CURRENT 93 – If a City is Set Upon a Hill
(HonnAleph)
CURRENT 93 est devenu en près de 40 ans (depuis 1982) le groupe patriarche du courant un peu bizarre et non identifié de l’underground ésotérique anglais avec comme compagnons de route plus ou moins recommandables et/ou fréquentables (et disparus depuis) : COIL, NURSE WITH WOUND, DEATH IN JUNE, PSYCHIC TV, THROBBING GRISTLE, SOL INVICTUS, etc. (vous pouvez les classer dans l’ordre de vos préférences). Son chanteur et compositeur David TIBET, artiste polymorphe à la fois peintre, dessinateur, sculpteur, collectionneur, éditeur, poète, aux multiples visages et alias dans sa production discographique, ayant joué /produit/aidé tout ce que la scène anglaise gravitant autour de la maison de disques World Serpent (hélas aujourd’hui également disparue) comptait d’artistes décalés, très doués pour la plupart et produisant énormément d’œuvres parallèles, formant une sorte de famille fusionnelle et mystérieuse avec quelques ramifications en Europe occidentale et aux États-Unis. (Pour en savoir plus penchez-vous sur les deux livres Looking for Europe chez Camion Noir en 2008 et England’s Hidden Reverse de David KEENAN chez Camion Blanc en 2016.)
David TIBET à 60 ans et véritable survivant de toutes les frasques de ces groupes parfois sulfureux, apparait en 2022 comme un doux savant fou habillé en vieil anglais un peu négligé et malicieux ou plutôt comme un vieux barde à barbiche et casquette entouré d’un bric-à-brac d’objets désuets et d’œuvres et sculptures bancales de son cru.
CURRENT 93 est donc en 2020 le seul groupe survivant toujours en activité encore combien foisonnante de cette assemblée (une famille mais à la mode destroy) disparate de musiciens tous issus de la scène néo-punk d’outre Manche, emplis et pétris d’images surgies du fond de la nuit anglaise leur permettant de s’emparer et de décliner un habillage multi-facettes nocturne facilitant leurs activités transgressives et libérant leurs personnalités en marge (par opposition au rock qui est plutôt la musique lumineuse en forme de bande son diurne et parfois triviale de la musique).
Désormais, en 2022, David TIBET semble avoir endossé sur ses frêles épaules parfois fatiguées l’héritage de toutes les scènes néo-folk, gothiques, industrielles, noise, dark-ambient qui occupaient une brèche peu connue à l’époque, existant en marge des courants musicaux des années 1980 et affublée d’une image sulfureuse et peu recommandable pour certains, mais qui a perduré depuis ; devenant parfois culte.
Cette scène étrange « imprégnée d’images surgies du fond de la nuit » selon l’expression de David KEENAN, composée d’artistes aux multiples facettes mélangeait allégrement à la base des éléments de musique punk et new-wave avec des instruments acoustiques traditionnels et explorait des territoires mélangeant les visions apocalyptiques, avec un brin d’occultisme, de chants néo-païens, de rêveries mystiques, de soupçons d’alchimie tout en revisitant les mythologies et les magies nordiques, chrétiennes, celtes, runiques allant parfois même jusqu’à introduire un zest de bouddhisme.
CURRENT 93 se différenciait pourtant des autres groupes de cette scène par sa volonté d’explorer des visions eschatologiques et gnostiques en prenant la relève et en creusant comme ses prédécesseurs, qu’ils soient bardes celtes ou scaldes germaniques de l’antiquité ou troubadours anglo-saxons ou gaéliques du Moyen-Age. C’est ainsi que les thèmes toujours présents ou suggérés dans les chansons du folklore anglais sont toujours évoqués et revisités avec au menu : incestes, meurtres, tentations sexuelles, nécrophilie, deuil, superstitions, amours douteuses et autres sujets tabous que seules des chansons pouvaient exprimer en enrobant la réalité pour mieux terroriser l’auditeur.
L’année du changement pour CURRENT 93 se situe aux alentours de 1992 avec la parution d’un double album très abouti, Thunder Makes Perfect, inaugurant une série de textes élégiaques très longs, toujours en symbiose entre musique et narration et mis en scène parfois sous emprise par David TIBET accompagné ici par toute la famille World Serpent en garde rapprochée appelée à la rescousse et qui collabore activement en livrant un arrière plan très consistant de guitares, violons, flutes, clarinette dans les formes les plus traditionnelles du folklore anglo-irlandais mais avec ce décalage mélancolique et spirituel propre à David TIBET. C’est l’heure également des hommages du chanteur à tous les poètes visionnaires (Thomas de QUINCY, William BLAKE et Aleister CROWLEY) qui nourrissent l’imaginaire de cet étrange troubadour aux visions emplies de beautés mêlées de noirceurs comme si celui-ci était la version adulte d’un magicien sorti de contes et légendes effrayants des livres d’enfance.
