Laurent PERNICE – Il y a les ombres
(Le Label Beige)
Laurent PERNICE – Presque Nature Musiques immobiles 26-30
(Taâlem)
Priez pour nous, pauvres chroniqueurs ! Laurent PERNICE finira un jour par avoir notre peau. Pas de pot pour votre chroniqueur dévoué en partance prochainement pour Pau et qui vient de recevoir son tout nouveau disque. Il nous fallait bien une telle surprise de sa part, alors que l’automne est là, parsemant ses couleurs grisâtres et mélancoliques, pour nous souvenir à quel point Laurent est un musicien caméléon, un artiste hors-norme. Ses précédents disques, chroniqués par nos soins, témoignent de sa folle créativité, de son inspiration sans limites, décrivant des mondes aux paysages sonores obliques et multiples. Laurent PERNICE est un poète-humaniste-mutant dans un monde dévasté, où les villes s’écroulent dans l’obscurité contaminée par la peur et le chagrin.
Il y a quelques mois à peine, sur le fameux Label Beige d’Olivier DEGARDIN, il avait sorti un album intense et sombre, hymne aux rythmes rock et électro, avec une multitude d’invités prestigieux. Nous retrouvons par exemple, Laura GUARRATO de MAGMA (voix sur le titre La Nuit Venue), le fidèle Jacques BARBERI de PALO ALTO (nous lui devons notamment ses « genetically modified sax » ou ce « hunting horn »; il joue aussi de la trompe tibétaine), Christophe PETCHANATZ de KLIMPEREI (il joue du « subliminal synth » sur Lumières Ecarlates) ou Nicolas DICK de KILL THE THRILL (guitare lapsteel sur deux titres). Pour les textes, qui sont téléchargeables sur le site du label, nous noterons la participation de l’écrivain Alain DAMASIO, de Black SIFICHI, de Rem KOOLHASS, de Judith JUILLERAT et d’Héloïse BREZILLON.
Il y a les ombres contient onze titres dont un a été utilisé pour la « soundtrack » d’un film de Nicolas BURLAUD. Ce disque réserve de très beaux moments. C’est un album assez rock, très sombre, avec des sons électroniques et des ambiances oppressantes, et marqué par cette volonté de recherches sonores, allant vers les dissonances, où les instruments semblent parfois à l’agonie (Once a Week, Comme une étrange parenthèse, The Lament of Lar Gibbons)
L’intro de Dans la Forêt, nous plonge sans perdre une seconde dans un décor angoissant avec PERNICE seul au commande (« field recording », programmation, divers instruments). Le titre suivant, ProvidenZand, avec un texte hallucinant de DAMASIO, prolonge cette ambiance « dark », menaçante, saupoudrée d’une tension latente marquée par un sentiment d’urgence dans la voix de DAMASIO, la musique hypnotique, les percussions tribales et métalliques.
Imprégnée également d’une ambiance hantée et sombre, La Nuit venue, est marquée par le jeu dément de Jacques BARBERI avec son « hunting horn » rugissant et obsédant (rappelant parfois certaines pièces de l’allemand Peter FROHMADER) et des voix fantomatiques.
Nous changeons d’ambiance avec The Orbitary Satellites où Laurent est accompagné de Judith JUILLERAT (texte, voix, synthé analogique). C’est un titre électronique et « space », s’envolant lentement dans les airs au rythme d’un battement de cœur avec la voix de Judith qui surgit tel un rêve. Du titre Once a Week, nous retenons le son de basse très « cold » et la prestation de Black SIFICHI qui se révèle être un incroyable conteur, totalement possédé par son texte. Circumstances of Happiness est auréolé d’un voile brumeux accentué par la voix, les murmures de Judith JUILLERAT.
La Ville Générique, de nouveau avec l’écrivain DAMASIO sur un texte de haut niveau de Rem KOOLHAAS (architecte néerlandais né en 1944) fait penser au projet SCHIZOTROPE avec DANTEC et PINHAS. Musicalement, ce morceau fait partie des plus réussis de l’album.
Il y a les Ombres, avec Nicolas DICK et Héloïse BREZILLON, est un morceau assez rythmé qui dégage cependant une atmosphère fantomatique, de terreur, de cauchemar. Le texte impressionnant d’Héloïse (« Il y a cette pièce et autour il y a les ombres ») ajoute un sentiment terriblement inquiétant.
À l’inverse, le dernier titre, Lumières Paradoxales, nous transporte vers de la musique plus contemporaine et « ambient » où Laurent (« programming, metallic lampshades ») et Christophe PETCHANATZ (« subliminal synth ») distillent une ambiance lente, nocturne, très lancinante et aux fragrances savoureusement world et orientales.
Il y a les Ombres est, vous l’aurez compris, un disque passionnant, aux atmosphères de fin des Temps et aux textes plutôt recherchés.
