Laos : Molams et Mokhènes – Chant et orgue à bouche
(Inédit)
Lam et khène : ces deux termes représentent à eux seuls l’essence de la culture lao ; ils en sont ses signes de distinction identitaires. Resté encore très populaire aujourd’hui, le lam est une forme poétique de chant alterné improvisé bien que possédant ses règles et ses formules. (Le terme lam est surtout utilisé dans les provinces du sud et du centre du Laos ; au nord, ce genre vocal est nommé « khap ».) C’est un chant de cour d’amour exécuté en diverses occasions de la vie quotidienne, telles qu’un mariage, une veillée funèbre, un accouchement, une fête monastique, le battage du riz, une pendaison de crémaillère, lors d’un jeu de séduction ou dans un moment de solitude. D’autres sujets peuvent cependant être développés, de nature mythologique, historique, morale, voire sociale.
De tradition orale, le lam revêt à la fois un caractère sérieux et comique, poétique ou provocateur. Son interprète, le « molam », doit posséder une grande force expressive, alterner le chanté et le parlé, user d’un style syllabique riche en contrastes et en mélismes. Parole, musique et geste sont étroitement imbriqués dans l’art du lam, aussi son apprentissage se fait-il tant à l’oreille qu’à l’œil. Fruit d’une oralité poussée à un haut degré de raffinement, le lam est par contre incompatible avec l’écrit. Cet art vocal est traditionnellement accompagné par un khène en solo ou par un orchestre.
On imagine mal au Laos la moindre cérémonie ou fête sans cet instrument emblématique national qu’est le khène. Ses origines font l’objet de plusieurs légendes. L’une d’entre elles raconte comment une jeune veuve lao, séduite par le chant d’un oiseau, se mit à construire un instrument qui lui permettrait de reproduire ce son. Elle attacha plusieurs bambous ensemble et fit entendre le son de son instrument au roi, lequel ne se contenta pas d’entendre un son, si beau soit-il, et demanda à la veuve de lui jouer aussi des mélodies, ce qu’elle fit. Le roi lui dit alors « Gnanh khène air. » (« C’est beaucoup mieux ! »). D’où le nom de l’instrument…
Dans une autre légende, c’est un fils de paysan qui avait taillé des bambous de grandeurs variables, lesquels mugissaient sous la pression du vent, qui soufflait alors très fort dans la forêt où il habitait. Attirés par ces sons fantastiques, le roi et la reine demandèrent au jeune homme de jouer pour leur fille qui était malade. Le garçon fabriqua alors avec des roseaux une version réduite de cet assemblage de bambous et les sons qu’il en tira en soufflant dedans eurent pour effet de guérir la princesse, laquelle tomba évidemment amoureuse de lui et l’épousa…
Les deux histoires mettent en évidence l’effet que procure l’écoute des sons du khène, à la fois envoûtants et curatifs. Ancêtre de l’harmonica et de l’accordéon, cet orgue à bouche est constitué de 16 à 18 tuyaux mélodiques en roseaux ou en bambous juxtaposés et disposés en deux rangées parallèles. Chaque tuyau est pourvu d’une anche libre (languette métallique) fichée dans une encoche. Assemblés par paires de longueur égale et dans un ordre de grandeur décroissant, les tuyaux sont insérés dans un corps central en bois muni lui aussi d’un orifice. Il fait ainsi office de chambre à vent, de réserve d’air alimentée par une soufflerie… qui n’est autre que la bouche du musicien, le « mokhène ». La vibration des anches libres, placées à hauteur de soufflerie, n’est possible que lorsque le mokhène obture avec ses doigts les trous mélodiques percés sur chaque tuyau à hauteur des doigts. La vibration se fait par inspiration ou par expiration et créé un épais son continu, un bourdon permanent. Il existe plusieurs tailles de khènes, mais plus les tubes sont longs, plus le registre est bas, et plus il faut de force respiratoire.
Dans le cadre du lam ou du khap, le rôle du mokhène est de suivre, de ponctuer et de mettre en relief la voix du molam. Il peut toutefois montrer sa dextérité lors des préludes improvisés, dans lesquels il introduit progressivement le thème mélodico-rythmique (sur lequel le molam sera amené à s’exprimer), et qu’il a pour charge de développer et de décorer. C’est pourquoi une pièce peut être sujette à de nombreuses variantes. Le nom donné à un lam ou un khap peut être fonction de son origine géographique, régionale ou ethnique.
Paru sur le label Inédit, Laos : Molams et Mokhènes – Chant et orgue à bouche, a été enregistré « in situ » au Laos par l’ethnomusicologue Véronique de LAVENÈRE, qui a rédigé le livret de quarante pages (consultable sur ordinateur sous forme de fichier pdf) contenant une foule d’informations sur la musique des molams et des mokhènes et sur les pièces sélectionnées.
Les artistes réunis pour cette occasion – quatre molams, six mokhènes et un percussionniste, provenant de Vientiane et de Paksé – représentent les différentes régions laotiennes, sans pour autant faire preuve d’exclusive. Si la formule dominante est celle d’un molam accompagné par un mokhène, les pièces de chant alterné font évidemment intervenir deux molams pour un seul mokhène, jamais deux ; sans doute parce que la puissance sonore d’un seul khène est déjà impressionnante, et que deux khènes auraient pu « voiler » les chants au-delà du raisonnable. Chaque pièce chantée offre l’opportunité d’apprécier les timbres des molams et la subtilité de leurs joutes vocales.
Le répertoire de ce CD, joué peu ou prou par les mêmes artistes à la Maison des cultures du monde dans le cadre du Festival de l’Imaginaire en 2009, propose une sélection de lams parmi les plus célèbres du Sud, comme le Lam Saravane, le Lam Siphandone, le Lam Khonesavane ou le Lam Pouthay ; quelques lams provenant de la plaine de Vientiane et de la vallée du Mékong au Centre (Lam Deune, Lam Kone, Lam Long…), et des khaps issus des provinces du Nord (Khap Xieng Khouang I & II, Khap Samneua).
Un khap de Luang Prabang est exceptionnellement accompagné par un groupe de xylophones, de gongs et de cymbales et une vièle (l’Ensemble Mahori). Deux courtes pièces instrumentales, Lom Phat Paï et Lam Teuil, offrent les seules possibilités d’entendre trois khènes simultanément. Signalons également dans ce répertoire d’un « lam à part », le Lam Pheune, une pièce jouée originellement lors de la cérémonie des esprits, et qui est soutenue par un khène, un tambour et des cymbales.
Ces formes d’expressions communautaires et villageoises laotiennes ont une place à part dans les traditions du Sud-Est asiatique et restent de ce fait peu connues en Occident, même d’un public dit spécialisé. Néanmoins, les oreilles un tant soi peu réceptives devraient être titillées par les « jeux de bouches » enjoués et raffinés que recèle ce CD.
Stéphane Fougère
Label : https://boutiqueenligne.maisondesculturesdumonde.org/
(Chronique originale publiée dans
ETHNOTEMPOS n°42 – printemps 2009,
et remaniée en 2023)