NDOX ÉLECTRIQUE
De la transe adorciste sénégalaise à la possession rituelle post-industrielle
Dans ce vaste mais pas toujours rentable segment de l’économie musicale qu’est la « world music », si certaines musiques des peuples « autres » ont pu avoir l’agrément et suscité l’attention du public occidental, c’est généralement parce qu’on a fait en sorte de les rendre présentables, audibles, attractives et séduisantes à des esprits imprégnés d’éducation néo-colonialiste et qui n’acceptent de voir les musiques de l’ « autre » qu’à travers des filtres de légèreté exotique, de dépaysement de surface, ou au mieux de « différence tolérable », c’est-à-dire qui ne bouscule pas les codes de perception nourris d’éducation néo-colonialiste et d’expansionnisme capitaliste. Mais comme dans toute géographie culturelle, il y a ces sombres îlots inaccessibles, ces villages sauvages dont les coutumes « barbares » résistent aux tentatives de rognage et de polissage. Leurs musiques font peur, dérangent l’oreille, bousculent les attentes, pulvérisent les cages.
On aura beau chercher à les dompter en leur administrant des onguents, des filtres adoucissants, elles continueront à cracher sang et poussière devant les soutanes évangélistes, dont elles conjureront les offrandes d’eaux bénites à coup de cris démoniaques, de sons grinçants ou perçants, de riffs mordants, de frappes étourdissantes… Ces musiques ne cherchent pas à évacuer, mais au contraire à appeler des forces supérieures, surnaturelles, à prendre possession des corps humains, dans un but thérapeutique. La NDOX ÉLECTRIQUE en fait partie, et est fondée sur le n’döep (ou ndeup), l’un de ces rituels de guérison encore en vigueur aujourd’hui au sein de la communauté des Lébous, concentrée dans la presqu’île du Cap-Vert, au Sénégal. Chants envoûtés et percussions polyrythmiques sont au programme.
Il n’en fallait pas davantage pour envoûter deux artistes européens passionnés de ces musiques à dimension cérémonielle et à fonction sociale, l’un Français d’origine vietnamienne, François R. CAMBUZAT, et l’autre Italienne, Gianna GRECO. Tous deux évoluent en marge de cette world music aux allures de carte postale, et, à vrai dire, évoluent en marge de tout style musical aisément répertoriable.
François R. CAMBUZAT fait plutôt partie de ces baroudeurs-rebelles casseurs de frontières stylistiques : son CV collectionne les aventures musicales entre musique contemporaine et rock anarchiste, combinant atonalité, déconstructivisme et primitivisme, passé de THE KIM SQUAD à IL GRAN TEATRO AMARO et L’ENFANCE ROUGE.
Gianna GRECO n’est pas en reste : cette Italienne salentine, en franche rupture avec les dogmes fascisants et « mascouillinistes », a pris les armes artistiques avec le trio SHOTGUN BABIES, avant de fonder avec François R. CAMBUZAT le duo PUTAN CLUB, pensé comme une cellule d’intervention artistique souple, iconoclaste et polymorphe, brassant avant-rock, classique contemporain, techno-house, poésie et art graphique, et dont la poétesse no-wave américaine Lydia LUNCH a fait son détonateur sonique de prédilection. CAMBUZAT et GRECO ont aussi versé dans la transe littéraire versant gitanerie sauvage en compagnie du comédien-actionniste Denis LAVANT ou du musicien et écrivain américain Eugene S. ROBINSON (OXBOW).
Le duo CAMBUZAT/GRECO, très porté sur les rites et les musiques d’élévation (mais non point d’ascenseur) à fonction sociale et spirituelle, a aussi versé dans des explorations sonores à caractère plus ethnomusicologique, avec ce même esprit sauvage qu’on lui connaît. Déjà, avec L’ENFANCE ROUGE en 2012, François CAMBUZAT avait initié une rencontre avec le fameux chanteur classique tunisien Lotfi BOUCHNAK. Cette collaboration a priori contre-nature s’est poursuivie en 2016 avec Gianna GRECO au sein du projet RUUHAANIIA,qui a posé une bombe le jour où la vidéo de Doua#1, mariant incantations sacrales et néo-métal, a fait le tour de la toile et a eu tôt fait d’effaroucher les esprits intégristes et rigoristes.
