HEDNINGARNA – Trä
(Silence / Northside)
Avec son album précédent, Kaksi !, le groupe HEDNINGARNA avait assurément provoqué des sueurs froides chez les partisans d’une musique folk suédoise « pure » et muséale. Certains, espérant que pareille incartade hors des sentiers battus ne se reproduise plus, ont même dû toucher du bois. Ça tombe bien, le troisième album de HEDNINGARNA s’intitule Trä (« bois » en suédois, et par affinité auditive, évoque le mot « tre », qui signifie « trois »). Mais le bois dont est fait cet album ne sera guère du genre à les rassurer.
Il n’y a qu’à contempler la pochette du disque, montrant une pièce de bois déchiquetée et flanquée de barres piquantes sur fond de couleurs de feu et de cendres, manière de dire que les trois « païens » suédois (Anders STAKE, Hallbus Totte MATTSSON et Bjorn TOLLIN) et leurs deux « païennes » finlandaises (Sanna KURKI-SUONIO et Tellu PAULASTO) ont décidé d’enfoncer le clou dans leur réinterprétation ténébreuse du folklore scandinave.
Les traitements sonores (amplification, distorsion, saturation…) infligés aux luths, fiddles, flûtes, vièles à roue, tambours sur cadre, percussions, littéralement tirés à hue et à dia, donnent à ce répertoire nourri de tradition nordique des teintes gothiques, une sensibilité rock et une sensation technoïde dont les reliefs insidieux sont encore plus soulignés dans Trä.
Dès les bourdonnements introductifs et les frappes régulières de tambour de Tass’on nainen, on subodore qu’un orage se prépare : des voix féminines chantant un sabir déstabilisant se font entendre tout doucement puis montent progressivement le ton, après qu’une cornemuse a étalé ses déchirures. La menace approche, et l’auditeur candide n’a pas d’autre choix que de trembler.
Le ton se fait derechef plus incisif avec Min Skog, introduit par un bruit de moteur de moto prête à démarrer, puis de furieuses percussions tribales envahissent le paysage. Fiddle et vièle à roue saturée font se manifester quelque créature au chant aigri (impressionnant Anders STAKE) avant que les frappes de tambour ne s’ajoutent au raz-de-marée sonique. Puis la moto freine brutalement.
Le ton « heavy folk » continue avec un VargTimmen dynamique et secoué, le chant imposant d’Anders STAKE alternant avec les envolées ensorcelantes des deux choristes finlandaises, ponctuées de riffs aiguisés et d’aboiements sortis de quelque chaudron animiste. Et au loin un loup-garou hurle sa victoire…
Fondé sur un dialogue enjoué entre le fiddle et la vièle à roue, SkrauTval invite à danser sans retenue dans une clairière forestière au clair de lune. Bien qu’écrit par Tellu PAULASTO, c’est paradoxalement le seul morceau sans chant, mais la voix de la chanteuse fait un passage, comme émanant d’outre-tombe…
La tonalité folk-rock fait encore des siennes sur Pornopolka (ben quoi ?), où il est question d’une femme lançant un sort magique sur un homme pour qu’il tombe amoureux d’elle. À en juger par le rythme sautillant et le chant chahuteur, ça a l’air urgent !
Avec sa mélodie étourdissante au fiddle, Saglaten conjugue également la polska au rock aigre, s’achevant sur un assourdissant chorus de vièle saturée sur lequel tournoie le chant halluciné de Sanna KURKI-SUONIO. C’est typiquement le genre de morceau aux effluves doucereuses qui s’empare des esprits pour ne plus les quitter.
Face à un tel déballage de manifestations primales, HEDNINGARNA sait aussi calmer le jeu. Gorrlaus montre une face plus amène avec sa mélodie enjôleuse, mais les chanteuses ont une suspecte tendance à la pâmoison… Tappmarschen s’inscrit lui aussi dans une tonalité plus intimiste ; Tellu PAULASTO y entonne une triste histoire d’amour perdu.
Et c’est avec des accents de ballade caressante que débute Tina Vieri, mais l’anxiété prend bientôt possession des voix féminines, qui prennent alors un ton déchirant tandis que les instruments (luth, cornemuse) s’ébrouent. Puis c’est la décrue climatique, la douleur est passée et se fond dans le flux rassérénant d’un ruisseau, fin de l’histoire et du disque…
Auparavant, HEDNINGARNA a eu le temps de pratiquer sur l’auditeur un envoûtement sauvage. Introduit par des anhélations animalières et une frappe régulière de tambour, lente et solennelle, Raven distille une hypnose venimeuse. La voix basse, voire sépulcrale d’Anders STAKE y injecte quelque sombre incantation que les chanteuses entrecoupent de glaçantes et néanmoins languides envolées vocales mises en boucle sur fond de vièle ronronnante. Et toujours ces anhélations de plus en plus gourmandes… Sommes-nous encore parmi les humains ?, se demande l’auditeur avant de succomber à la contamination de cette douce morsure qu’il n’a pas senti venir…
Cette sensation d’avoir pénétrer dans un autre monde, voire dans un infra-monde, est confirmée par Tuuli, dans lequel, outre les suppliques vocales des chanteuses, se font entendre de sépulcrales incantations aux relents chamaniques : c’est du « joik », du chant traditionnel du peuple sami (lapon), interprété par une pointure masculine du genre, Wimme SAARI en personne ! Ainsi HEDNINGARNA nous bascule-t-il d’une dimension parallèle à une autre…
Trä est un sans-faute : pendant trois bons quarts d’heure, les « Païens » nous immerge de manière infaillible dans un univers polyvalent, antique, surréel, sépulcral et illuminé tout à la fois. On en ressort avec l’impression de s’être reconnecté avec des forces intérieures refoulées qui, par la magie sonore « hedningarnienne », ont trouvé à s’épanouir…
Stéphane Fougère