Ensemble Al-KINDI & Sheikh DAOUD – Transe soufie des derviches tourneurs de Damas

88 vues

Ensemble Al-KINDI & Sheikh DAOUD – Transe soufie des derviches tourneurs de Damas
(La Courroie / Buda Musique / Socadisc)

Quarante ans après sa création, l’Ensemble AL-KINDI n’a sans doute plus rien à prouver mais assurément quelque chose à fêter. En l’occurrence, ce nouvel album, son dixième, ajoute une nouvelle pierre à une œuvre discographique maintes fois reconnue comme essentielle et référentielle pour tout amateur de voyages musicaux au sein des cultures mystiques du monde arabe, turc et persan, de Tunis à Istanbul en passant par Alep et par Damas. Alors que l’Ensemble semblait avoir arrêté tout enregistrement depuis Parfums ottomans en 2006, ce disque témoigne d’une renaissance artistique, d’autant qu’il s’agit du premier à paraître depuis la mort de son fondateur, le musicien français Julien Jalâl Eddine WEISS, en 2015.

Julien WEISS, qui était au départ un guitariste classique de l’école normale de musique de Paris, a eu « l’illumination » en découvrant l’art du maître de oud irakien Mounir BACHIR, dont il est devenu le disciple, puis a jeté son dévolu sur le qanûn (cithare trapézoïdale à cordes pincées) et s’est depuis consacré à l’étude des maqams (modes) de la musique savante arabe, recevant les enseignements des grands maîtres de musique du Proche-Orient, et s’est converti à l’Islam en 1986, prenant le nom de « Jalâl Eddine », en référence au célèbre mystique persan du XVIIIe siècle, Jalal ad-Dîn RÛMÎ, qui fut précisément le fondateur de la confrérie Mawlawi, mondialement connue pour les danses de ses fameux derviches tourneurs, auxquels l’Ensemble AL-KINDI – qui a emprunté son nom à celui d’un grand philosophe arabe du IXe siècle, théoricien de la musique arabo-musulmane – a consacré une place de choix dans plusieurs de ses créations scéniques.

En quatre décennies, l’Ensemble AL-KINDI est passé du statut de petit trio de musique de chambre arabe instrumentale à celui de conservatoire de musique soufie syrienne et turque. La qualité, l’intelligence et la subtilité de son interprétation, alliées à la rigueur et à la justesse de son travail sur les traditions musicales arabo-musulmanes, ont contribué à sa réputation. Dans un premier temps, l’Ensemble AL-KINDI a cherché à revaloriser la pratique instrumentale dans le répertoire de la musique savante arabo-musulmane, qu’il a expurgé de ses harmonisations tonales et ramené à ses sources en valorisant le format de l’ensemble traditionnel (un « takht ») et les instruments arabes. Outre Julien WEISS au qanûn, l’Ensemble AL-KINDI a révélé les talents des flûtistes Abd al-Salam SAFAR et Ziyâd Qâdi AMIN au ney, Sufyân NAQRA et Muhammad Qadri DALAL au oud et Adel Shams EL-DIN au riqq.

Puis, au fil de ses recherches et créations, l’Ensemble AL-KINDI s’est ouvert au chant, enregistrant pour le chanteur de malouf tunisien Lofti BOUCHNAK, et accueillant ou révélant de grands voix du monde arabe, dont le Sheikh Hamza SHAKKÛR, hymnode à la Grande Mosquée des Omeyyades de Damas (disparu en 2008), le Sheikh HABBOUSH (chef de la zawiya qaderiya, confrérie soufie d’Alep), le spécialiste du ghazal syrien Adîb AL-DÂYIKH, le muezzin et compositeur de la grande mosquée d’Alep Sabri MOUDALLAL, l’icône syrienne de l’art vocal citadin arabe Omar SARMINI, et bien d’autres maîtres de chant…

Programmés à plusieurs reprises au Théâtre de la Ville et à l’Institut du monde arabe de Paris, « Jalâl Eddine » et l’Ensemble AL-KINDI se ont exportés autour du globe, se produisant à Lyon (Nuits de Fourvière), à New York (Carnegie Hall), à Hong-Kong, à São Paulo, à Washington, ou même au Liban (festival de Beiteddine).

