Peter HAMMILL – Incoherence

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Peter HAMMILL – Incoherence
(FIE!)

À la fin de l’année 2003, nous apprenions stupéfaits que Peter HAMMILL avait été victime d’un méchant accident cardiaque dont il a pu heureusement se tirer d’affaire. Voir apparaître l’année suivante un nouvel album nous a rassurés quelque peu sur son état de santé. En fait, l’album en question (son trentième) avait été achevé avant ce malheureux événement. On ne sait si l’énorme travail que l’auteur-compositeur-interprète anglais a investi dans l’écriture, la production et l’enregistrement de ce disque a eu quelque incidence sur son accident de santé, mais une chose est sûre, c’est que c’est l’une des œuvres les plus ambitieuses que Peter HAMMILL a réalisées depuis quelques lustres.

La particularité de cet album, nommé Incoherence, est en effet qu’il prend la forme d’une suite musicale s’étalant sur une durée généreuse de 41’39 », autrement dit la durée moyenne d’un disque vinyle, sauf qu’elle s’écoute d’une traite et ne souffre guère d’être sécable. Le format CD est donc ce qui lui convient le mieux. Cette suite se divise néanmoins en quatorze chansons, toutes liées les unes aux autres pour former un ensemble… cohérent ! Par le passé, Peter HAMMILL avait déjà réalisé ce type de compositions avec Flight (dans A Black Box), et A Headlong Stretch (dans Roaring Forties), mais ces pièces ne s’étendaient que sur une vingtaine de minutes (ce qui était déjà fort louable). Incoherence en fait le double, ni plus, ni moins.

Le thème abordé traite tout simplement des difficultés du langage, thème qui ramène à un autre titre de 1980, Losing Faith in Words (dans l’album A Black Box), qui abordait le problème de la communication. Avec Incoherence, cette « perte de foi dans les mots » fait place à des considérations philosophico-poétiques sur les failles et les faiblesses du langage, évoquant sa nature corrosive, son aspect « babélique », traitant de la logorrhée du discours, des conséquences des mots énoncés, des conversations à sens unique, des glissements de sens, du pouvoir supposé de l’expression, de l’explosion du langage, de la confrontation entre Grecs et Crétois (comprenne qui pourra…), bref tout un champ d’investigation intellectuelle cher à Peter HAMMILL, les manques du langage rejoignant les usures du temps.

La présentation du livret est des plus originales : les textes sont agencés tel un puzzle, avec une chronologie désordonnée et moult fantaisies typographiques qui nous obligent à tourner le livret dépliant dans tous les sens, quand il ne nous oblige pas à plisser des yeux pour décortiquer les lignes de textes qui se serrent ou qui se chevauchent. Je sais que l’album s’intitule Incoherence, mais ce n’était peut-être pas utile d’en rajouter !

Bien que Peter HAMMILL, une fois encore, s’adjuge la majorité des rôles, de la production à l’interprétation (voix, guitares, synthés), David JACKSON (saxophones et flûtes) et Stuart GORDON (violon) sont du voyage et impriment notablement leurs marques. Il est vrai que ces deux compagnons ajoutent une ambiance idoine aux compositions de Peter, qui est ici très inspiré. Il nous fait cadeau d’une succession de pièces dramatiques, aux relents de romantisme sombre (When Language Corrodes, Babel, Always and a Day, Your Word…), et d’autres d’essence plus rock, chaotiques, dissonantes, avec des réminiscences « nadiresques » (Logodaedalus, Like Perfume, Cretans always Lie, All Greek), et ce sans que l’on y trouve la moindre trace de section rythmique basse/batterie.

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Il y a une opposition permanente entre le Peter HAMMILL classique, intimiste, et son alter ego rebel, toujours vivant, à peine remis de ses expériences avec The Noise ou Roaring Forties, mais encore énergique et expéditif avec ses riffs inquiétants de guitare. Un titre comme Call That a Conversation ?, et ce fabuleux trio piano-violon-sax, rappelle le Peter HAMMILL des années 1970, (The Future Now, PH7) : c’est l’un des titres phares de cet album, qui est du reste repris un peu plus loin en version instrumentale (Converse).

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Par sa richesse mélodique, cet album renoue avec l’univers si familier du « thin man » : sa musique se veut sombre, plaintive et troublante à la fois, sachant par ailleurs être subitement furieuse, avant de retourner à une atmosphère plus recueillie (la triade finale Gone Ahead, Power of Speech, If Language Explode). Émouvant et aventureux, Peter HAMMILL évite ici les côtés rébarbatifs de None of the Above ou de Clutch.

Au risque d’être paradoxal, Incoherence suit un cheminement assez structuré, logique et même assez prévisible quand on connaît l’écriture, toute en ruptures et en rebonds, de Monsieur HAMMILL. Il n’y a pas de réelle révolution sur ce sujet, juste une synthèse admirablement réussie des éléments caractéristiques de l’esthétique hammillienne. Le fait qu’il ait été conçu juste avant l’attaque cardiaque de son auteur en dit évidemment long…

Comme on le devine, Incoherence, tout comme The Fall of the House of Usher, n’a jamais connu les faveurs d’une interprétation intégrale sur scène. Lors de ses concerts subséquents en solo, Peter HAMMILL n’en a joué qu’un fragment, à savoir l’émouvante chanson Gone Ahead, la seule qui pouvait apparemment « sortir du lot », ou plutôt « sortir du flot (continu) » d’Incoherence. Ce morceau a été joué assez régulièrement depuis, comme en attestent plusieurs enregistrements live officiels (le CD Veracious et les coffrets Pno Gtr Vox Box et Not Yet, Not Now).

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Quoi qu’il en soit, Incoherence est un beau miracle en plus d’être une sacrée réussite. Ce petit trésor mérite toute notre attention à côté d’autres favoris des années 1990 comme This et What, Now ?. Cela fait réellement plaisir d’entendre un bon disque de Peter HAMMILL après quelques productions légèrement plus fades, et revêtant qui plus est la forme d’une œuvre « en continu » en lieu et place d’un simple assemblage de chansons. Il faudra attendre 2014 pour voir Peter HAMMILL réinvestir pareille forme avec All That Might Have Been, un album bien plus abscons.

Stéphane Fougère et Cédrick Pesqué

Site : https://www.sofasound.com/

(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°16 – novembre 2004,
et remaniée en 2024)

PS : Ayant repris le fond de catalogue de FIE ! Records, le label anglais Cherry Red Records annonce pour début novembre 2024 la réédition de Incoherence sur son sous-label Esoteric Recordings, cette fois sous forme d’un double CD et, pour la première fois, en support vinyle. La version double CD présentera un nouveau mixage de l’album préservant sa forme originelle de suite non interrompue de quatorze chansons, ainsi qu’une autre version du disque dans laquelle chaque chanson sera présentée sous forme indépendante et non enchaînée aux autres (comme cela avait été fait dans la version « collector » d’All That Might Have Been). Pour la version LP, un nouveau mixage a été opéré de manière à scinder cette suite musicale continue sur deux faces vinyliques. À charge pour chacune et chacun de juger si ce format ne fait pas perdre à Incoherence un tant soi peu de sa… cohérence, et d’espérer que le nouveau mixage pour la version CD ne consiste pas à modifier, voire à effacer les interventions des musiciens invités, comme cela a été fait lors du réenregistrement de l’album Out of Water récemment publié sur Esoteric Recordings…

https://www.cherryred.co.uk/peter-hammill-incoherence-expanded-2cd-edition

https://www.cherryred.co.uk/peter-hammill-incoherence-vinyl-edition

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