Après diverses expérimentations autour du maalouf et du stambeli maghrébins et de la musique soufie, François R. CAMBUZAT a créé en 2013 la TRANS-AEOLIAN TRANSMISSION, un projet en quête de contrées culturelles lointaines, de rencontres artistiques avec des locaux, et qui a produit des captations audio et vidéo débouchant sur un format entre « road movie » et ciné-concert, donnant à voir et à entendre notamment des chamanes et « dolans » ouïghours dans Xinjiang, Taklamakan & Karakoram, aux allures de documentaire « jean-rouchien » pimenté d’esprit anarcho-rock, ou autour de la musique alévie du Dersim, en Anatolie (Turquie), dans Alevilik Aşkına.
Du désert centre-asiatique au désert saharien, les « élévations » ont le même aspect de rusticité incorruptible, et CAMBUZAT et GRECO se sont engouffrés deux années durant dans le Sahara tunisien pour y concevoir une autre création autour du rituel adorciste de Sidi Marzûg, de la Banga des anciens esclaves haoussas d’Afrique noire installés dans le Djérid, au Sud-Ouest de la Tunisie. Ce rite, transmis de génération en génération depuis le XIIIe siècle, est en quelque sorte l’équivalent des rites gnawa du Maroc.
Le succès international de cette autre création ciné-concert a entraîné la création du groupe IFRIQIYAA ÉLECTRIQUE. GRECO et CAMBUZAT y sont entourés de trois membres de la communauté des Banga, Tarek SULTAN, Yahia CHOUCHEN et Youssef GHAZALA. Leurs voix, tablas et tchektchekas y croisent le fer et le feu avec l’électricité et l’électronique des deux Européens, pour une musique recomposée hypnotique et furieuse qui propulse l’expérience mystique dans une transcendance post-industrielle. L’impact du premier album, Rûwâhîne (Glitterbeat, 2017) a été prolongé par un second, Laylet el Booree (Glitterbeat, 2019), qui renvoie à une phase du rite où les corps sont possédés par les esprits, et qui prend ici les dimensions d’un orage sonique.
Les années passées avec IFRIQIYYA ÉLECTRIQUE ont amené François R. CAMBUZAT et Gianna GRECO à s’interroger sur les origines de ces rites thérapeutiques et de possession nord-africains que sont le banga, le stambeli, le diwân et le gnawa, qui se sont formés sur la route de l’esclavagisme arabo-musulman. Après moult recherches opiniâtres et intuitives, nos deux prospecteurs ont retrouvé des traces de cette piste remontant à plus de cinq siècles et qui les a menés vers l’Afrique de l’Ouest, plus précisément au Sénégal, chez les Lébous du Cap-Vert, qui pratiquent le rite n’döep.
Après des mois passés à sillonner le pays à la recherche de contacts viables, le duo a fini par rencontrer à Rufisque un maître-guérisseur « n’döepkat », Abdoulaye « Pape » NDIAYE, qui, apparemment, attendait depuis plusieurs mois leur venue, laquelle lui était apparue dans un rêve… C’est en définitive à Guéréo, sur la Petite-Côte de la région de Thiès, que François et Gianna ont pu observer de près un rite n’döep. Et c’est à Ndar (Saint-Louis) qu’ils ont pu rencontrer, collaborer et enregistrer, en novembre 2020, avec des percussionnistes, chanteurs et chanteuses, et c’est ainsi qu’est née la NDOX ÉLECTRIQUE (ndox signifiant « eau » en langue wolof).
Aux côtés de Gianna GRECO et de François R. CAMBUZAT, c’est pas moins de seize membres de la communauté lébou qui ont prêté leurs voix et leurs instruments à cette version amplifiée du n’döep : quatre voix de femmes (Awa MBODJI, Ndeye Coumba MBAYE KEBE, Rokhaya “Madame” DIÈNE et Adjaratou « Oumou » DIÈNE), trois percussionnistes (Mar FAYE, Ndiaga MBOUP et Abdou SECK), cinq autres percussionnistes assurant également les chœurs (Oumar NGOM, Mouhamet « Sangue » SAMBE, Mamadou « Pape » NGOM, Cheikh Ma Djimbira « N’digueul » NDIAYE et Aida TOURÉ), un flûtiste (Ousmane BA) et trois autres voix provenant du Chœur du “Fanal de la langue de Barbarie”(Rokhaya MBAYE, Gamou DIENG et Fatou Aladji MBAYE) ; sans compter (mais elle est essentielle) la guidance spirituelle d’Abdoulaye NDIAYE « Pape » LAYE et la direction éthique & politique de Victor FAYE.
