MATS & MORGAN
On Air with Morgan ÅGREN

L’air de rien, depuis leurs premiers pas sur disque il y a un peu plus de dix ans avec le projet hommage ZAPPA’S UNIVERSE, Mats ÖBERG et Morgan ÅGREN, alias MATS & MORGAN, ont fait du chemin et peuvent, plus que jamais, revendiquer une identité propre, loin des comparaisons redondantes qui firent leur renommée en début de carrière. Des comparaisons qui, bien que très flatteuses, semblaient les miner de l’intérieur et leur couper l’herbe sous les pieds. C’était l’occasion ou jamais d’en apprendre davantage sur le parcours tumultueux mais exemplaire de ce duo infernal dont les concerts sont époustouflants d’énergie et de générosité (comme en témoignent leurs albums Live et On Air with Guests). Et c’est ce que TRAVERSES/RYTHMES CROISÉS a fait.
Entretien avec Morgan ÅGREN
STUPID BAGATELLE
Vous n’êtes pas sans savoir que dans de nombreux groupes de discussions sur le net abordant le sujet des musiques progressives et / ou autres, on parle beaucoup de vous, souvent en termes élogieux, parfois en mal. Ces réactions épidermiques sont sans aucun doute motivées par votre énergie, votre entrain et votre grande dextérité musicale. Ce qui peut s’y dire vous intéresse-t-il ?
Morgan ÅGREN : Je n’en ai jamais lu un seul de ces commentaires. J’ignore même jusqu’au fonctionnement de ces groupes de discussions.
Que répondez-vous aux personnes qui vous accusent d’être démodés et sans originalité, sans avoir pour autant suivi les pistes de vos influences et origines respectives ?
MA : Personne n’a besoin de piocher dans nos influences pour nous écouter. Il n’y a aucune donnée que je voudrais livrer prémâchée à notre audience. On joue juste ce que NOUS aimons, et c’est tout. Je me fiche de l’opinion des autres. Bien entendu, c’est toujours très plaisant de savoir que l’on arrive à toucher d’autres personnes par le biais de notre musique ; c’est fantastique. Quand quelqu’un compose et joue quelque chose qu’elle ou il aime vraiment, et quand ça touche des gens… C’est génial, et puis voilà ! Nous n’essayons pas de vendre quoi que ce soit, ni non plus de jouer ce que d’autres personnes voudraient que l’on joue…

WHAT’S THAT GUYS NAME ?
Tous ceux qui se sont intéressés de près ou de loin à votre musique savent que vous avez eu le grand privilège de jouer sur scène avec Frank ZAPPA. Par conséquent, la parenté paraît du coup assez évidente, ce qu’elle fût peut-être déjà avant même que vous ne jouiez avec lui. Mais jusqu’à quel point pensez-vous que sa musique vous ait influencé ?
MA : Du plus grand au plus petit degré d’influence. Je pense que notre musique, à Mats et à moi, a beaucoup évolué ces trois dernières années. L’impact qu’a pu avoir la musique de Frank sur nos compositions n’est plus ce qu’elle était, bien au contraire. Frank a été une influence majeure, c’est certain – et elle l’est toujours – mais les choses changent ; aujourd’hui, j’écoute plutôt des artistes comme SQUAREPUSHER, TORTOISE, APHEX TWIN et tout ce qui s’en approche, ces dernières années en tout cas beaucoup plus que du ZAPPA. J’ai grandi avec lui mais je ne l’écoute plus comme je le faisais il y a quinze ans.
De plus, quand je compose, je ne cherche pas particulièrement à y intégrer son approche. Il y a par contre encore des signes de cet esprit dans la musique que compose Mats, pas toujours mais parfois (et sans que cela soit intentionnel). Mais ce truc, ce « ça ressemble à », c’est purement subjectif je pense. Déjà, entre eux, les albums de Frank ne se ressemblent pas vraiment, alors que faut-il dire ? Qu’est ce qui sonne comme ZAPPA ? J’aime beaucoup Hermeto PASCOAL, UNIVERS ZÉRO, KING CRIMSON, MAHAVISHNU ORCHESTRA, XTC et les BEATLES aussi. Il y a un nombre incalculable d’influences. Sur notre dernier disque, On Air with Guests, il n’y a plus beaucoup de références conscientes ou inconscientes à l’univers de ZAPPA. Notre musique est bien plus axée sur le groove que ne l’était la musique de Frank.
