessions, elles continuent à dérouler leurs panoplies déglinguées et leur attirail foutraque de vanités mystérieuses et éparses, avec comme toujours la paraphernalia de la pochette encore un peu à peu assez moche, les notes copiées/collées/délavées dans tous les sens, les dessins et coups de ciseaux approximatifs, les portraits retouchés (salopés) et rognés, les deux sœurs apparaissant en ménagères/mégères hippies ou en nonnes cheveux tirés en arrière et bras presque croisés (genre nous sommes aussi autoritaires).
Mais de tout cela on avait l’habitude : les baisers-rouge à lèvres débordants de Heartache City (2015), les chiffons fichus tordus rincés et mal essorés de Grey Dreams (2010) et les zèbres se dandinant ou s’affairant à la queue-leu-leu de Noah’s Ark (2005), les robes pas finies et décousues de gitanes hippies un peu cradingues (craspecs) de Put the Shine on (et la liste reste ouverte), on est dans la poursuite de leur palmarès iconoclastique bien bordélistique, artistique brutistique et clins d’yeux, avec des croissants de lunes et des toiles d’araignées vides dans les coins, toujours totalement assumé, parfois parodique, quoique prévisible et un peu repérable. Ce Little Death Wishes (« Souhaits de petite mort »), aux couleurs virant vers le pastel, reprend d’ailleurs en autre clin d’œil un bout de l’arc en ciel de La Maison de Mon rêve (de loin la pochette la plus réussie de l’ensemble des œuvres peintes loufoques des sœurs CASADY, filles de Butch et du Kid).
Il est vrai qu’on a parfois envie de dire à propos de leur(s) image(s) que celles-ci semblent moins pires que celles-là ou plutôt que cette petite dernière est un peu plus jolie que toutes ses précédentes ! Mais tout ça fait bien évidemment partie de leur marque de fabrique, et on sent, en grattant un peu la surface, que rien n’est laissé là au hasard.
On pourrait même y trouver des sens cachés conduisant à une lecture tellurique (oui) et un brin mythologique (oui également) de la démarche des sœurs fantas(ti)ques : en effet il existe dans les contes et légendes de l’antiquité (grecque) des nymphes à tête de femme et aux corps d’abeilles : les sœurs Thries qui, elles, étaient trois : Corycia, Cleodona et Melaïna, rimant tout de même avec Sierra et Bianca, nommées les Corycides et donc voisines proches des CocoRosie, celles-ci dotées d’un don mineur de divination associé au sacré et à la religion, et qui lançaient des prophéties en jetant à l’aveuglette des petits cailloux dans une urne, nymphes au service du Dieu Hermès et nourrices (grâce à leur miel) des Dieux de l’Olympe.
Les deux filles américaines exilées en Europe et tenant le flambeau depuis vingt ans de ce freak folk farceur, doucereux et extravagant pourraient bien être les héritières divinatoires de ces sorcières anciennes, surtout quand elles invoquent tout au long de cet album de 2025 l’enseignement du passé, la sagesse du présent et les secrets du futur.
Little Death Wishes (la petite mort en question pourrait s’apparenter à un frisson post-orgasmique) s’ouvre avec une suite de chansons qui balaient l’histoire kaléidoscopique des difficultés générationnelles des femmes et des réalités brisées de leurs vies, de la nature précaire et précieuse de l’être humain, des torts causés par l’amour (il y a du divorce derrière tout ça) et du souhait ultime de ne pas être brisé par la vie.
L’album est en écho avec tout ce qui concerne et ramène CocoRosie à son essence la plus brutale : transformer la douleur en connaissance (le décès de la mère des deux sœurs, déjà central dans l’album précédent), la sororité en polémique, les déchets en trésors, et la volonté de recalcifier le kitsch et les clichés en vérités nouvelles et peut-être optimistes.
Grâce à un processus d’expérimentation débridée et à une acceptation des heureux hasards, que les deux musiciennes qualifient de magiques, CocoRosie façonne chaque aspect de sa musique, de l’écriture à la production électronique complexe et décomplexée. Ça commence souvent par l’utilisation de tous les éléments à portée de main, pour découper des morceaux en motifs jusqu’à les faire danser. Les mélodies sont simples et concises, souvent générées à partir d’un clavier qui enclenche le processus de cocréation, il semble leur falloir en effet peu de choses pour créer des chansons à la fois sincères et abouties, vertigineuses et toujours un peu grinçantes.