Après l’enregistrement, CAMBUZAT et GRECO se sont immergés intensivement dans plusieurs semaines de mixage très, très intensif et minutieux, effectué sur les rives du Sénégal.
À la vision d’Abdulaye NDIAYE évoquée plus haut s’est succédé pour François R. CAMBUZAT un rêve étrange dans lequel la « déesse de la rivière », Mame Coumba Mbang, lui aurait demandé par trois fois de faire des offrandes, ses refus ayant entraîné la disparition des fichiers d’une piste de l’album, jusqu’à ce qu’elle obtienne satisfaction de la part de ce musicien pourtant athée ! Ladite déesse, qui s’avère être de surcroît l’âme protectrice des Lébous de Saint-Louis, a en fin de compte obtenu plus que ça, puisqu’elle est citée dans le titre de l’album avec une autre déesse, Mame Coumba Mbang, elle-même étant l’âme protectrice des Lébous de Rufisque. De fait, Tëdd ak Mame Coumba Lamba ak Mame Coumba Mbang signifie « couchés entre Mame Coumba Lamba et Mame Coumba Mbang ».
Tëdd ak Mame Coumba Lamba ak Mame Coumba Mbang
Plus qu’un recueil de chants agrémentés de rythmes foisonnants et de riffs saignants, ce disque présente un répertoire dont les pièces sont à considérer comme les éléments constitutifs d’un rituel de possession qui serait une version condensée des cérémonies du n’döep sénégalais, incantations et frappes percussives se frottant aux guitares et ordinateurs pour engendrer un mur du son ample, dense et vibrant. Ce n’est donc pas un simple enregistrement de terrain, mais une performance-création qui projette les influx dudit rituel dans une nouvelle dimension galvanisante ne sacrifiant en rien, bien au contraire, sa rugosité originelle.
NDOX ÉLECTRIQUE concilie les inspirations avant-rock, punk, blues et indus du noyau européen avec les élans mystiques des hôtes sénégalais, dont les chants féminins portent haut, poussés par des polyrythmies écartelées sur 180°. À eux seuls, les noms donnés aux percussions sonnent comme des cantiques de la déflagration : mbêng-mbêng, tama, tunguné, thiol, nder, talmbath…
Tout commence par l’enregistrement « vintage » d’un chant ponctué de frappes, comme émanant d’outre-tombe ; d’autres voix surgissent, plus proéminentes dans le mix, ainsi que les tambours, qui imposent un rythme de marche forcée, que viennent enrober des jets corrosifs de guitare : Jamm Yé Matagu Yalla est un chant interprété en ouverture des cérémonies, à l’arrivée des maîtres-guérisseurs ou maîtresses-guérisseuses.
Les voix semblent ensuite captées comme de l’intérieur d’un espace à forte résonance (genre préau) sur Lèk Ndau Mbay (nom d’un génie de Dakar), des percussions se dégagent aussi un écho métallique, parant l’ensemble du chant d’une coloration industrielle, tandis qu’une guitare vagit à l’horizon avant de prendre les devants en montrant les dents.
Ngor Diouf Ya Demon (nom d’un génie dont le messager est Mam Samba Ndoye, une géante effrayante et agressive) avance sur un rythme plus nonchalant, des guitares déversent solennellement leur fiel caniculaire tout en laissant le chant incantatoire se répandre entre les interstices ; la tension monte dans la dernière minute, le rythme s’accélère… mais l’explosion est évitée par une mise en veilleuse générale, laissant une guitare se répandre en larmes toute seule.
Le court chant choral He Yay Nalinee (dans lequel parle un génie de Géréo, Mam Cumba Thiupam, de tempérament plutôt doux) est traité comme un blues grognon ponctué par des polyrythmies qui mêlent frappes claires et frappes basses.
Plus étalé, Indi Mewmi démarre avec les voix, vite soulignées par de souples percussions, avant qu’une guitare mordante prenne place au beau milieu du cercle sonore, le morceau évolue sur un tapis rythmique brinquebalant, les voix accélèrent la cadence, la guitare a des hoquets, les tambours sonnent un second temps, marqué par l’irruption magique de la flûte fulani stridente et enjouée d’Ousmane BA, la guitare répétant un riff grisant tout du long qui accélère lui aussi au fur et à mesure que le thermomètre grimpe. Et tout s’arrête sans crier davantage gare. Indi Mewmi correspond à un moment de la cérémonie durant lequel du lait caillé est offert aux malades en transe, et qui s’en délectent avec rage.