Je suis tout à fait d’accord avec vous. Cette approche vous rend plus accessible que précédemment, et en somme ce n’est pas plus mal puisque cela pourrait vous aider à accrocher plus d’auditeurs potentiels.
MA : C’est sans doute vrai, mais ce n’est pas une direction dictée par une décision mercantile ; on le fait parce qu’on aime ça !
Vous parliez d’APHEX TWIN et d’autres influences… Même si c’est derrière vous à présent, j’aurais souhaité vous toucher un mot à propos de The Music or The Money… qui représente pour moi votre meilleur disque (si je dois être sincère avec vous, je devrais vous avouer que je n’arrive pas à départager vos albums, quoi que la seule chose dont je sois sûr, c’est que Radio Da Da serait sans doute en queue de peloton… mais c’est une autre histoire). Ce double album propose deux disques sous la tutelle respective de Mats, pour le premier, et de vous-même, pour le second. Ce dernier m’a toujours fait songer au travail effectué au synclavier, fin des années 1980, par ZAPPA (désolé de revenir avec ça), comme sur Jazz from Hell par exemple.
MA : Pour ce disque, je suis d’accord, surtout quand je repense à certains titres. Mais là encore, ce ne fût pas du tout prémédité. L’album s’est fait au fur et à mesure. Mais bon, je pense que jusqu’à un certain degré, toute musique programmée aura, tôt ou tard, un air de famille avec d’autres musiques du même genre. Vous savez, le fait qu’une musique soit jouée par une machine peut lui apporter du piment ; c’est même arrivé à KRAFTWERK. Si je sélectionne un son de piano digital sur mon clavier et que je me déchaîne dessus de manière complètement aléatoire, il y a de grandes chances pour que certains passage puissent ressembler aux travaux de Frank dont nous parlons.
Cela étant dit, c’est vrai qu’un morceau comme Q (sur le disque Morgan) ressemble effectivement aux travaux de ZAPPA au synclavier, mais j’ai voulu le garder tel quel. C’est comme un hommage à son formidable travail réalisé par le biais de cette technique. En fait, si je devais encore m’écouter un disque de ZAPPA aujourd’hui, je me tournerais vers ces disques-là précisément. J’aime ce qu’il a fait au synclavier. Et le reste aussi d’ailleurs !
Vous avez en commun non seulement ce second degré, mais aussi, bien sûr, l’habileté, certaines formes d’écriture, et peut-être même des traces de sa légendaire « continuité conceptuelle » (je fais référence à votre titre Advokaten et ses nombreuses réinterprétations). J’en ai loupé d’autres ?
MA : Euh, je ne sais pas. Je n’y avais même pas pensé…
Concrètement, pour réaliser ce disque, vous vous y êtes pris comment ? Par ordinateur ?
MA : J’ai besoin d’un ordinateur ou d’un séquenceur pour composer. Presque tout ce que j’ai bien pu réaliser passe d’abord par un séquenceur. Mais quand on joue en concert, ou en studio, les parties jouées par le séquenceur sont remplacées par le groupe. Sur scène, nous n’avons jamais utilisés ces machines. Certains titres plus anciens générés aussi par séquenceur n’ont jamais fait l’objet d’une réinterprétation par le groupe. On les a donc publiés tels quels parce qu’ils donnaient très bien ainsi. Mais nous avons peut-être fait quelques « overdubs » aux instruments sur les parties jouées par la machine. J’ai besoin de sons qui fassent mouche pour pouvoir développer mes idées. Je ne sais pas jouer du clavier, donc je crée mes sons sur un sampler ; c’est ma manière de faire de la musique. En général, j’ai toujours besoin de passer par un intermédiaire (le séquenceur en l’occurrence) pour arriver à un résultat, ayant les idées bien en tête. C’est à ça que servent les samplers et les séquenceurs (mais l’inspiration est nécessaire).
READ MY THOUGHTS
Cette approche plus accessible que vous revendiquez aujourd’hui fera-t-elle partie intégrante de votre prochain album ?
MA : Oui, je pense.
Vous pourriez nous en dire un peu plus ?
