LE GRAND NÉBULEUX ET SES LAVEURS DE CONSCIENCES
(Monster Melodies)
À force de s’entendre dire et répéter que, musicalement, l’année 1977 a été celle de l’âge d’or du punk, qui a comme chacun sait agi comme un karcher sur les dérives mercantiles aux dimensions « stadium » de l’intelligentsia musicale officielle d’alors, on en finirait par oublier qu’une autre tendance musicale tout aussi marginale voire davantage que le punk est apparue subitement cette année-là (pour disparaître tout aussi rapidement), je veux parler de la « rockaïne » ! Vous n’en avez jamais entendu parler ? C’est décidément que la marge musicale française de la fin des années 1970 a été faite de double-fonds tous plus obscurs les uns que les autres… La rockaïne est un concept émanant d’une bande de « freaks » qui revendiquait pratiquer un cocktail sonore alliant rock, jazz et… musique africaine ethno-électrique. Un groupe a principalement incarné cette approche, et il a sévi sous le patronyme aussi ronflant que surréaliste de LE GRAND NÉBULEUX ET LES LAVEURS DE CONSCIENCES ! Oui, à la vôtre !
Compte-tenu des influences revendiquées par ce groupe, on se doute que son propos musical était un poil plus ambitieux et sophistiqué que celui des étendards punk. Nous avons en effet affaire à une forme de fusion encore inédite à cette époque dans l’Hexagone qui convoquait les inspirations de Miles DAVIS, Don CHERRY et Fela ANIKULAPO-KUTI et les brassait dans un chaudron chauffé à une énergie rock héritée de Frank ZAPPA et GONG.
Plus qu’un groupe, LE GRAND NÉBULEUX ET LES LAVEURS DE CONSCIENCES était quasiment une communauté puisque c’est pas moins de neuf musiciens qui ont enregistré ce qui a été jusqu’à aujourd’hui sa seule et unique production discographique connue (enfin si l’on peut dire…), Les Pirates du Cortex, signé en 1978 sur un label de Compiègne, Hocco Mitu, qui a compté à son catalogue… deux réalisations, celle-ci et un disque de Serge LABERENNE ! (Oui, là, on est vraiment dans le 36e dessous de « l’underground »!)
La notoriété du disque du GRAND NÉBULEUX est du reste surtout due à sa remarquable pochette réalisée par l’un des membres, Mickey BLOW, et restée célèbre depuis qu’elle a été copiée par un certain J.J. CALE pour son album Shades. Mais il faut aussi signaler que Les Pirates du cortex contenait également une brochure de 4 pages comprenant des planches de deux bandes dessinées, l’une narrant les aventures du GRAND NÉBULEUX et l’autre titrée Rockaïne Pom’chips. Non, on ne s’ennuyait pas à l’époque dans la marge française…
Les Pirates du cortex étaient en l’occurrence Jean-Pierre GORMOND au chant, Mickey BLOW (alias Alain DURAND) aux chant et harmonicas, Christian NYS à la basse, Robert PLISSON à la batterie, Jean-Patrick ROCHOW à la guitare, Thierry JOUBERTEIX aux claviers, plus une section de vents constitué d’Antoine DUVERNET au sax ténor et aux flûtes (qui a sévi dans DELIRED CHAMELEON FAMILY, LARD FREE et URBAN SAX), Patrice (FREE)QUENTIN au sax alto (passé chez ALEPH, POP INSTRUMENTAL DE FRANCE, NYL, CRIUM DELIRIUM, NADAVATI et URBAN SAX) et Gérard AMSELLEM au sax baryton (autre membre éminent d’URBAN SAX). À tout ce beau monde sont aussi venus s’ajouter les collaborations ponctuelles de Philippe GOHARD à la guitare, Didier LAURE au synthétiseur et Patrice ABAOUB aux percussions.
Bien malin qui pourrait distinguer LE GRAND NÉBULEUX parmi tous ces LAVEURS DE CONSCIENCES, d’autant que les cinq compositions du disque n’ont pas été signées d’une seule paire de mains, mais étaient l’œuvre de trois paires de mains, celles de ROCHOW, de GORMOND et de PLISSON, et que le tout a été produit et managé par Colin Du LIÈGE.
