Daoud & Saleh AL-KUWAITY –
Masters of Iraqi Music
(ARC / DOM)
Pour ceux et celles qui connaissent déjà les frères AL-KUWAITY, nul doute que nous sommes là, au travers d’eux, au cœur de la musique arabe de la plus haute qualité. Et pour ceux et celles qui ne les connaissent pas encore, c’est l’occasion rêvée d’apprendre un des plus beaux contes orientaux modernes tant leur histoire pourrait commencer par « Il était une fois… ». Un conte édifiant et exemplaire en vérité.
Voici donc deux frères, l’un, Saleh, né en 1908 et l’autre, Daud, né en 1910, qui se destinent apparemment à reprendre le métier de leur père, qui est marchand. Ils vivent pour l’instant au Koweït, où ils sont nés, mais auraient dû naître en Irak, à Bassora, si leur famille n’avait, comme une cinquantaine d’autres, été amenée à quitter l’Irak pour le Koweït, formant ipso facto une petite communauté juive dans ce petit émirat. Car oui, ceux qui deviendront bientôt deux des maîtres incontestés de la musique arabe sont juifs. Pour l’heure, ils ne sont ni l’un ni l’autre intéressés le moins du monde par la musique.
Mais voici qu’un oncle leur offre, de retour d’un long voyage en Inde, deux superbes instruments. Daoud, qui a alors 8 ans, choisit le oud tandis que Saleh, alors âgé de 10 ans, opte pour le violon. Cependant, chacun apprend à jouer des deux instruments. Et leur maître n’est pas le premier venu puisqu’il ne s’agit rien moins que de Khaled Al-BAKAR, un des plus grands musiciens koweitiens de l’époque. Mais la vraie surprise est que les deux frères se révèlent tout de suite extrêmement doués.
Et très vite l’un d’eux, Saleh, compose un premier morceau, (Mon Dieu, que j’aime ta beauté), qui devient instantanément un classique et qui, de nos jours, est encore régulièrement joué à la radio. La conséquence ne se fait pas attendre, puisque les deux très jeunes frères sont dès lors invités à se produire devant tous les hauts personnages du Koweït pendant que les maisons de disques irakiennes s’emparent littéralement de tous les enregistrements existant afin de les commercialiser dans toute la région du Golfe.
En fait, le succès des frères AL-KUWAITY est tel en Irak que leur famille se sent moralement obligée de revenir habiter à Bassora. Là, ils vont recevoir, c’est une faveur exceptionnelle, l’enseignement du maître de qanun AZUR, apprentissage qui ira, autre exception, jusqu’aux derniers secrets du style de composition appelé Makam, le plus complexe et le plus prestigieux de toute la musique arabe.
De leçon en leçon et de composition en composition, la réussite musicale des deux frères atteint désormais le point où habiter Bassora ne suffit plus tant Bagdad les réclame. Et à l’époque, parler de Bagdad est aussi parler du centre du monde concernant la musique arabe. Y être reconnu ouvre toutes les portes et attire tous les honneurs. Et ceux-ci vont pleuvoir.
C’est ainsi que les deux frères, outre le privilège d’avoir collaboré avec Oum KALSOUM, vont devenir les musiciens préférés du roi FAYÇAL II d’Irak. Est-ce à dire qu’il aurait oublié la religion des frères AL-KUWAITY ou que ceux-ci aurait fini par la cacher ? Non, pas du tout, les deux frères n’ayant jamais cherché à dissimuler qu’ils étaient et restaient juifs, allant même au su et vu de tous jusqu’à aider, grâce à leur immense fortune, les diverses communautés juives dispersées dans le monde arabe. Il faut ici préciser que l’argent ne représentait absolument rien pour les deux frères.
C’est pourquoi, au lendemain de la création de l’État d’Israël, ils n’emportèrent ni meubles ni biens quand ils décidèrent de vivre là-bas, couchant à même le sol dans des camps insalubres ou au mieux dans des tentes surpeuplées. Adulés en Irak, ils auraient pu prendre tout ce qu’ils voulaient alors qu’ils étaient mis plus bas que terre par la plupart des Israëliens qui les considéraient plutôt comme des arabes déguisés en juifs.
Il fallut des années et beaucoup d’efforts pour que les frères AL-KUWAITY soient enfin reconnus par leurs propres coreligionnaires, alors même qu’ils étaient toujours célébrés dans tout le monde arabe. Mais quand cela arriva, il devinrent un symbole d’amitié très fort entre juifs et arabes et la preuve qu’une paix est parfaitement possible entre les deux communautés.
Cependant, il y a encore quelques pas à faire. Car si la radio Kol Yisrael programme maintenant, vingt ans après leur mort, les musiques des frères AL-KUWAITY, c’est toujours en omettant souvent de dire leur nom et leur nationalité d’origine…
Frédéric Gerchambeau
Label : www.arcmusic.co.uk
(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS n°40 – hiver 2008-2009)