MA : Je pense que tout ce qui est rythme et vecteur de groove dans notre groupe est quelque chose qui s’est développé naturellement, tout d’abord parce que notre bassiste (Tommy THORDSSON) a un sens du groove hors du commun que je n’ai jamais entendu ailleurs que chez lui. C’est groovy, mais en même temps terriblement puissant. Ce qu’il y a de bien, c’est que lorsqu’on se lance dans des rythmiques impaires ou d’autres encore plus compliquées et étranges, vous pouvez être sûr qu’il gardera ce feeling à la James BROWN dans son jeu ; ça coule de source. Ça n’a jamais l’air d’être compliqué, au contraire, ça passe comme une lettre à la poste ! J’ai joué avec de nombreux bassistes, mais personne n’arrive à sa cheville, compte tenu de mes critères personnels. C’est une grande joie et une grande sensation de liberté que de pouvoir jouer avec lui en tant que batteur. Et il est très clair qu’il a une perception très précise et très juste de comment doit sonner une batterie. Ça ne surprendra personne d’apprendre qu’il joue de la batterie lui-même, et il se défend plutôt bien !

Il n’y aura donc plus de chansons comme sur vos premiers albums ?
MA : Non.
Si je vous dis que vous êtes la meilleure chose qui se soit produite en Suède depuis le groupe de Lars HOLLMER, SAMLA MAMMAS MANNA, vous me répondriez quoi ?
MA : Je vous dirais merci !
Je suppose que leur travail a aussi été pour vous une grande source d’inspiration…
MA : Je n’ai jamais écouté du SAMLA, mais j’ai apprécié à leur juste valeur quelques essais solo de Lars HOLLMER.
Ça c’est vraiment étonnant ! SAMLA était quand même populaire en Suède, non ?
MA : Jusqu’à un certain point. Je ne sais pas vraiment. Ils étaient connus, oui, mais par un petit comité.
Et vous-mêmes ?
MA : Si nous sommes connus ? Eh ! bien, je crois que les gens nous ont vu des millions de fois lors de cette émission télé, et presque tout le monde sait tout ce qu’il faut savoir sur notre rencontre avec ZAPPA ! Au-delà de ça, peu de gens achètent nos disques.
Il y a quelques jours, un type qui passait au magasin de disques d’occasion où je travaille m’a demandé de lui filer quelque chose en provenance de Suède. Et ce qui passait précisément à ce moment-là comme musique de fond, c’était votre album en concert ! Et je lui ai dit que, justement, vous veniez de là-bas. Il ne m’a pas cru…
MA : Hmm, je me demande pourquoi ?
Peut-être s’attendait-il à un truc comme ABBA…
En écoutant votre dernier disque en date (On Air with Guests, classé meilleur album progressif de l’année 2002 par le site spécialisé GNOSIS sur http://www.gnosis2000.net)…
MA : Ah bon ? J’en ai entendu parlé mais je n’ai jamais eu de confirmation…
THE DIFFERENCE BETWEEN POWERFUL & LOUD
… nous sommes à même d’entendre tout l’éclectisme dont vous savez faire preuve dans votre approche de la musique. C’était déjà une composante primordiale de votre collaboration, tout au début, sur Trends and Other Diseases. Mais est-ce un but délibéré ou une fin en soi ?
MA : Pour l’éclectisme, vous avez raison ; j’aime un tas de choses qui n’ont absolument rien en commun, comme je peux aussi détester des trucs pourtant quasi similaires. À titre d’exemple, un de mes concerts les plus mémorables, c’était AC/DC il y a une bonne dizaine d’années, et je ne plaisante pas. Voir Malcolm YOUNG jouer de la guitare rythmique, c’était extraordinaire. Quel toucher ! Quel feeling ! Au moment du concert, je me souviens, je me surpris en train de penser : « mais pourquoi vouloir faire autre chose, c’est ça que je cherche… ». Bien sûr, ce n’était pas exactement le fond de ma pensée, mais c’est en général ce qui se produit quand vous êtes happé par la musique, au point de vous faire ressentir des choses dont vous n’avez généralement pas l’habitude, même si cela ne dure que quelques secondes. C’est ce que j’appelle l’impact ! Back in Black, For Those about to Rock, et tous les autres, ça avait une telle force… Deux ou trois fois par an, je m’envoie un petit AC/DC pour me rafraîchir l’esprit. J’ai beaucoup de respect pour eux. Le concert de Tom WAITS fût aussi un grand moment, tout comme les gitans de TARAF DE HAIDOUKS, qui font une musique tout bonnement incroyable. Ces trois artistes n’ont absolument rien à voir les uns avec les autres, pourtant je les adore.