Toujours est-il que Les Pirates du cortex font partie de ces collectors âprement recherchés et tout aussi rudement vendus à prix d’or, sachant que ce disque n’a à ce jour jamais connu de réédition sous quelques forme que ce soit… Seule la pièce éponyme a eu l’honneur de figurer dans l’indispensable et référentiel coffret 3xCD Trente Ans d’agitation musicale en France paru chez Spalax en 1998.
Et il faut croire que l’œuvre enregistrée des LAVEURS DE CONSCIENCES est destinée à n’exister qu’en support vinyle, puisque c’est à nouveau exclusivement en 33 Tours que le label spéléologique Monster Melodies exhume des enregistrements inédits du GRAND NÉBULEUX, plus de quarante ans après les faits !
Les enregistrements consignés dans ce LP sont tous postérieurs à ceux des Pirates du cortex, puisque datant de 1979, soit un an avant le split du collectif. On y retrouve cinq des musiciens du précédent album, Jean-Patrick ROCHOW, Christian NYS, Jean-Pierre GORMOND, Robert PLISSON, Thierry JOUBERTEIX, Antoine DUVERNET et Alain « Mickey » DURAND, mais pas toujours exactement aux mêmes postes, ROCHOW rejoignant GORMOND au chant (sans quitter sa guitare), NYS assurant des parties de batterie en plus de la basse, JOUBERTEIX troquant les claviers contre un balafon, DUVERNET alternant sax ténor et sax alto, et Mickey BLOW se cantonnant au dessin de la pochette. Ils sont rejoints par Nicolas HOUDEBINE (basse, flûte, sax ténor et chant), Mikel ESTRIN (clarinette et sax ténor) et Roland ROVER (batterie). C’est donc toujours un nonet à géométrie variable qui s’agite ici, et la musique proposée reste dans la lignée de celle livrée par les mythiques Pirates du cortex.
La majorité des pièces sont créditées à Jean-Patrick ROCHOW, certaines d’entre elles étant co-signées avec Christian NYS, Jean-Pierre GORMOND, Antoine DUVERNET, Mickey BLOW et même l’abonné absent Gérard ANSELLEM. Nicolas HOUDEBINE lègue deux morceaux et Mikel ESTRIN en case un. C’est au total onze pièces que ce LP nous donne à découvrir, les deux premières de la face A étant de durée moyenne (sept et neuf minutes), la première de la face B atteignant presque les cinq minutes, les autres étant de courte durée, entre moins de deux minutes et jusqu’à trois minutes. Mais en fait, les sept pièces de la face B sont quasiment enchaînées et forment une suite étalée sur toute la face.
L’album ne porte pas à proprement parler de titre, mais la tradition veut généralement que l’on attribue à un disque sans titre celui de la composition qui ouvre la première face. Si l’on respecte cette tradition, le titre de ce disque devient donc Qu’est-ce que je fais dans ces latrines ? Pas sûr que ça aide à sa diffusion médiatique… Il n’empêche que ladite composition donne le ton : basse bien funk, batterie fébrile et raffinée, vents contorsionnistes, guitare très acide, paroles bien pétées, plus parlées ou hurlées que chantées, il y en a pour tout le monde !
Robert le Dromadaire (aka Professeur Burp) a des relents « gonguesques » (on jurerait entendre Daevid ALLEN en plein délire cosmico-funko-jazz), tandis que Thème Zen diffuse quelque mirage orientalisant avec sa flûte vaporeuse qui rappelle là aussi les envolées de « Bloomdido Bad de Grasse » chez GONG.
Les courtes pièces qui suivent mêlent allégrement esprit afro-jazz-funk, psychédélisme gonguesque et rock frappé zappaïen. On passe du coq à l’âne sans prévenir, mais la mixture prend bien, car poussée par des grooves bien capiteux, des embardées galvanisantes et un entrain communicatif. La prise de son est quant à elle parfaitement fréquentable, on n’a pas affaire à des captations effectuées derrière la porte des latrines citées plus haut.
Pour qui voudrait revivre les dernières heures d’un certain rock français, ce LP est une option tout à fait recommandable, que vous connaissiez ou non le précédent album du GRAND NÉBULEUX ET SES LAVEURS DE CONSCIENCES. Des collectifs comme celui-ci ne risquent plus trop de courir les rues à notre époque, pourtant généreuse en « laveurs de consciences grandement nébuleux », mais nettement moins jouissifs !
Stéphane Fougère