Lors de leurs séances de jeu expérimental pour l’enregistrement de cet album, les deux sœurs semblent avoir décidé de remettre en question leurs habitudes de composition et échangé leurs rôles musicaux. Sous la direction de Bianca, Sierra a pris la relève de sa sœur en découpant des cuillères et des machines à écrire en doubles croches, créant des charlestons entrainants, collés avec des samples funk, puis les redressant pour les adapter à leur univers. Contrairement aux albums précédents, une bonne partie des paroles de l’album ont-elles été écrites par Sierra ; ce qui fait qu’on y retrouve ainsi un côté moins cérébral, plus urgent et plus intuitif qu’auparavant.
Little Death Wishes possède son propre lexique musical, un attirail plutôt organisé pour un riche bricolage de symboles de la culture pop dépoussiérés que les sœurs déforment pour visiter leur propre temporalité. Elles savent qu’elles contribuent à une sorte d’avant-garde (un peu affectée, un peu snob), sans pour autant s’en remettre (se soumettre) aux diktats et tendances à la mode. En effet, c’est là leur force et leur ténacité, les deux sœurs collectionnent et décortiquent des débris musicaux d’ailleurs et d’autrefois, qu’elles façonnent et remodèlent à l’intérieur de leurs propres créations baroques et théâtrales.
Chantant comme sur un disque soul des années 1970, No Need for Money (When You’re Dead), une phrase qui leur est chère, elles s’engouffrent dans une vision spirituelle et antimatérialiste qui critique simultanément le capitalisme et la cupidité, considérés comme des forces destructrices flagrantes dans ce monde.
Tout au long de l’album, un soupçon visant la situation sociale et politique (du monde) est intégré à toutes ces histoires d’amours tragiques au milieu des paroles dans un patchwork brut de points criards et d’un peu de paillettes sonores pour continuer à séduire l’auditeur et l’emmener dans un monde qui va à l’encontre du statu quo. Les chansons s’articulent comme un long poème qui n’en finit pas de revisiter le deuil voyageant au long cours en douces mélancolies.
Mention spéciale également pour l’avant-dernier morceau, le splendide Pushing Daisies (hommage foudroyé en répétitions frissonnantes, miroir à la sublime chanson de l’album précédent Where did all the Soldiers go, à la limite des larmes, en version plus rapide, à la mère défunte et enterrée, ici en version junk-house (« working for her backseat Poppy » répété tout le long du morceau), figure jamais oubliée, révérée encore et encore (voir les premiers titres aux musiques presque religieuses Wait for me, Yesterday, Least I have You) et devenant une petite Mum qui désormais mange les pissenlits par la racine), pour conclure avec Unbroken, le dernier morceau épuré et renaissant (« walking Graveyards for Fun », murmurent-elles en final).
Bianca explique ce retour de 2025 en indiquant que « CocoRosie est au cœur de nos vies depuis si longtemps ». Il est vrai que, durant toutes ces années, les sœurs ont été tour à tour ou infantilisées ou vénérées, fétichisées et mises en miroir, misogynisées et adulées ; parfois volontairement incomprises par une critique arrogante qui n’a jamais réussi à vouloir/pouvoir réduire le duo à une simple fantaisie perverse.
Malgré tout, CocoRosie a toujours suivi les voies les plus audacieuses, vivifiant sans répit ce « folk psychédélique et lunaire » dont elles sont affublées, en en exaltant les facettes les plus brutes et les plus tristes, les frasques hallucinées les plus douces et les plus hybrides à la fois, dansant délicatement leurs chansons sur la pointe des pieds, tout en souriant et convoquant fantaisies un peu lubriques et fées biscornues, au milieu des drames et des noirceurs auxquels les sœurs ont été confrontées, (folie, mort, désespoir, colère, tout y passe), pour dévoiler, tout en gardant leurs parts secrètes, les mystères sombres et obscurs de l’humanité en poussant sans illusion leur fardeau pas toujours léger (et nous avec elles) vers la lumière.
Dans le joli livre de poèmes de Bianca de 2023 chez le Diable Vauvert, The Six Senses, ces six sens sont le papillon, le lait, la pluie, la neige, la poussière, la mort. D’après Laurie ANDERSON dans l’album Big Science paru en 1982, Mom arrive en bonne position (« O Superman, O Judge, O Mom and Dad, hold me Mom in Your Long Arms, Your Electronic Arms »…)
Xavier Béal
PS : Bianca et Sierra sont sur un bateau (l’Arche de Noé, why not), Bianca (ou Sierra pourquoi pas) tombe à l’eau, qui reste t-il ? : …Eh! oui, CocoRosie !
Page : https://cocorosiemusic.bandcamp.com/album/little-death-wishes