Maintenant, en ce qui concerne notre but, si jamais il y en a un… Notre seul réel but serait de composer et jouer la musique qui nous plaît, et l’amener vers d’autres paliers, tant en forme qu’en fond. Je commence tout doucement à me lasser des vieilles habitudes, des approches ancestrales de faire de la musique. Pousse en moi l’envie de faire un truc nouveau qui sonne frais. Ça, ce serait un but à atteindre.
Mais, comme je vous disais, j’ai pu lire et entendre certaines personnes qui reprochaient à votre musique d’être vieux jeu. Même si cela vous est égal (moi aussi du reste), il n’y a pas une pointe d’orgueil chez vous qui vous pousserait à réagir ?
MA : Non, pas du tout, parce que, nous, on aime ce que l’on joue, et au diable ce que les gens peuvent bien en penser, d’où ça vient, d’où ça devrait venir, où ça devrait aller. J’aime énormément la musique des années 1970, et ça s’entend dans notre musique, mais c’est normal ; comme je viens de le dire, j’aime la musique des années 1970. Tant que c’est bon, peu m’importe d’où et de quand ça pourrait bien provenir. Faudrait pousser les gens qui parlent trop à être de temps en temps un peu plus créatif…
Et à ce propos, ça me fait songer à ceci : Tom PETTY raconta un jour qu’il avait vu Bob DYLAN se faire descendre par un gars lui disant, texto : « Vos nouvelles chansons ne sont pas aussi pertinentes que l’étaient vos vieilles chansons. » Ce à quoi DYLAN lui aurait répondu : « Eh! bien, moi j’écris des chansons, et vous, qu’est-ce que vous faites ? »
Pas mal, non ?
On m’a même rapporté que quelqu’un trouvait que votre musique ressemblait à une bande son de film porno. J’aurais bien aimé savoir lequel, car cela m’aurait sûrement intéressé…
MA : Génial ! Des films porno avec des lesbiennes j’espère ! Parfois je songe à faire des musiques pour jeux vidéo, notre musique pourrait s’y prêter je pense.
Dans votre vidéo, vous nous montrez une sélection tout à fait personnelle d’albums que vous recommandez parmi les artistes progressifs les plus renommés comme UNIVERS ZÉRO, Frank ZAPPA ou KING CRIMSON. Néanmoins, il me paraît intéressant de souligner que ceux que vous avez choisis étaient presque systématiquement ceux qui ont la production la plus claire et la plus soignée ; en tout cas, assez loin du sentiment de danger et de torpeur que leur musique apporte d’habitude (excepté pour ZAPPA). Par exemple, même si c’est le même groupe – ou presque – qui en est responsable, il y a un monde de différences entre Red et Discipline de KING CRIMSON. Doit-on voir dans ces choix un parallèle avec la précision de vos propres productions ?
MA : C’est tout simple ; les disques que j’ai montré lors de cette émission télé sont ceux qui m’ont aidé à grandir. Ils ont été un vrai révélateur pour moi. Cela reste toujours le cas, mais je précisais surtout qu’avec le recul j’estimais que, démarrer avec ces disques, c’était un bon point pour moi. Romantic Warrior de RETURN TO FOREVER est un de ces albums. J’ai dû l’écouter des milliers de fois dans ma jeunesse, et je suis content d’avoir eu la chance de le connaître ! Pareil pour KING CRIMSON ; tout naturellement, ceux que j’ai écouté le plus sont leurs productions les plus récentes, pas spécialement pour des raisons de production, ce serait plutôt en rapport avec le style d’écriture. Et puis, j’ai grandi, adolescent, avec ce CRIMSON-là. Ce n’est que par la suite que je me suis penché sur leurs travaux plus anciens. Cela ne m’empêche pas de toujours préférer la musique des années 1970. Elle détient un son, une atmosphère unique que j’aime beaucoup. Comme nous le savons, les années 1980 étaient plutôt lamentables, avec quelques exceptions… comme KING CRIMSON.