La disparition prématurée de Julien WEISS en 2015, à 61 ans seulement, aurait pu mettre un terme à l’activité de l’Ensemble AL-KINDI. Mais les autres piliers du groupe, le percussionniste Adel Shams EL-DIN, présent depuis les débuts, le flûtiste Ziad Qadi AMÎN, en poste depuis 1994, et le oudiste Mohammed Qadri DALLAL, quia rejoint l’ensemble à la fin des années 1990, en ont décidé autrement et, avec la fidèle productrice Sabine CHATEL, ont décidé de poursuivre l’aventure.

Depuis quelques années, outre les susnommés, l’Ensemble AL-KINDI s’est pourvu d’une nouvelle voix soliste, celle du Sheikh Hamed DAOUD, hymnode de la Grande Mosquée des Omeyyades de Damas et héritier du chantre Suleyman DAOUD, et a accueilli la joueuse de qanûn tunisienne Khadija El AFRITT ainsi que deux choristes, les chantres religieux Diao Eddin DAOUD et Husam TRAKRORI. Pour les représentations scéniques, deux derviches tourneurs ont rejoint l’ensemble, Hatem AL-JAMAL et Yazan Al-JAMAL, membres de la branche syrienne de la confrérie Mawlawi, également de Damas.

Compte tenu que plusieurs membres de la formation actuelle proviennent en grande partie de la capitale syrienne, c’est de nouveau la musique soufie des derviches tourneurs de Damas qui est mise à l’honneur dans le programme présenté sur ce CD, enregistré en public à La Courroie, une salle de concert près d’Avignon dont le cadre intimiste et l’acoustique naturelle évoquent les sanctuaires où les confréries soufies entonnent leurs chants mystiques et invocations spirituelles. On ne pouvait trouver meilleur cadre…

Contrairement aux cinq précédentes productions de l’ensemble, qui s’étalaient volontiers sur des doubles CDs, celui de cette Transe soufie des derviches tourneurs de Damas n’atteint qu’une cinquantaine de minutes et tient sur un seul CD, et s’avère donc d’un abord plus amène pour les néophytes. Il est formé de cinq pièces, mais qui s’écoutent d’une traite puisqu’ils forment une suite musicale savante composée dans un même maqam et qui alterne prières, louanges, invocations, improvisations vocales et improvisations instrumentales, s’appuyant parfois sur des poèmes classiques ou dialectaux.

Cette nouvelle suite est introduite par un appel à la prière (Azaan), entièrement interprété « a capella » par le Sheik Hamed DAOUD et les choristes, et le ton mystique et religieux est donné de suite. Un prélude joué par le ney de Ziad Qadi AMIN entame une première suite instrumentale et vocale (Al Nuba) relevant de la tradition arabo-andalouse. Les chants y sont bien vite soutenus et soulignés par le riqq, le ney et le oud, et l’ensemble dégage une belle ferveur.

YouTube player

Suit la Wasla Hijaz, qui comprend notamment une caressante et enivrante improvisation de Khadija El AFRITT au qanûn et une saisissante interprétation de Sheikh Hamid DAOUD.

C’est un altier solo de riqq qui introduit la Wasla Huzan, dans laquelle Mohammed Qadri DALLAL joue une méditative improvisation au oud avant que l’invocation de Sheikh Hamed DAOUD et des choristes ne nous poussent à l’envol.

YouTube player

Enfin, dans la Wasla Rast, c’est le ney, réverbéré par son éloignement du micro, qui trace la voie vers la félicité, et sur laquelle les choristes égrènent leurs sobres invocations et Sheikh Hamed DAOUD ses implorations, avant l’accélération finale radieuse.

On peut évidemment regretter que l’Ensemble AL-KINDI ne nous ait pas enfin gratifié d’un DVD, qui aurait notamment permis de voir les derviches tourneurs à l’œuvre en plus des chanteurs et musiciens, mais cet enregistrement audio distille la transe et résonne d’un appel mystique qui n’ont rien perdu de leur force et de leur éclat. Où qu’il soit désormais, Julien Jalâl Eddine WEISS est assuré que son œuvre et sa démarche de transmission lui survivent, car cette nouvelle formation de l’Ensemble AL-KINDI affiche une détermination et une foi intactes.

Stéphane Fougère

Page : https://zamoraprod.com/fr/artistes/ensemble-al-kindi

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.