En guise d’intermède, nous avons droit à un enregistrement de terrain à la captation une fois encore vintage (Yaré Rirewé Bakora Ndoye). Puis surgit de nouveau la génie géante Ngor Diouf, qui s’exprime via une malade et impose sa loi dans Ngor Diouf Né Du Wallé : un mur de guitares fait retentir son chant de sirène en mode simili-trompe, pour mieux dramatiser l’arrivée des voix et des percussions, et l’ensemble dégage un climat de fournaise.
Démarrant avec les voix en arrière-plan, un florilège de percussions au premier plan et une sourde et menaçante ponctuation rythmique, Sam Sa Nga Mboro (qui met en scène le génie Kor Gueindaye, aussi appelé Mam Gorgi Yay) s’élance lourdement et évolue en mode colère rentrée avec une guitare oscillant entre blues et punk qui creuse sa route entre les filets sinueux des percussions ; et tout ce beau monde finit la course sur un rythme soutenu et haletant et une humeur massacrante.
Invoquant Wali, le fils de la Géante Ngor Diouf, Wali Namalé est un hymne très ancien au texte devenu intraduisible. Il évolue dans une atmosphère pesante et torride, les chants et les frappes tenant la dragée haute aux riffs de guitare.
Arrive alors le dernier chant, Sango Mara Riré. C’est dans une épaisseur de braise et de fumée générée par les guitares que les chanteuses entonnent ce chant traitant d’un lieu sacré en pleine mer où habitent plein de génies, et d’où se dégagent de fortes énergies. Les percussionnistes tâchent de maintenir l’édifice avec une corde raide, puis le glas est sonné par un riff en guise de générique de fin, et c’est la flûte qui sonne l’assouvissement définitif des démons, enfin repus de ces chairs encore transpirantes et brûlantes de tant d’extase orgiaque. Les corps chavirent en boucle, et les âmes gisent là, en sueur.
La musique qui se fait entendre dans Tëdd ak Mame Coumba Lamba ak Mame Coumba Mbang est rien moins qu’un véhicule d’élévation spirituelle, via un appel retentissant aux démons et aux génies à prendre possession des corps et des âmes, une thérapie dopée aux frondaisons tribales, métalliques et industrielles.
Comme on le voit, on est loin, très loin d’avoir affaire à une démarche opportuniste et tendance de deux « touristes » qui auraient plaqué des « beats » technoïdes et deux/trois nappes de synthé sur des captations d’un rite séculaire afin d’en faire un nouveau produit de consommation vite fabriqué, vite digéré, vantant « les authentiques beautés extatiques de l’Afrique mystérieuse », et autres fadaises accrocheuses. Ce n’est vraiment pas le genre de la maison.
Paru sur le très avisé label Bongo Joe, Tëdd ak Mame Coumba Lamba ak Mame Coumba Mbang est une expérience auditive à haute portée vibratoire qui donne un avant-goût sans fard de ce que la NDOX ÉLECTRIQUE donne à vivre sur scène, soit une performance doublée d’un moment de partage communautaire à teneur thérapique.
La NDOX ÉLECTRIQUE ne cherche à épargner personne ; au contraire, elle vise l’adhésion, la possession pleine et entière et n’hésite pas à faire suer eau et sang celles et ceux qui s’abandonneront à ses élans extatiques.
Entretien avec François R. CAMBUZAT
Compte tenu de sa composante rituelle, peut-on appréhender NDOX ÉLECTRIQUE comme une continuation de votre précédent projet, IFRIQIYAA ÉLECTRIQUE ? Y a-t-il des liens « généalogiques » entre les musiques de l’un et de l’autre projet ?
François R. CAMBUZAT : Avec l’IFRIQIYAA ÉLECTRIQUE nous avons toujours été frustrés, nous demandant d’où venaient le rituel et la musique. Nous ne parvenions pas à comprendre quelles étaient les origines des communautés noires adorcistes du Maghreb, telles que stambeli, banga, diwân ou gnawa. De la route de l’esclavagisme arabo-musulman très certainement, mais de quel pays, de quelle région sub-saharienne ? Les traces semblaient perdues, la tradition orale n’avait pas fonctionné et les écrits étaient inexistants. Recherches après intuitions, petit à petit cette infâme piste vieille de cinq siècles nous mena vers l’Afrique de l’Ouest, le Sénégal et le n’döep des lébous.