ELECTRIC CHEESE
Bien que l’on vous classe en progressif, j’ai le sentiment que vous êtes tout de même plus proche d’une esthétique jazz-rock. Je me trompe ? Et si oui, pourquoi ?
MA : En ce qui concerne les « classifications » et les « c’est comme ci ou comme ça », laissez-moi citer ici Keith JARRETT ; récemment, en Suède, il a reçu le Polar Prize, et le comité lui a demandé comment il qualifiait sa musique ? Keith a dit : « Je ne range pas ma musique dans des catégories, je ne lui met pas d’étiquettes. Les étiquettes, c’est bon pour les boîtes de tomates, de champignons ou d’ananas que l’on trouve dans les supermarchés. La musique n’a pas besoin de ça. » Sa réponse me plaît, et je suis d’accord avec lui. Les gens perdent trop de temps avec ces termes, « prog », etc. Ça veut dire quoi ? J’ai pas d’idées appropriées pour notre musique de toute façon. Si progressif signifie créatif… Prenez Miles DAVIS ; il a sans aucun doute contribué à un changement en musique. Est-il pour autant progressif ? Ou créatif ? Ou que sais-je encore ?
Si un chauffeur de taxi me demande ce que l’on joue, je lui dirais que c’est un mélange de jazz et de rock, et que ce n’est pas chanté.
C’est vrai que je pose toujours ces bêtes questions, mais je suis le premier embarrassé avec ces appellations qui ne font rien d’autres que délimiter des musiques qui, par essence, se moquent des barrières en tout genre. Cela me fait songer à un groupe qui depuis n’existe plus, DON CABALLERO. Comme vous, ils sont proprement inclassables et ont cette même fascination pour des phrases musicales répétitives et des plans rythmiques diaboliques. Mais leur approche est radicalement différente, car leur musique est sombre et en terme de production, ils privilégient un mix laissé à l’état brut. C’est une perspective que vous pourriez aborder un de ces jours ?
MA : Mon centre d’intérêt, c’est de plus en plus le rythme et le groove ; alors que Mats, lui, s’oriente de plus en plus vers ce qui est mélodique.
C’est une précision importante. Cela démontre la complémentarité sans faille de votre duo.
MA : Je pense en effet qu’il est bon pour nous que nous soyons attirés par des directions différentes.
Et avec tout ça, le fait que vous soyez associé au genre progressif ne vous dérange pas ?
MA : Ça devrait, car beaucoup de ces groupes qui s’autoproclament progressifs sont définitivement des trucs qui n’ont pour moi aucun intérêt… Rien que le fait qu’ils se définissent par ce terme me file des boutons. Je ne les ai bien sûr pas tous écoutés, juste quelques-uns. Au moins, une chose est claire : il me semble que, pour eux, il est très important d’être labellisés « progressif ». On dirait que ce qui leur importe le plus, c’est la catégorie dans laquelle ils jouent. Nous avons déjà joué au cours d’un festival prog’ et ARENA se produisait ce jour-là. Et je dois dire que c’était assez chiant.
Ce qu’il y a, c’est qu’à vous entendre et à vous voir, enfin, en concert, le moins que l’on puisse dire, c’est que vous êtes loin du cliché de l’artiste qui souffre sur scène, comme le progressif nous en a tant donné l’habitude ; vous savez, quand ils penchent la tête en arrière alors qu’ils jouent une seule note de guitare comme si c’était une torture insoutenable…
MA : Ah! oui, hou la la !…
Eh ! bien, c’est juste l’inverse ; vous avez du plaisir à jouer votre musique, ça se voit, et vous en donnez ! Vous le partagez avec votre public tout en vous amusant sur scène. Les gens qui répondent présents à vos concerts ne devraient avoir rien à faire avec le mouvement progressif.
