L’Underground musical en France – Éric DESHAYES / Dominique GRIMAUD
(Le Mot et le Reste)
La déflagration soixante-huitarde a certes suscité des vocations d’empêcheurs de penser en rond, mais les maisons de disques et la machine médiatique ne se sont pas ouvertes plus que ça aux artistes tentés par l’expérimentation. Alors ceux-ci sont entrés en résistance comme d’autres dans le maquis ; ils ont pris des chemins de traverses pour jouer les musiques qui vont avec, ont fondé leurs propres labels, réseaux, circuits de diffusion et de promotion… et ont connu toutes les galères qui vont avec. C’est cette histoire picaresque que nous raconte L’Underground musical en France.
Déjà auteur du précieux Au-delà du rock chez le même éditeur, Éric DESHAYES s’est adjoint le concours de Dominique GRIMAUD, acteur de cette contre-culture sonique avec les groupes CAMIZOLE et VIDEO-AVENTURES et quelques productions solo (Ragtime, Slide…), et actuel directeur de la collection les Zut-O-pistes du label Gazul. On lui doit aussi le livre-collage Un certain rock (?) français, qui fut en quelque sorte le « brouillon » du présent ouvrage.
Au lieu de construire un sommaire par entrées alphabétiques de groupes comme dans Au-delà du rock, DESHAYES et GRIMAUD ont ici privilégié une approche par thèmes et regroupé les biographies de divers groupes et artistes au sein d’un même chapitre. Après une longue introduction consacrée à l’Histoire des maquis sonores français, qui nous replonge dans le bain culturel et socio-politique des années 1960 et retrace l’évolution de la french culture underground jusqu’à aujourd’hui, les diverses orientations musicales de cette marginalité artistique sont passées en revue chapitre par chapitre.
Du Jazz désaxé à l’Anar rock en passant par l’Électronique Guérilla, les Sillons alternatifs, la Pataphysique cantique et les Chants-sons de traverses, c’est toute une jungle multidimensionnelle qui est ici défrichée et aérée, dévoilant des pans de la création marginale made in France dont on n’avait à peine idée et dont, au mieux, on avait vaguement entendu parler.
De fait, L’Underground musical en France est en quelque sorte le « livret » complémentaire au coffret de trois CD Trente ans d’agitation musicale en France, édité par Spalax en 1998 (et chroniqué dans TRAVERSES n° 2, ce qui n’est pas pour nous rajeunir…). À ce titre, la parution de cet indispensable ouvrage comble un sacré vide documentaire sur la question en livrant une myriade d’informations sur les musiciens, managers, journalistes tourneurs, etc., qui ont œuvré pour l’expansion de ces musiques dans l’hexagone. L’underground français n’est pas une clique mais une nébuleuse, et il y en a en principe pour tous les goûts (psychédélique, free jazz, chanson décalée, zeuhl, rock in opposition, punk-noise…), à condition qu’ils soient libertaires et expérimentaux.
C’est peut-être cette prise de position de base qui a empêché que soient évoqués certains groupes de renommée tout aussi marginale mais aux orientations plus communément jazz-rock et rock progressif, musiques sans doute perçues comme plus « bourgeoises », (où sont les MASAL, ASIA MINOR, SHYLOCK, TERPANDRE ou SHUB NIGGURATH déterrés jadis par Musea ?, les DÜN, ESKATON et ARCHAÏA exhumés par Soleil Zeuhl ?). De même, certaines approximations expéditives (notamment dans les paragraphes consacrés à CLEARLIGHT ou MAGMA qui, certes, n’est pas le plus marginal des groupes…) laissent entendre que certaines inclusions ont été « forcées »…
En revanche, on y découvre des formations vraiment obscures de chez Obscur. Franchement, des groupes comme CROUILLE MARTEAU, LES LAPINS BLEUS DES ÎLES, ALBERT ET SA FANFARE POLIORCÉTIQUE, INDESCRIPTIBLE CHAOS RAMPANT, LE GRAND BERTHOULET ET SES PÉQUENOTS FLIPPANTS, vous en trouvez des bootlegs tous les jours sur Trader’s Den ou Dimeadozen ?
Un sacré travail de recherche a en tout cas été mené pour élaborer les biographies de formations qui n’ont parfois laissé aucune trace discographique. L’anecdotique y est privilégié parfois au détriment de la description musicale, le compte-rendu factuel y domine plutôt que le parti-pris subjectif, sauf par endroits, mais les efforts déployés pour dépeindre la diversité et l’amplitude des pratiques musicales novatrices en France des années 1960 à nos jours méritent d’être chaleureusement salués.
À l’heure où certains ont prétendu vouloir « en finir avec l’héritage de mai 68 », d’autres, comme les auteurs de ce pavé de plus de 300 pages, ont jugé bon au contraire et à raison d’honorer un devoir de mémoire concernant le domaine de la création musicale née à cette époque, histoire de ne pas oublier d’où l’on vient et ce qui a été déjà fait. Ils montrent ainsi que la résistance artistique reste un sujet encore très actuel.
Stéphane Fougère
Éditeur : www.atheles.org/lemotetlereste
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°25 – mars 2009)
NDLR : Une nouvelle édition de cet ouvrage a été publiée en 2013 chez le même éditeur avec quelques pages supplémentaires.