La NDOX ÉLECTRIQUE est un rituel de possession issu des cérémonies sénégalaises. Sauvage, sombre et solaire, féminin et puissant, appelant les esprits à défier le monde moderne en incantations, danses et percussions ancestrales, guitares électriques et ordinateurs. Sur scène, maîtresses guérisseuses & musiciens font un pacte avec les démons : il faudra bien plus que de bonnes intentions mais de la sueur et un volume énorme pour parvenir à l’affranchissement, à la délivrance. C’est extrêmement fort, souvent violent, les femmes dominent et il n’aura de répit que lorsque les démons seront assouvis.
Qu’est-ce qui vous attire le plus dans les rites adorcistes et leurs musiques ?
FC : Tout d’abord, comme pour beaucoup de nos projets, Gianna et moi partons d’une extrême curiosité pour les musiques possédant un rôle social. Le n’döep – mais comme beaucoup d’autres musiques issues des traditions thérapeutiques (possession, adorcisme, transe, élégies, etc.) du monde et aussi d’Afrique – nous est apparu comme un vecteur pour explorer les choses d’une autre manière, bien loin de l’esthétique et des canons artistiques occidentaux ou même du mbalax sénégalais. Les croyances et pratiques animistes sont profondément enracinées dans la société et ont prévalu au Sénégal, créant une vision du monde dans laquelle la maladie mentale inexpliquée peut être conceptualisée comme le résultat de forces surnaturelles puis traitée par des guérisseurs traditionnels, et ce malgré les influences de l’Islam et de la colonisation.
Se soutenir mutuellement, s’entraider, parler, se faire du bien et guérir, et ce avec la musique et les chants, c’est ce rôle social qui nous interpelle, du falak tadjike au n’döep sénégalais. La résistance communautaire, souvent en un anarchisme appliqué, non dans le sens punk-à-chien mais presque bakouninien où chacun est responsable de la société. Le premier objectif était d’essayer de comprendre, le deuxième était d’apprendre, le troisième était de jouer avec eux. Tout ce qui a suivi (enregistrements puis publication puis tournées) était plutôt un objectif du collectif de musiciens avec lequel nous collaborons. Car bien sûr nous ne sommes pas des scientifiques, peut-être des sortes de Jean ROUCH de l’avant-rock.
Dans quelles circonstances avez-vous été amenés à rencontrer le peuple lébou et à découvrir le rite n’döep ? (J’ai cru comprendre que ce genre de cérémonie n’accepte pas d’ordinaire les étrangers…)
FC : Tout le monde nous avait averti : ce fut horriblement difficile. Après d’innombrables essais de contact, nous étions sur le point d’appliquer un plan B avec le merveilleux chœur des femmes de Ndar. Nous demandions à tout le monde, du marchand de chinoiseries aux policiers, jusqu’à ce qu’un chauffeur de taxi nous réponde qu’il connaissait peut-être quelqu’un, Pape LAYE, maître-guérisseur et gardien du temple de Rufisque. En conduisant il nous passa Pape LAYE, qui nous expliqua qu’il avait rêvé de nous. Nous pensions bien sûr que ce n’était qu’un énième attrape-toubabs jusqu’à ce que Pape nous dise exactement le jour et l’heure de notre atterrissage au Sénégal. Gianna et moi sommes athés, mais devant ce genre de choses il n’y a absolument rien à dire : nous avons parcouru 600 kilomètres le plus rapidement possible pour être à temps au rendez-vous que le ndöepkat nous avait donné le soir même. Ce fut notre entrée dans la communauté.
Les Lébous ont-ils facilement accepté votre proposition artistique d’enregistrer tout un album fondé sur le rite n’döep, mais métamorphosé par vos apports plus urbains et occidentaux ? Étaient-ils déjà « avertis » du type de musique que vous faites, notamment au sein du duo PUTAN CLUB ?
FC : Il n’y avait aucune proposition artistique. Nous voulions comprendre, peut-être apprendre un peu. Ce fut une très longue période de field-recordings, de captations vidéos et de questionnements, de discussions. Ce n’est que longtemps après qu’ils nous demandèrent quel était notre métier. En apprenant que nous étions musiciens, les griots se divertirent à nous demander de jouer avec eux.