MA : Oui, mais je ne pense pas qu’on ait un public précis. De toute manière, tout le monde est le bienvenu à nos concerts. Avec un t-shirt de MARILLION ou de CAPTAIN BEEFHEART…
WHEN IT BLOWS IT STACKS
Précisement, nous n’avons pas beaucoup parlé de Don VAN VLIET. À cause de votre histoire extraordinaire avec lui, on ressasse sans cesse votre passé avec ZAPPA. Mais il semblerait que vous ayez une plus grande passion encore pour CAPTAIN BEEFHEART et son MAGIC BAND, comme l’atteste votre excellent disque hommage…
MA : Ma grosse période ZAPPA, je l’ai passée entre mes 17 et 25 ans. Maintenant, j’en ai 35. Il y a cinq ans de cela, je me suis découvert une passion pour BEEFHEART. Surtout le personnage. J’ai lu les bouquins de ZOOT HORN ROLLO et j’ai été littéralement fasciné par le personnage de Don. Et bien sûr, ses disques aussi. Lick my Decals off Baby est pour moi un des disques les plus incroyables qui soit. Je me demande toujours comment il s’y est pris pour le réaliser. Pas forcément d’un point de vue technique, je pense plutôt aux directions musicales risquées qu’il a osé prendre. C’est à se demander d’où il a sorti tout ça ; il avait vraiment tout ça en tête ? Et aussi, comment s’est-il débrouillé pour réquisitionner ces jeunes musiciens ? Don n’était pas un gars facile d’après ce que j’ai pu comprendre, un gars très compliqué… Ils vivaient tous ensemble, dans une maison, comme dans une secte. Bref. Don VAN VLIET doit sûrement être quelqu’un d’assez impressionnant à rencontrer. J’aurais aimé lui parler. Et puis peut-être HENDRIX.
Pourtant, la musique du MAGIC BAND est très dissonante, limite cacophonique (cela n’a rien de péjoratif ; je considère personnellement Trout Mask Replica comme un des meilleurs disques de tous les temps). Est-ce que cette approche particulière a eu une incidence sur votre manière d’écrire et de jouer ?
MA : Pas vraiment sur notre écriture. Nos musiques sont tellement différentes l’une de l’autre. Mais comment résister à sa volonté de fer, et sa manière irrévérencieuse de briser toutes les règles ? Ça a son importance. J’ai d’ailleurs eu un entretien avec ZOOT HORN ROLLO il y a quelques années ; on peut le consulter sur mon site. Et puis, tiens ; Don VAN VLIET alias CAPTAIN BEEFHEART, c’est du progressif ? Ou est-ce du blues, de la fusion, de l’avant-garde, de la sauce spaghetti à l’origan ou du ketchup ?
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le second claviériste qui vous accompagne en tournée et qui semble acquérir de plus en plus d’importance ? Comment sont réparties les tâches entre Mats et lui-même ?
MA : J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer Robert (ELOVSSON) ! Il passait pas mal de temps avec Mats avant de nous rejoindre, car Mats m’avait signalé qu’il connaissait par cœur tout notre matériel. On avait besoin d’un second claviériste, c’est donc très bien tombé ! Robert prend en charge tous mes samples, ceux que j’utilise pour réaliser mes propres compositions. C’était difficile pour Mats de contrôler mes samplers ; ce sont de vieilles machines, et tout se fait encore au visuel sur ces appareils. Mats étant aveugle…
Joue-t-il dans d’autres formations ?
MA : Pas tellement (une chance pour nous !!!). Robert est vraiment un type génial.
SECRET ROOM OUTTAKES
Il se dit que vous seriez pressenti comme batteur attitré sur le prochain et premier album solo de Guy SEGERS. Ça doit être stimulant pour vous de jouer avec quelqu’un que vous avez aussi suivi sur disques pendant toute votre adolescence. Peut-être est-ce Guy le plus impressionné des deux ?
MA : Ah bon ? Je ne sais pas. Nous nous sommes contactés par e-mail et on a échangé quelques idées afin d’enregistrer quelque chose ensemble un de ces quatre. S’il le veut, je serais bien évidemment de la partie.
Avez-vous des projets sur le long terme ? Vous projetez-vous dans l’avenir ? Pensez-vous que votre partenariat entre Mats et vous-mêmes continuera tant que votre amitié durera ou caressez-vous le désir de voler de vos propres ailes ?