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Le 7 novembre est paru son nouveau disque intitulé Presque Nature – Musiques immobiles 26-30 et, comme son titre le laisse présager, nous écoutons de la pure musique « ambient ». Nous changeons donc de décor par rapport au précédent disque. Presque Nature sort sur le label belge (et non Beige!) Taâlem (notons que la version digitale comprends deux titres supplémentaires) et propose de suivre le compositeur multi-instrumentiste (synthés, piano, gong, bells, jingo…) lors de ses divers périples propices à des « fields recordings ».
Ce disque a été enregistré, composé et mixé entre 2012 et 2022. Il poursuit ce qu’il a entrepris dès la fin des années 1980, en mettant en avant le concept étonnant de musiques immobiles. Laurent s’explique: « Je compose des musiques immobiles depuis l’époque de mon premier disque. Il faudrait plutôt dire j’incompose… Dans mon esprit, les musiques immobiles ne se composent pas, elles se font par hasard… Il suffit de laisser aller ses mains sur un instrument, laisser aller son imagination pour ajouter une note à la suite d’une autre, au hasard de son jeu, de son émotion… »
Laurent PERNICE rejoint la philosophie de John CAGE et de Brian ENO. Il affectionne les joies du hasard. Voilà donc l’esprit qui domine ce disque qui propose cinq pièces, véritables appels aux voyages permettant en à peine une heure de se transporter du Vanuatu (sur la côte ouest de l’île d’Esperitu Santo) à La Ciota, dans les marais du Vigueirat près d’Arles et dans la forêt d’ Hardalot près de Boulogne-sur-Mer pour assister au lever du soleil.
Nous débutons avec Six Jours (2012) qui commence presque comme un rappel à la musique de HELDON avant l’arrivée de sons tribaux à la Steve ROACH. Totalement dépaysant, ce morceau mystérieux nous entraîne au cœur de la forêt de l’île d’Esperitu Santo avec sa faune extraordinaire. Aussi Loin, tout aussi intriguant, donne l’impression que nous sommes dans un temple oublié en partance pour une procession, mais en fait, nous sommes en Camargue.
C’est l’occasion d’entendre les piaillements d’oiseaux en voie d’extinction sur une musique totalement contemplative, d’élévation de l’esprit où Laurent joue de la cymbale chinoise (« jingbo »).
Lever du Jour 1 est un hommage au compositeur Carlos GESUALDO (le sixième livre de madrigaux datant de 1611) contenant des sons de la nature enregistrés en 2015 à la réserve naturelle de Vigueirat en Camargue. Il s’y dégage une ambiance évanescente où le crépuscule cède la place à l’aube.
Un Rêve Subaquatique avec des « undercover recordings » de 2011 à la Ciotat est une plongée fantastique dans les profondeurs des fonds marins, bercée par quelques notes éparses de piano à la ENO (Music for Airports)... Quand l’eau rencontre l’air ! Avec Lever du Jour 2, nous partons ensuite pour le Pas-de-Calais, avec des enregistrements de 2012 réalisés aux environs de 5h du matin à l’orée de la forêt d’Hardelot (une forêt domaniale abritant une faune et une flore exceptionnelles). Sur ce dernier titre, nous retrouvons un côté processionnel annonçant un nouveau jour, de nouvelles aventures.
Car ce disque est une aventure totale. La musique « ambient » de Laurent est un poème clair-obscur, source de secrets, de rêves, d’imagination, de ravissement, de conscience et de connexion avec les éléments de la nature. L’homme et la nature ! À part la présence de Px HAL qui joue du fujara (longue flûte percée de trois trous, originaire de Slovaquie) sur le premier titre ou de quelques notes de piano sur le titre aquatique, Laurent a mis à l’honneur les sons d’oiseaux. Ces derniers l’ont inspiré pour des improvisations à la contrebasse, aux percussions de type cloches. Pour lui, les vrais solistes de ce disque sont les oiseaux, les grenouilles, le souffle du vent, les pierres qui roulent au fond de la mer.
Cet album est merveilleux et crépusculaire… Un ultime chant d’amour pour une planète agonisante.
Ces pièces immobiles sont des odes à la nature, « au temps immobile et infiniment plus long que ce rythme effréné imposé par nos sociétés productivistes ».
Ainsi donc, avec ces deux albums sortis à quelques mois d’intervalle, vous avez la possibilité de découvrir un musicien aux multiples visages. Nous avons deux albums, aux ambiances différentes mais toujours guidés par cette envie de surprendre, d’aller de l’avant et de mélanger les genres.
Qu’il soit accompagné par une bande de stratèges obliques vénéneux ou quasiment seul, Laurent PERNICE ne peut laisser indifférent. Son œuvre en solo est un manifeste à la liberté et à une créativité infinie, exemplaire.
Cédrick Pesqué
Site : https://www.laurent-pernice.fr/
Page : https://taalem.bandcamp.com/
Label : Musique | Le label beige




