GONG – I See You
(Madfish)
À l’instar d’autres groupes de sa génération, GONG a décidé d’assurer sa pérennité scénique et discographique après quelque 45 ans de bons et loyaux services. Compte tenu de cet âge avancé, les sceptiques se demanderont si cette prolongation est vraiment raisonnable. Autant être clair, elle ne l’est pas et ne peut pas l’être. L’univers de la planète GONG, élaboré de toutes pièces par M. Daevid « Dingo Virgin » ALLEN dans le sillage du vent de liberté créative de la fin des années 1960, ne s’est guère préoccupé de « raisonnabilité », trouvant plutôt sa raison d’être dans l’élaboration fantasmatique d’une « déraison d’être ».
Fantaisie, révolution, l’imagination au pouvoir, la transformation intérieure de l’être, l’émancipation mentale par les plantes, ce programme quasi électoral restera toujours d’actualité, pour les précédentes, actuelles et futures générations. GONG lui-même a traversé plusieurs générations, s’est dédoublé, déployé en plusieurs entités parallèles et alternatives (PLANET GONG, MOTHER GONG, GONGMAISON, ACID MOTHERS GONG…), mais parallèlement, la matrice originelle, rattrapée par sa légende, a dû refaire surface pour rappeler ses fondamentaux.
En ce sens, les deux précédents albums studio de ce GONG matriciel, Zero to Infinity et 2032, se sont moins chargés de trouver de nouvelles voies et formes d’expression, comme ont essayé de le faire les Gongmaison et Shapeshifter des années 1990, que d’écrire des suites et des variantes de la mythologie « radiognomique » développée dans les albums des années 1970, en prenant soin de lui donner un coup de vernis pour ne pas lui faire mordre la poussière (ou alors de la poussière d’étoiles).
Sans grande surprise, I See You prolonge cette entreprise de remise en jeu des valeurs originelles de la famille GONG, assurant à la fois un retour vers et un suivi avec le séminal Camembert électrique de 1971. Comme un serpent mythique qui se mord la queue, I See You boucle une boucle avec cet auguste ancêtre discographique, allant même jusqu’à citer à plusieurs reprises ses fameux jingles gnomiques (« Tu veux un camembert ? »), mais parés de nouveaux bruitages – ou nouvelles interférences.
Et pour marquer aussi la différence d’époque, la production et le mixage de ce nouvel album ont été mitonnés aux petits oignons, et le support lui-même prend la forme, inédite chez GONG, d’un CD-livre chiadé, avec un livret d’une trentaine de pages contenant de très inspirés dessins de l’Alien et… des commentaires sur les morceaux, comme si c’étaient déjà des archives ! Les textes des chansons, bien que proprement présentés, ne sont par contre pas très lisibles. On regrette quand même un peu l’aspect foutraque des anciens livrets de 33 Tours. On a cédé au goût du luxe sur la planète GONG…
Quiconque a un tant soi peu observé les récentes rotations de la planète GONG ne pourra pas dire qu’il n’a pas vu venir I See You. Le répertoire de la tournée effectuée en 2012 avait en grande partie réactivé le courant électrique camembertien, et laissé un peu de côté la tendance jazz-rock spatial des opus ultérieurs. Pour la petite histoire, si 2032 avait scellé les retrouvailles de l’Alien avec son non moins légendaire ex-compatriote gonguesque, guitariste et producteur Steve HILLAGE, pour un résultat diversement inspiré et apprécié, I See You est le fruit d’une nouvelle configuration que l’on peut qualifier de « Next GONG Generation ».