MA : MATS/MORGAN durera pour toujours ! Mais cela ne m’empêchera pas de faire des trucs sur le côté de temps en temps. J’ai un projet sur le long terme que j’ai appelé Le Batterie. Comme son nom l’indique, ce sera un album avec de la batterie, essentiellement, pas trop de compositions dans le sens familier du terme. Ce sera plutôt un truc dédié presque exclusivement au rythme, avec des tas de boucles hypnotiques et sombres. Le Batterie sera sans doute un disque dansant ! Je me suis surpris à danser quelques fois d’ailleurs pendant que je travaillais dessus.
Un projet jazz-fusion peut-être ?
MA : Le Batterie est un projet solo, mais il pourrait y en avoir d’autres. Impossible pour moi d’en dire davantage, car pour l’instant je n’ai rien d’autre de prévu.
Le Batterie sera donc bientôt disponible sur UAE ?
MA : Pas vraiment. C’est un projet qui est encore loin de son terme. Il prend forme, tout doucement, sur mon ordinateur. Mais il s’agira de vraie batterie ! Aucune programmation !
Fût-ce difficile de créer votre propre maison de disques ?
MA : Non.
Est-ce difficile à gérer ?
MA : Oui, ça pompe un max de temps et d’énergie. J’aurais autant souhaité ne pas m’y coller, mais il a bien fallu que quelqu’un s’y mette, sans quoi il n’y aurait jamais eu le moindre disque de publié. J’ai décidé de créer ma propre compagnie en 1996 parce que, comme vous le savez, c’est difficile de dégoter un contrat valable avec une compagnie qui distribuerait de la musique hors du cadre formaté par MTV… Mon catalogue s’est enrichi de quinze titres depuis 1996, et je suis très satisfait de la plupart de ces disques. C’est juste que cela demande énormément de boulot…
J’ai trop de responsabilités ; il n’y a pas que l’aspect composition, il y a aussi le mixage, la mastérisation, le design, les commandes par internet, le contact avec les distributeurs, les négociations pour les concerts, les taxes… Je préfèrerais avoir un distributeur à l’échelle mondiale. Le mieux encore serait qu’une plus grosse compagnie héberge le mien comme sous-label tout en me donnant une liberté d’action et artistique, en prenant aussi en charge la publication et la distribution des disques.
Il m’arrive souvent de recevoir des messages via internet de gens des quatre coins du globe qui veulent se procurer un exemplaire d’un de nos disques ! C’est génial, parce que je me demande toujours comment quelqu’un qui serait, disons, au Canada, à Ontario, en est venu à nous connaître ! Certaines personnes m’ont même envoyé de l’argent sous enveloppe avec un message du style : « Je veux votre disque, voilà l’argent, envoyez-le moi ! » Par conséquent, il y a, à ne pas en douter, une demande pour ce genre de musique.
C’est assez impressionnant de se dire qu’un album puisse atteindre son public sans la moindre promotion ! C’est comme si, tôt ou tard, toute musique finirait par trouver chaussure à son pied, et par ses propres moyens. J’ai une page de vente sur mon site à présent, donc il n’est plus nécessaire de m’envoyer du liquide par la poste.

THE KRUPA QUESTION
Que diriez-vous de parler un peu de batterie ? Mes influences directes et personnelles sont de l’ordre de trois : Bill BRUFORD pour son toucher unique et son approche des temps impairs à la Max ROACH, John BONHAM pour sa puissance et Stewart COPELAND pour son sens du groove et son jeu de cymbale. Je sais qu’ils sont trop nombreux, mais quels seraient vos trois batteurs préférés, voire plus, voire moins ?
MA : Hmm… C’est très dur …Mais si je devais choisir, mon Top 3 sans ordre de préférence serait Gary HUSBAND (Allan HOLDSWORTH), Terry BOZZIO (à la fin des années 1970 uniquement !) et Ronald Shannon JACKSON (du PRIME TIME d’Ornette COLEMAN). Mais parmi tous les batteurs que j’admire, il y en a qui sont à la fois des personnages fascinants et des compositeurs inspirés. Je songe à Christian VANDER, Daniel DENIS et Bill BRUFORD ; ils ne sont pas que batteurs, ils écrivent aussi de la bonne musique, et ce n’est pas rien. Mais la liste est longue : Narada Michael WALDEN, Buddy RICH, Tony WILLIAMS, Elvin JONES, Billy COBHAM, Vinnie COLAIUTA. Ce sont parmi les premiers qui me viennent à l’esprit.
