VIDÉO-AVENTURES – Musiques pour Garçons et Filles
(Souffle Continu Records)
Sans faire, plus de cinquante ans après, dans le raccourci forcément réducteur et un tant soit peu inopportun, on peut tout de même avancer prudemment que l’underground musical français des années 1970 à 1990 a eu (hors free jazz) trois grands parents fondateurs, importants et incontournables : GONG, MAGMA et LARD FREE/HELDON. De ceux-là sont nés pas mal d’enfants illégitimes, frondeurs, parfois mal élevés, mal lavés, énervés, enfumés, voulant affirmer leurs individualités, leur singularité, couper le cordon, tout en revendiquant leur amour pour des musiques différentes venues des États-Unis (ZAPPA, BEEFHEART) d’Angleterre (HENRY COW, ENO/FRIPP) ou du krautrock (FAUST, CLUSTER, KRAFTWERK).
Ces joyeux mélanges ont accouché dans tous les coins de France de dizaines de groupes pas toujours éphémères, pas tous musiciens, mais toujours déterminés, toujours mal distribués, mal organisés, peu soutenus et méprisés par le courant mainstream, sauf pour quelques aventureux à l’exemple des labels Futura, Cobra, Isadora, Gratte-Ciel, Seventh Records et Disjuncta (les deux derniers en circuit fermé), Atem et les Disques du Soleil et de l’Acier, Tago Mago…, qui restent de petites entités, survivant tant bien que mal à la marge de la majeure partie des productions de l’époque.
Pour ce qui nous concerne, le groupe de Chartres CAMIZOLE, actif depuis le début des années 1970, a réussi la performance d’enregistrer un disque qui sortira dix ans après la disparition de ses membres : en effet l’album prêt et prévu chez le label Tapioca en 1977 a disparu avec le boss du label, parti vendre sa semoule et ses navrantes magouilles vers de nouveaux paradis fiscaux, abandonnant derrière lui des projets (un Inédits de MAGMA mal foutu et un Gong est mort en public) partiellement aboutis dans une friche qui a marqué les esprits.
La fin de CAMIZOLE correspond à cet échec, mais permettra à Dominique GRIMAUD de travailler avec LARD FREE et Gilbert ARTMAN au cours de plusieurs concerts en mai 1978 et de créer la fusion d’un super-groupe de 6 à 8 musiciens en mode volcanique et en hommages au free-rock improvisé bruitiste des Allemands de FAUST.
Mais notre homme, sans doute lassé de cet axiome un peu suffisant et fatigant de « ça part dans tous les sens », décide de tout stopper et de se poser en duo (avec Monique ALBA aux claviers) afin de concocter un album studio fabriqué presqu’au millimètre (on ne peut pas tout renier d’un coup d’un seul tout de même) en privilégiant la lutherie électronique avec huit petits morceaux conçus comme des pièces minimales, sortes de ritournelles convoquant de loin SATIE, ZNR, CAPTAIN BEEFHEART avec des hommages simples et tout de même révérencieux, soutenus par des rythmes parfois désaccordés, mais pensés et assumés, saupoudré de guitares langoureuses et hawaïennes, grâce à l’emploi énamouré du synthi AKS et de synthés analogiques emplis de brumes et d’éclaboussures parfois venimeuses, parfois mélancolico-mélodiques, intempestives mais maîtrisées, sombres et décalées.
Cela a donné un mini album (25cm d’un peu plus de vingt minutes) enregistré en novembre 1979 que Dominique GRIMAUD, grand utilisateur de réseaux (Dupon et ses fantômes et Rock in Opposition), envoie à divers musiciens amis afin qu’ils y ajoutent leur patte et leur pâte : répondront présents Gilbert ARTMAN (LARD FREE), Guigou CHENEVIER (ÉTRON FOU LELOUBLAN), Jean-Pierre GRASSET (VERTO), et Cyril LEFEVRE (MAAJUN) qui auront carte libre sur le projet et en feront une sorte de super-groupe des musiques venues de la famille imaginée par Dominique GRIMAUD. L’album sera finalement publié et distribué par Recommended Records en 1981, le label de Chris CUTLER, intéressé par la démarche et soutien des ZNR, BARRICADES, ÉTRON FOU LELOUBLAN et autres aventuriers belges (UNIVERS ZÉRO) et suédois (ZAMLA MAMMAZ MANNA).
L’album sort donc en 1981 et est véritablement le contemporain d’une relève dans ce genre de musique : en effet, les petits nouveaux tels qu’ILITCH (Thierry MÜLLER), FALL OF SAIGON, KLIMPEREI, Pierre BASTIEN pour n’en citer que quelques-uns prennent peu à peu la place des « ancêtres » qui se mettent à tourner un peu en rond : MAGMA (en « pause destruktiw » suite au départ définitif du chanteur déçu), HELDON (essoufflé, encore tenace), GONG (parodie de parodie frôlant l’imposture). Ajoutons tout de même que le seul véritable « survivant » qui a su sans se renier, retirer son épingle du jeu sans abandonner ses amours tout en les modelant est Pascal COMELADE, l’homme toujours fringant du cabaret galactique soutenu par des maisons de disques fidèles et patientes.
Les vétérans de l’underground, selon la formule du « Zutopiste » Dominique GRIMAUD (lui-même baptisé « pape de l’underground ») laisseront des traces dans les quinze albums de rééditions de la collection à partir de 2005 parue chez Gazul/Muséa avec des inédits et des raretés : ÉTRON FOU LELOUBLAN à Prague ; Cyril LEFEVRE Vibrato ; Ghédalia TAZARTÈS Check Point Charlie ; Pascal COMELADE en compilation des premières œuvres (Back to Schizo) et en hommage/assemblage moins convaincant (Assemblage de pièces comeladiennes du plus bel effet) et notamment Oscillations, fabriqué à partir des chutes et ébauches de l’avant et l’après-VIDÉO-AVENTURES entre 1978 et 1984).