Des membres historiques ne subsiste que Daevid l’Alien. Tout au plus le nom et la voix de Gilly SMITH n’apparaissent-ils qu’à titre d’invités. Le reste de la formation est constitué des musiciens qui se sont illustrés lors de cette tournée 2012, à savoir le batteur Orlando ALLEN (le fils de), le souffleur Ian EAST et le bassiste Dave STURT, qui étaient déjà de la « party » sur 2032, et le guitariste Fabio GOLFETTI, membre de l’incarnation sudaméricaine de l’INVISIBLE OPERA COMPANY OF TIBET. Un autre musicien a intégré le groupe depuis cette tournée, à savoir Kavus TORABI, multi-instrumentiste connu pour son implication dans diverses formations de rock psychédélique avant-gardistes (KNIFEWORLD, GUAPO, CHROME HOOF, Bob DRAKE…), et dont la présence sur I See You confère des aspects plus tranchants et musclés aux tournures musicales auxquelles ALLEN nous avait habitués. (Cela dit, on n’atteint pas non plus les abîmes radicales d’ACID MOTHERS GONG !)
En gros, I See You, c’est un Camembert non seulement électrifié, mais survitaminé, et au son plus clair et saillant. Des morceaux comme Occupy et You See me se distinguent même par leurs penchants heavy prononcés. The Eternal Wheel Spins est pour sa part propulsé par une pulsation rythmique aux accents krautrockiens et prodigue même l’hallucination auditive d’une participation de Robert FRIPP ! Pour le reste et dans le fond, la grammaire gonguesque n’a pas fait l’objet de réforme drastique, et son vocabulaire distille toujours ce même mélange d’acidités et de flottaisons. Syllabub mêle jazz-rock spacy et valse « pot-head pixienne », une basse groovy et une flûte espiègle animent les contours chavirés de When God Shake Hands with the Devil, tandis que guitare et saxophone font tourner le manège du morceau éponyme à l’album.
En seconde partie de disque, l’atmosphère se détend et fait place à des pièces plus coulantes, de la ballade astrale Zion My T-Shirt, introduite par des chants hindous, à Thank You, sorte de blues en spirale dépenaillé aux réminiscences beatlesques qui a quelque chose de l’ordre de la salutation finale (« Thank You for the Music », répète Daevid ALLEN). Enfin, le dernier morceau, une longue dérive stratosphérique, avec nappes de guitare glissando et space whispers à l’appui, qui porte le nom des deux figures tutélaires du GONG, Shakti Yoni and Dingo Virgin, fait à la foi office de générique de fin et d’ultime offrande.
Serait-ce la fin… au moins d’une époque ? Les événements survenus après la finition de ce disque le laissent à penser. La tournée prévue pour promouvoir I See You s’est vue réduite à une portion congrue, assurée par une formation aux allures de « tribute band » puisque privée du maître de cérémonie qui, en proie à de sérieux problèmes de santé, a dû déclarer forfait. On a cru un temps que Daevid avait pris le chemin d’une guérison définitive, ça n’a hélas pas été le cas. On sait aujourd’hui que Daevid ALLEN n’en a plus pour très longtemps à séjourner dans cette vie.
Par conséquent, I See You est assurément son dernier disque. Sans doute ne le savait-il pas. Sans doute aussi Daevid avait-il pressenti qu’il était temps de passer la main, et donc de parachever un cycle. C’est en tout cas l’impression qui se dégage de l’écoute de I See You, même sans savoir ce qui est arrivé à Daevid ALLEN.
Car tout de même, il y a aussi cette déclamation, sorte de Parole de sagesse conclusive, placée au beau milieu du disque, mais qui aurait pu l’introduire ou le clôturer, et qui porte le titre éloquent de This Revolution. Une voix soutenue par des nappes : un arrangement minimal pour un effet maximal, assurant de la pérennité de la nécessaire révolution que tout être se doit de faire, mais avant tout sur lui-même. Cette révolution dont nous parle Daevid ALLEN est intérieure. Le message n’est certes pas nouveau et ne cherche pas à l’être. Il s’inscrit même en référence à cette révolution déjà appelée en son temps par Gil SCOTT-HERON (The Revolution Will Not Be Televised), auquel il est fait un gros clin d’œil (« This Revolution Will Not Be Seen on TV »). Daevid veut juste rappeler un devoir essentiel.
Le message est passé, et on pourra se le repasser. Pour ça et pour tout le reste : Thank You for the Music, Daevid !
Stéphane Fougère
Site : www.planetgong.co.uk
Label : www.madfishmusic.com