La voie ouverte ne s’est jamais tarie depuis, et David TIBET publiera une suite ininterrompue d’albums pendant 20 ans utilisant le nom de CURRENT 93 en parallèle à son nom propre : 2 albums de David TIBET, Ferelith et Fontelautus, sont parus en 2018 pour des exercices un peu mineurs dans la veine « dark ambient spatiale céleste » et hypnotique parfois décevants ou anecdotiques, parfois illuminés, beaux et apaisants selon l’humeur de l’auditeur.
Sleep has his House, aux alentours du 27e album de CURRENT 93 paru en 2000 et autre tournant important dans l’œuvre de David TIBET, poursuit résolument la lignée des albums précédents mais en revenant toutefois à une musique plus folk. David TIBET évoque la mort, celle de son père, l’harmonium indien domine l’ensemble des longs morceaux de l’album avec des arrangements minimalistes d’instruments à vent ; le mantra hypnotique du morceau Sleep has his House, long de près de 25 minutes, accompagné du son montant et descendant de l’harmonium prie pour le deuil intime de David TIBET : Have Pity for the Dead est loin des références occultes et ésotériques tout en restant d’une profonde mélancolie et toujours empreint de thèmes religieux et de références à des rêves éveillés.
Cet album annonce l’adieu de David TIBET à la théologie alambiquée de la fin des temps, assortie à la complexité des prophéties apocalyptiques de tout genre qui s’étalaient sur nombre de ses précédents albums. Dorénavant David TIBET se consacrera à la fabrication d’une cosmologie très personnelle déclinée en ballades délicates et apaisées, le tout orné de somptueux arrangements « néo classiques » à base de guitares acoustiques, de piano agrémentés de collages, de bourdons et de drones ainsi que d’instruments moyenâgeux ou anciens revisités.
If a City is Set upon a Hill, dernier opus du groupe paru au début de l’année 2022, semble, au premier abord, être une suite en tous points semblable à The Light is Leaving us all qui, lui, date de 2018 (même musiciens, même production d’Andrew LILES) et pourtant et heureusement les choses sont loin d’être identiques.
En effet, l’émotion ressort à chacun des sept morceaux qui pourraient n’en faire qu’un (avec la répétition de If a City is Set dans chacun d’eux) arrangés de façon extrêmement délicate, avec des harmonies qui touchent directement à l’intense, soutenant parfaitement la diction si particulière de cet étrange troubadour qu’est David TIBET, qui se surprend à chanter parfois, rendant l’ambiance plus émouvante encore. Les accompagnements mystérieux à la flûte, au doudouk (sort de hautbois caucasien) y étant pour beaucoup, la symbolique biblique et pastorale avec la galerie de ses personnages improbables rehaussée par les carreaux bleus de faïence de Delft de la pochette (le meurtre d’Abel par Caïn), ses imageries et compositions ornementales moyenâgeuses toujours inquiétantes et foisonnantes donnent à cet album un côté mystique et occulte (TIBET nous explique que le titre de l’album vient de ses lectures de textes Akkadian, soit du mésopotamien ancien ; on ne peut que croire cet érudit connaisseur de langues anciennes : copte, sumérien, etc.).
Tout cela fait de cet album une berceuse mélancolique aux décors pastoraux imaginaires, aux imageries fantasmatiques de David TIBET qui apparaît alors à la fois comme une sorte d’étrange mélange du Saint-Michel archange sauveteur et chroniqueur désenchanté de l’apocalypse, posant en magicien adulte mais encore enfant, naviguant au milieu de ses obsessions et du monde vespéral d’une campagne anglaise silencieuse, désertée et peut-être apaisée mais aussi emplie dans l’obscurité de fantômes un peu hostiles et de lueurs incertaines et inquiétantes.
– Un article de Dennis COOPER (écrivain américain publié chez POL) paru en 2020 détaille album après album le parcours de David TIBET en forme d’hommage révérencieux, et très détaillé sur son blog (Funeral Music for us All) à consulter pour savoir presque tout sur l’artiste.
Xavier Béal
Site : https://www.davidtibet.com/blogs/news/c93-if-a-city-is-set-upon-a-hill
Page : https://current93hom.bandcamp.com/album/if-a-city-is-set-upon-a-hill