Ils sont en effet tous assez redoutables. Mais celui que j’aime le moins, c’est encore Buddy RICH.
MA : J’ai écouté Buddy RICH quand j’avais dix ans !!! Et il a changé en profondeur ma manière de concevoir la batterie. Le simple fait de l’écouter fût pour moi une réelle source d’inspiration. Aujourd’hui, je n’écoute plus rien du tout de lui. Ça fait plus de vingt ans. Mais si je ne l’avais pas écouté à l’époque, les choses seraient bien différentes pour moi aujourd’hui.
Vous est-il déjà venu à l’esprit de tenter de constituer un super groupe de batteurs ? Avec, Dave KERMAN (5 UU’s) et Mattias OLSSON (ANGLAGARD). Je sais que je rêve…
MA : Quelqu’un m’a dit que Dave KERMAN aime ce que l’on fait. Mais je n’ai jamais écouté les 5’UUS, même si le nom me dit quelque chose. Quant à Mattias OLSSON, il a acheté ma première batterie Sonor il y a quinze ans de cela ! Mais je ne connais pas plus la musique d’ANGLAGARD.
Ah !, ça c’est amusant !…
Petite curiosité qui n’intéressera peut-être pas nos lecteurs : j’ai vu sur le site japonais d’un de vos fans que vous vous êtes rendu au Japon au début de l’année 2003. Nous nous sommes ratés de quelques mois ! D’autant que je vous ai vu poser sur certaines photos avec des répliques miniatures et cartonnées des albums de MAGMA dans un des nombreux magasins Disk Union de la capitale. Je suis un malade incurable de ce genre d’objet. Vous aussi ?
MA : Mmmh, eh ! bien, oui, j’aime beaucoup ! Surtout quand ils prennent la peine de les remastériser aussi.
Serait-il possible de voir un jour apparaître tout le catalogue de MATS/MORGAN dans ce format ?
MA : Mais je rêve de faire cela, mais oui, exactement ça !!! Remastérisés avec des titres en plus. On va peut-être négocier ça pour la sortie de notre prochain album. On sera en studio d’enregistrement à l’automne.
Bon, eh ! bien, merci ! Mon épouse vient de donner naissance à notre premier enfant, je suis un père comblé aujourd’hui, et donc mes heures de temps libres sont drastiquement revues à la baisse. Merci encore, et j’espère vous revoir une prochaine fois, à un festival prog’ peut-être, avec un t-shirt prog’ et de la bouffe prog’ !
Euh… C’est quoi de la bouffe prog ?
MA : …Ketchup, champignons, cornichons, etc.
Entretien réalisé par Domenico Solazzo,
avec le concours de Romain Rioboo
Photos : Cuneiform Records et livret CD Trends and Other Diseases,
sauf photos concert au Triton : Stéphane Fougère
Discographie MATS & MORGAN
Trends and Other Diseases
The Music or the Money
Radio Da Da
The Teenage Tapes
Live
On Air with Guests
* Projets solo
JIMMY AGREN : Get This into Your Head * Glass Finger Ghost
MATS ÖBERG & G.U.B.B. : Välling & Fotogen
* Participations à d’autres disques
AGAMON : Open Your Eyes
PHILIPPE BOIX-VIVES : Airbag
CHRISTER BOTHEN : The Spirit of Milvus Melvus
CABAZZ : Far Away * Chinese Garden
THE FLESH QUARTET : Goodbye Sweden
SIR MILLARD MULCH : The De-Evolution of Yasmine Bleeth
SIMON STEENSLAND : The Zombie Hunter * Under Öknar (Rankö Rednu * Led Circus * The Phantom of the Theatre * The Simon Lonesome Combat Ensemble
FREDRIK THORDENDAL’S SPECIAL DEFFECTS : Sol Niger Within
DENNEY WALLEY : Spare Parts
ERIC WEISSGLAS : Stoneheater
YELLOW MELLOW : Candy
DWEEZIL ZAPPA : Shampoo Horn * Automatic
VARIOUS ARTISTS : Zappa’s Universe * The Music of Captain Beefheart Live
Site Morgan ÅGREN : https://www.morganagren.com/
(Article original publié dans
TRAVERSES n°14 – décembre 2003)