Je ne pense pas que le mot « métamorphose » soit applicable. Nous n’avons absolument rien touché, ni les harmonies, ni la structure, ni les tempi. Absolument rien n’a été recadré ou mis en temps par l’ordinateur. C’est au contraire l’ordinateur qui s’est mis à l’écoute du n’döep, en passant des mois à mettre des points d’ancrage (warping) pour essayer d’en comprendre les temps et les structures, et donc leurs rôles lors des cérémonies. Enfin, ce travail de compréhension terminé et que nous avons repris nos instruments, nous avons alors laissé parler l’instinct.
Enfin je tiens à préciser que le PUTAN CLUB n’est pas vraiment un groupe, ni rock, ni punk, ni électro, mais beaucoup plus. C’est le banc d’essai de tout ce que nous faisons, Gianna GRECO et moi. Nous aimons et devons essayer phoniquement, souvent avec et dans le public, ce que nous construisons avant que de le développer ultérieurement avec les dolans du Xinijiang, les alévis d’Ovacık, les soufis de la Banga comme avec Lydia LUNCH, Eugene R. ROBINSON, Lotfi BOUCHNAK ou Denis LAVANT.
Quand vous avez créé NDOX ÉLECTRIQUE, avez-vous été amenés, Gianna GRECO et vous-même, à repenser, voire à modifier, votre démarche et votre approche musicales compte tenu du sens du rituel mis en jeu ?
FC : Absolument. Il nous a fallu composer avec et ajouter énormément de violence. Car pour pactiser ou chasser les démons comme lors des rituels, il faut s’élever pour provoquer la transe. De la sueur – et souvent du sang – sont nécessaires pour sacraliser l’action et contenter les esprits en des cérémonies d’incroyable puissance sonore où des griots occidentaux comme MESHUGGHAH ou THE BIRTHDAY PARTY ne feraient que pâles figures d’enfants de chœurs bien élevés. Observer et enregistrer pendant des heures accroupis au milieu d’une quinzaine de sabars quand les maîtresses-guérisseuses hurlent dans des mégaphones pour couvrir les percussions nous ont enseigné cela et poussés à l’intensité et à l’excès.
Les chanteuses et les musiciens que l’on peut entendre sur le disque sont-ils des artistes professionnels, au sens occidental du terme ? Comment les avez-vous « recrutés » ?
FC : Les griots ne sont pas professionnels (dans le sens occidental : se produire en spectacle) mais sont un maillon d’une économie parallèle autour du n’döep (il faut que les malades et leurs familles les nourrissent et les paient). Nous leur avons demandé de nous aider sur la base de leur humanité, absolument pas pour leur maestria. Nous ne les avons pas recrutés, mais demandés. Nous ne sommes pas des employeurs, juste peut-être des « porteurs de projet ». Il n’y a pas de chefs ni de primadonna dans la NDOX ÉLECTRIQUE.
L’album a-t-il été enregistré en studio ou dans des conditions live ? Je suppose qu’il y a eu tout un travail de montage ensuite : qu’est-ce qui a guidé vos choix ?
FC : C’est la première fois lors de nos recherches (Xinjiang, Sahara, Kurdistan, Tadjikistan) que nous n’avons pas tout enregistré au Zoom, mais dans un petit studio à Saint-Louis. Par respect, par enseignement, par curiosité il n’y a eu aucun montage. Et par véracité. Personne ne voulait devenir une nouvelle carte postale en provenance de l’Afrique de l’Ouest. Personne ne cherchait à se formater pour l’industrie musicale occidentale (personne n’achète de disque ou ne paie de droits d’auteur en Afrique).
Peut-on dire que le disque Tëdd ak Mame Coumba Lamba ak Mame Coumba Mbang restitue le strict déroulement du rite n’döep, ou s’en écarte-t-il ?
FC : Absolument pas, bien sûr. Le rituel peut durer des heures tandis que l’album Tëdd ak Mame Coumba Lamba ak Mame Coumba Mbang est de 43 minutes. Mais il suit le déroulement du rituel, en des raccourcis parfois bien abrupts.
À certains moments dans le disque, on peut entendre des enregistrements de terrain plus « vintage » (le début de Jamm Yé Matagu Yalla, ou Yaré Rirewé Bakora Ndoye). Quel est leur rôle par rapport aux autres pièces du disque ?
