Arthur RUSSELL – Picture of Bonny Rabbit

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Arthur RUSSELL – Picture of Bonny Rabbit
(Rough Trade/Audika Records)

Arthur RUSSELL est une sorte de météore, étoile filante en perpétuel mouvement, dont le statut de musicien culte s’est intensifié depuis sa mort (à 42 ans en 1992) et la publication de plusieurs albums sortis de ses immenses archives. De son vivant, il n’a pour ainsi dire fait paraitre qu’un véritable album en 1986 : World of Echo, empreint d’une mélancolie douce dont les accords et accompagnements de violoncelle avec sa voix se perdent parfois comme s’ils étaient voués à disparaître dans le vent ou la brume de ses rêveries étranges, un peu surannées en formes de joyaux minimalistes.

Il a débuté sa carrière musicale du côté de la musique répétitive, tout en collaborant en 1973 à San Francisco avec Allen GINSBERG pour lequel il a agrémenté ses longs poèmes de son violoncelle et de sa voix en arrière-plan. L’année suivante, après avoir étudié la composition indienne classique et intégré (peu de temps) la Manhattan School of Music, il s’est immergé à son arrivée à New York (downtown) en tant que coordinateur/programmateur/directeur musical dans la scène de The Kitchen, lieu de rencontres et de concerts de Philip GLASS, Steve REICH, Laurie ANDERSON et autres, n’hésitant pas de son côté à faire venir les TALKING HEADS débutants et les MODERN LOVERS.

Arrivé trop tôt (avant la scène new wave) discret ou effacé devant les futures stars des eighties new yorkais et restant en retrait sans être repéré par les institutions indépendantes de l’époque qui découvraient l’underground tous azimuts et d’est en ouest du continent américain, Arthur RUSSELL a été plutôt un passeur un peu brouillon, témoin davantage qu’acteur, affuté collaborateur et archiviste. Il a néanmoins commencé à enregistrer des squelettes de chansons (l’album Iowa Dream, collection de 19 démos, de « home recordings » et de « lost songs » publié en 2019 chez Audika recense cette production restée à l’état brut)

Pourtant Arthur RUSSELL n’est pas resté inactif au début des années 1980 : pour le label belge des disques du Crépuscule, il a joué une partie de violoncelle sur la version acoustique de Sudan de Thick Pigeon en 1981 et a participé à la compilation The Fruit of the Original Sin (Sketch for Face of Helen) la même année.

En 1984, toujours chez Crépuscule, il a publié un assemblage de « musiques instrumentales » dont la particularité était qu’une face du vinyle était enregistrée à la vitesse de 33 tours, l’autre plutôt d’un 45 tours (réédité en 2016 à la bonne vitesse) et a même fondé un label (Sleeping Bag, découvreur collecteur de club musics) qui a produit un presque hit (Go Bang en 1983) avec des musiciens de la pointure de Peter GORDON, Richard LANDRY, Jon GIBSON, Rhys CHATHAM, David Van TIEGHEM et autres, tous droits sortis de la galaxie de Robert ASHLEY et des compositeurs de l’écurie Lovely Records, digne fournaise des nouvelles musiques aux confins du new opéra ensemencé par Bob WILSON et propulsé par The Kitchen ainsi que le Festival d’Automne à Paris depuis 1976 et le sacre d’Einstein on the Beach à l’Opéra Comique.

Depuis quelques années, le label Audika Records publie avec une remarquable persévérance des inédits patiemment rassemblés au milieu des archives du musicien prolifique de 32 ans à l’époque (plus de 1000 bandes d’enregistrements assemblées scrupuleusement mais dans un état d’inachèvement patent). En juin 2023 est annoncé la sortie de Picture of Bunny Rabbit, nouvelle compilation de neuf enregistrements inédits datant de la période de World of Echo entre 1985 et 1986 et plutôt finalisés (ils sont passés par un véritable studio d’enregistrement, produits et masterisés dans un autre et sont d’une qualité pratiquement professionnelle si l’on oublie les quelques cuts au milieu des Fuzzbusters et en fin de certains morceaux chantés).

Tout comme l’album World of Echo, on y retrouve les ballades accompagnées au violoncelle, sortes de miniatures et musiques de pavanes lentes et majestueuses qui deviennent poignantes par leur nudité et leur âpreté, leur articulation lâche et maîtrisée à la fois. Les morceaux sont chantés avec cette voix doucereuse, alanguie, spectrale, envoûtée et enveloppante qui est la signature intime d’Arthur RUSSELL, abandonnant ses mots, ses paroles à la façon d’un Nick DRAKE (qu’il a pu écouter sans doute), résolu à ne pas insister sur le côté haïku de ses compositions. Le sous-titre de l’album est : Crossing the Line from Vocal to Instrument and Back, résumant ainsi sa pratique développée dans les 18 morceaux de World of Echo d’un mélange entre chansons et musique de concert, musiques instrumentales et pop songs en allers et retours incessants.

Ce nouvel assemblage de 2023 fait la part belle des chansons entrecoupées par trois Fuzzbuster d’environ 3 minutes chacun, dispersés dans l’album plutôt que regroupés, ce qui permet une respiration montant en puissance et laisse des ponts entre les ballades : Telling No One, Not Checking Up et Boy with a Smile semblent provenir de la même session que la toute dernière, In the Light of a Miracle, qui clôture l’ensemble tel un mantra psalmodié répété pendant plus de 6 minutes entre le violoncelle en écho, les accords rebondissants à l’archet et la voix dansante : «Dancing in the Light, Holding in the Light, Reaching in the Light..» ad lib.

Arthur RUSSELL faisait pratiquement tous les arrangements lors de ces sessions et laissait ses épreuves « in progress » mûrir et se reposer en attendant qu’il y revienne. Pourtant l’industrie musicale de cette époque n’a voulu montrer de lui que l’image d’un bon remixeur d’une sous-catégorie de music (l’avant disco !) pour publics branchouilles du New York des « dance floors ». Il s’en accommodait d’ailleurs bien volontiers, mais son univers intime était bien celui de Picture of Bunny Rabbit, comme s’il retournait sans cesse sur le vaste fleuve musical de World of Echo, ajoutant ses expérimentations afin que l’ensemble puisse onduler vers un océan de réverbérations et de prières murmurées, ou comme s’il devait retenir le feu follet de son souffle au milieu des braises et des lumières rougeoyantes du lointain que lui seul semblait entr’apercevoir.

Bravo à Steve KNUTSON, producteur de cette compilation ainsi que d’autres, qui a dû écouter des heures et des heures de bandes, et qui annonce (peut-être épuisé) qu’il aurait trouvé avec Picture of Bunny Rabbit une sorte de « finale » indépassable et « en toute majesté » de l’œuvre d’Arthur RUSSELL. En tous cas, nous voilà comblés et prêts à partager notre bonheur le moins intimement possible avec ces 38 minutes sorties du néant pour toujours.

  Xavier Béal

Page : https://arthurrussell.bandcamp.com/album/picture-of-bunny-rabbit

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