L’album Musiques pour garçons et filles lui-même a fait l’objet d’une première re-sortie en septembre 1997 chez Spalax (rassembleur de mine d’or couvrant toute l’époque avec en conclusion un coffret de trois CDs faisant un « best of » chronologique avec inédits de toute cette scène « à la française » intitulé malicieusement Trente Ans d’agitation musicale en France). Cette re-sortie, agrémentée et augmentée de douze morceaux inédits ou éparpillés sur des compilations, marquera un deuxième retour pour VIDÉO-AVENTURES et se verra accompagné chez Spalax toujours par la sortie officielle du deuxième album avec comme invités Jac BERROCAL et Daniel DESHAYS et comme producteur magnifique, Gilbert ARTMAN : Camera (in focus) et Camera (al riparo), sorti très secrètement en 1984 uniquement chez Tago Mago de Pascal BUSSY à destination principale du Japon et avec des hommages à Georges PEREC, Jules VERNE, Raymond ROUSSEL et Tex AVERY.
Enfin, en 2023, soit 42 ans après sa sortie (et au moment du 70e anniversaire de la sortie de l’album des Aventures de Tintin : On a marché sur la lune, paru le 26 mars 1953, le label Souffle Continu, chercheur pointu (ça rime) des pépites des seventies avec leur catalogue de plus de 100 références tenu et mené à bout de bras par les infatigables et toujours aimables (ça rime aussi) révélateurs de trésors en or, passionnés, fauchés mais acharnés (rimes à tout va), ce label (jamais discontinu) s’attaque à nouveau à l’album (en EP/LP uniquement), avec cette fois-ci 24 morceaux bouclant définitivement la boucle de l’album jaune qui ne jaunit pas, tiré à 700 exemplaires.
L’album devient donc véritablement consistant sans être dénaturé, même s’il est toujours un assemblage de morceaux courts de moins de deux minutes avec les bandes à l’envers, les trafics et les bruits à la Ghédalia TAZARTÈS (Love in Loops), les Séquence SIR (à la HELDON), Some Never Fired (à la Jon HASSELL), Le Retour de l’homme au grand chapeau (joli mix mélodique désaccordé) Anyhow for the Tennis (avec orgue et voix agrémentés de petits ploufs synthétiques) et hommages un peu ironique aux morceaux Telstar des TORNADOS et Pop Corn en versions lentes et décalées.
Les plats de résistance sont les morceaux plus longs : Tina, les Ergs 1 2 3 et 4, Outpop sont des merveilles sautillantes, hachées, un peu déglinguées, saupoudrées de guitares hawaïennes, de batterie éparse, de moog et même de e-guitare avec la Fender de Jean-Pierre GRASSET (une Vie moderne), vient ensuite Zazou sur la Piste, hommage à Hector (l’homme aux chapeaux) et aux flonflons d’auto tamponneuses de ducasses comeladiennes, et en ouverture de l’album le bien nommé Laissez-nous rentrer dans vos cœurs, qui résume le projet de ces chansons pour tout le monde (garçons + filles = tout le monde puisque SATIE s’est déjà occupé de l’ameublement, ENO des aéroports et Pascal COMELADE de tous les instruments divers et variés, pour petits et grands, récupérés dans les endroits les plus improbables).
Comme le dit fort à propos Dominique GRIMAUD : « À l’époque de VIDÉO-AVENTURES, nous ne voulions pas tomber dans une électronique radicale, mais plutôt présenter quelque chose d’hétéroclite, d’inclassable, l’idée étant d’éviter d’être catalogué et enfermé dans un tiroir. » Ce musicien, qui a continué une carrière seul ou avec Cyril LEFEVRE, Pierre BASTIEN et bien d’autres s’est consacré à de multiples projets enregistrés dans son home studio avec son nouvel outil de prédilection : le Prophet 2000 de Sequential circuit pour produire des courts métrages sonores (Moonbeam movies notamment en 1990, on est à nouveau pas loin de Tintin).
GRIMAUD, en fait, n’est pas revenu sur cette période VIDÉO-AVENTURES, car il s’est peu produit sur scène, privilégiant les expériences : deux albums intitulés Ragtime chez In Poly Sons entre 2003 et 2008, et le jalon de VIDÉO-AVENTURES de 1981 reste l’unique témoignage d’un tournant d’activités foisonnantes de la scène française toujours underground, mais ne se laissant plus marcher sur les pieds après la séquence punk et lors de la période new/post wave qui suivra.
Ce mini album, sorte d’OVNI musical à l’époque (répertorié tout de même dans la NURSE WITH WOUND List), a marqué une borne discrète annonçant la synth-pop de rejetons comme STEREOLAB ou MOUSE ON MARS bien des années après. Il a été sans nul doute le défricheur de cette famille libérée et joyeuse de la french touch, née à la croisée des chemins de toutes les tendances de cette fin des années 1970, sans jamais en approprier ni les étiquettes ni les succès.
C’est aujourd’hui le moment propice d’une redécouverte mêlée d’un soupçon de nostalgie. Allez, ne soyez pas snobs, ne boudez pas votre plaisir, soyez aventureux et ne laissez pas l’occasion passer une fois encore.
Xavier Béal
Site : http://dominique-grimaud.fr/