RC : Dans l’économie de l’album, phoniquement ces deux morceaux (« field recording »s de nos archives) nous servent à créer une surprise puis à reposer l’oreille pour repartir encore plus loin. Lors du rituel, Jamm Yé Matagu Yalla est un appel aux esprits, à leur bénédiction. C’est vraiment le début, à tel point que même lors de notre concert au Guess Who, Coumba devait absolument la chanter. Nous n’en avions pas le temps, nous avons donc demandé à Jacob de commencer en avance, a cappella dans le public, pour y parvenir.
C’est la chanson en ouverture des cérémonies, elle correspond à l’arrivée des maîtresses-guérisseuses et des assistantes. Elle est chantée pendant le traçage d’un grand cercle sur le sol à l’aide d’une corne, de lait caillé et d’eau, délimitant l’espace sacrée de la cérémonie. L’assemblée demande aux esprits, aux génies (et à dieu, en parfait syncrétisme) leur protection pour une bonne réussite du rituel.
NDOX ÉLECTRIQUE a déjà eu l’occasion de se livrer sur scène. La formation du groupe est-elle identique à celle du disque ?
La NDOX ÉLECTRIQUE s’est formée en collectif ouvert, avec le plus de participants possible, pour deux principales raisons. Tout d’abord les chanteuses et les griots ont des obligations, rituelles ou familiales. Ensuite, nous avons commencé les procédures de visas Schengen pour nos partenaires il y a deux ans, et quasiment tous nous ont été refusés. La forteresse européenne est iniquement bien gardée.
Sur scène, jouez-vous à l’identique le répertoire du disque, ou privilégiez-vous une dimension plus improvisée, genre « happening » ou « performance » ?
FC : L’ordinateur nous donne une ossature sur laquelle nous pouvons être libres. L’informatique nous donne aussi la possibilité d’être à plus de 20 musiciens ce qui serait impossible budgétairement. Donc oui, le répertoire de l’album (et plus) mais avec une très grande liberté, travaillée et organisée.
NDOX ÉLECTRIQUE s’est récemment produit à Utrecht, aux Pays-Bas ; c’était je crois sa première date européenne. Comment les membres du groupe ont-ils vécu l’événement ?
FC : Avec terreur et jubilation.
Une tournée est-elle envisageable dans un avenir plus ou moins proche ?
FC : Absolument. Après ces deux présentations au Guess Who ainsi qu’aux Trans-Musicales (NDLR : le 7 décembre 2023), une tournée est planifiée de juin à décembre 2024. Vous ne vous débarrasserez pas facilement de nous: il vous faut un rituel.
Article et entretien réalisés par Stéphane Fougère
Copyright photos : Rockpix.fr, Gianna Greco & François R. Cambuzat ; Massow Ka
CD : NDOX ÉLECTRIQUE – Tëdd ak Mame Coumba Lamba ak Mame Coumba Mbang
(Bongo Joe Records)
Site : https://trasportimarittimi.net/ndoxelectrique-fr
Label : https://www.bongojoe.ch/
Écoute/commande: https://tinyurl.com/NdoxOrder
Pour en savoir plus sur le n’döep :
– Le N’döep – Transe thérapeutique chez les Lébous du Sénégal – Omar NDOYE, L’Harmattan (https://www.editions-harmattan.fr/livre-le_n_doep_transe_therapeutique_chez_les_lebous_du_senegal_omar_ndoye-9782296103412-30388.html)
– Treating the Spirit: An Ethnographic Portrait of Senegalese Animist Mental Health Practices and Practitioners in Dakar and the Surrounding Area – Caitlin McKINLEY (https://digitalcollections.sit.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=2423&context=isp_collection)
– NDOX ÉLECTRIQUE – Rituel adorciste du N’döep lébou, Sénégal, 2021 :
https://youtu.be/NytXxyEP_No
https://tinyurl.com/NDOXfilm
D’autres projets de la TRANS-AEOLIAN TRANSMISSION à (re)découvrir :
– Xinjiang, Taklamakan & Karakoram – Shamans & Dolans, Xinjiang, République Populaire de Chine, 2013 : https://youtu.be/DAHnXiSFNsc
– IFRIQIYYA ÉLECTRIQUE – Rituel adorciste de la Banga, désert du Djérid, Tunisie, 2015 : https://youtu.be/Yhkd_rYuKU0
– Alevilik Aşkına – Alévisme, Dersim, Kurdistan,Turquie, 2018 : https://youtu.be/F8d5eJiOUX4