KIMYA ENSEMBLE – Between Mist and Sky
(Concerts de Vollore / Urborigène / Inouïe Distribution)
S’est-on déjà demandé ce qu’il y avait « entre la brume et le ciel » ? Cette expression énigmatique, le KIMYA ENSEMBLE en a fait le titre de sa toute première réalisation discographique, comme une façon de situer son discours musical en dehors des étiquettes stylistiques usuelles. On peut y voir une évocation par la métaphore d’un espace, en l’occurrence sonore, dont l’horizon serait sculpté dans les grandes largeurs (le ciel) et mis en relief par un jeu d’ombres diaphanes (la brume). Et la brume, on le sait, est aussi insaisissable qu’elle est multiforme. Il en est de même de l’univers musical du KIMYA ENSEMBLE. Cette formation en quartette rassemble effectivement des instruments acoustiques que l’on n’a guère eu l’habitude d’entendre jouer ensemble jusqu’à présent puisqu’ils proviennent de traditions a priori très éloignées.
On devine bien évidemment un ancrage dans cette partie du monde qui sert de carrefour entre le continent européen et le continent asiatique. Mais ce qui caractérise le KIMYA ENSEMBLE, c’est moins la revendication d’un ancrage strictement défini qu’un (re)déploiement de pratiques musicales ancestrales dans un univers qu’il s’est mis en tête de défricher. Cela ne veut pas dire que les musiciens viennent de nulle part. Au fondement du KIMYA ENSEMBLE se trouvent Amir AMIRI, un joueur de cette cithare sur table à cordes frappées que l’on nomme santour, très diffusé dans le Moyen-Orient et en Inde, et Olivier MARIN, qui alterne deux instruments à cordes frottées européens, l’alto (descendant du rebec médiéval) et la viole d’amour, dont les origines se situent entre la Renaissance et l’Époque dite moderne. Les deux musiciens ont déjà croisés leurs cordes au sein de l’ensemble contemporain montréalais KAMAAN, qui explorait déjà les points de ralliement entre la tradition savante perse et les musiques européennes baroque et médiévale.
Avec le KIMYA ENSEMBLE, ils continuent leur exploration d’un répertoire occidental transfiguré par les quarts de ton typiques des musiques orientales et l’extrapole en y ajoutant cette fois la finesse complexe des cycles rythmiques indiens. Pour ce faire, AMIRI et MARIN ont convié le musicien multidirectionnel Roméo MONTEIRO, compositeur, improvisateur, expérimentateur et grand passionné de la culture carnatique (Inde du Sud), qui étale dans le KIMYA ENSEMBLE un bel assortiment de percussions digitales du sous-continent indien (pakhawaj, mridangam, kanjira), mais aussi moyen-orientales (bendir turc, riqq) et même portugaise (cana rachada). Et pour maintenir l’équilibre Orient-Occident, le violoncelliste originaire du Colorado Andrew BRIGGS a été également convié à prendre part à cet étonnant dialogue interculturel.
Les sept compositions que renferme l’album Between Mist and Sky illustrent admirablement l’esprit nomade du KIMYA ENSEMBLE en même temps qu’elles témoignent d’un profond respect pour les cultures auxquelles il s’abreuve. Hommages sont ainsi rendus à plusieurs grands maîtres spécialistes du santour, comme le musicien kurde-iranien Ardavan KAMKAR (du fameux ensemble du même nom) dans Raghs Bâd, le compositeur iranien Faramarz PAYVAR dans Habib et le « pandit » du santour indien récemment disparu Shivkumar SHARMA (Madhuvanti, nom d’un célèbre raga).
À l’autre bout du spectre culturel du KIMYA ENSEMBLE, on trouve une adaptation originale des Folies d’Espagne, cette pièce inspirée d’une danse d’origine portugaise (aussi nommée La Folia) du XVe siècle, revisitée entre autres par le compositeur et gambiste de l’époque baroque Marin MARAIS et que s’est réapproprié l’altiste irlando-écossais Garth KNOX dans son album D’Amore (2008, ECM).
Tout aussi impressionnante est cette adaptation des Danses de Maramaros de Béla BARTOK, déjà popularisée par le célèbre groupe folk hongrois MUZSIKAS, et ici tout bonnement baptisée Maramaros.
La géographie musicale traversée par le KIMYA ENSEMBLE est assez vaste, et les ponts qu’il a conçus entre les différentes cultures et répertoires mettent en évidence les valeurs d’échange et d’enrichissement mutuel entre les traditions d’Occident et d’Orient. Loin de faire dans l’exposition muséale, le KIMYA ENSEMBLE affiche cependant sa contemporanéité en présentant des arrangements originaux et revivifiants qui ont nécessité de modifier un tant soi peu la lutherie du groupe. Ainsi le santour d’Amir AMIRI a-t-il été pourvu de ponts mobiles afin d’aller par-delà la structure modale propre à la musique savante persane, de changer d’accordage et de jouer sur différents modes plus rapidement et donc d’élargir ses possibilités en termes d’interprétation et de composition. De même, l’alto d’Olivier MARIN est devenu un instrument hybride contemporain après avoir été doté de sons médiums-graves, en s’inspirant des codes de la lutherie italienne du XVIIe siècle, et bénéficie d’une palette lyrique plus étendue.
Certains trouveront ces modifications instrumentales et ces appropriations culturelles assez démoniaques, d’autres y verront tout simplement la conséquence d’un processus de transformation alchimique. Ils n’auront pas tort, puisque le nom que s’est choisi ce quartette, KIMYA, a des résonances précisément universelles. Le terme « kimya » se retrouve dans les traditions arabe, iranienne, azérie, grecque… et signifie, comme on pouvait s’en douter, « alchimie ». Ça ne signifie probablement pas que les musiciens du KIMYA ENSEMBLE roulent sur l’or, mais que les auditeurs curieux et avisés trouveront assurément dans Between Mist and Sky de fort belles pépites qui défient le temps !
Stéphane Fougère
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