Ruşan FILIZTEK – Exils, de la Mésopotamie à l’Andalousie
(Accords Croisés / Intégral)
Pour tout être humain, un exil est une épreuve le plus souvent subie, forcée. Si cet être humain a une âme artiste, il peut transformer cette épreuve en une force motrice qui contribuera positivement au développement de son histoire. Raconter un exil est déjà une façon de le sublimer, même si le ton en est dramatique. Mais quand un artiste vient à raconter ses Exils, on se dit que soit il est la proie d’une fatalité tenace, soit qu’il est passé maître dans l’art de transmuer ce qui au départ était un événement traumatique en un ressort existentiel et créatif. C’est assurément le cas de Ruşan FILIZTEK, chanteur, joueur de saz (un luth à manche long emblématique des traditions d’Asie mineure) et musicologue qui a beaucoup voyagé, tant géographiquement que musicalement.
Né en Anatolie, à Diyarbekir, la capitale historique et culturelle du Kurdistan, où il a été initié au saz par son père avant de se perfectionner dans des écoles et universités anatoliennes et stambouliotes, Ruşan FILIZTEK a sillonné la région mésopotamienne (Syrie, Irak) afin d’approfondir davantage ses acquis musicaux et, en plus du saz, apprendre les chants kurde, turc, grec et arménien/araméen. Dûment abreuvé des trésors musicaux de cet ancien berceau de civilisation, notre barde kurde s’est installé en France, à Paris, en 2015, pour étudier la musicologie à la Sorbonne et débuter une carrière de musicien. Invité dans de nombreux festivals, il a rejoint en 2016 le projet européen de Jordi SAVALL Orpheus XXI et, après avoir reçu le Prix des Musiques d’ICI en 2019, a travaillé sur son premier disque, Sans Souci, paru chez Accords Croisés en 2021. Il récidive dorénavant avec Exils, un projet dont les lignes directrices ont été tracées à la faveur d’un concert au référentiel festival des Suds, à Arles, en 2019, puis étirées et remodelées, suivant l’élargissement de la formation.
Sur l’album qui en résulte, c’est pas moins de neuf musiciens et chanteuses qui accompagnent Ruşan FILIZTEK dans l’évocation de ses Exils, tant extérieurs qu’intérieurs. Tous ces artistes vivent comme Ruşan à Paris, mais sont bien plus que de simples musiciens de session motivés par le leitmotiv « we’re only in it for the money ». Avec Exils, on assiste à l’éclosion d’une pousse arrosée par les apports des uns et des autres, mais aussi par les liens relationnels que ces artistes ont pris le temps de nouer entre eux. Ruşan FILIZTEK tient à le préciser : « Ma musique est la quête d’autres musiques, celles du pays où je vis aujourd’hui mais aussi celles des minorités opprimées interdites dans leur pays et qui peuvent s’exprimer et se réinventer dans l’espace de liberté que représente Paris. » Et d’ajouter : « Ce ne sont pas seulement des musiciens avec lesquels je travaille. Je vis avec eux. »
L’album Exils est donc nourri de la mise en commun de différentes expériences d’exils transformés en partages de transhumances artistiques, lesquels forment un kaléidoscope d’influences allant du bassin anatolien-mésopotamien à l’autre bout de la Méditerranée, soit l’Andalousie, en passant par la Grèce. Le caractère pluriel de l’inspiration de Ruşan FILIZTEK s’exprime aussi à travers l’usage de différents luths – saz, oud, cura, tembur et même un saz électrique.
Le morceau d’ouverture, Çoxê Mino (une chanson traditionnelle kurde), plante derechef le décor en Andalousie : avec les palmas (accompagnements rythmiques manuels) de Juan Manuel CORTES et l’intervention de la leste guitare flamenca de François ARIA, qui impose son « compás » (tempo), et la basse électrique d’Emrah CAPTAN qui sert de propulseur.
À moins d’avoir avalé de l’amidon, il est impossible de ne pas se déhancher sur un thème aussi accrocheur et grisant, comme l’est peu après Kubar Yarê Esmerê, aux mêmes couleurs de flamenco. Un peu plus loin, sur Soleá del Encuentro, Cécile EVROT donne la réplique à Ruşan sur un chant traditionnel turc, avec son immanquable « cante jondo » typique du flamenco. Le rythme est toutefois ici plus feutré et acoustique, dépeignant une atmosphère plus dramatique, avec des percussions soyeuses. La danse reprend ses droits sur La Travesia, une « buleria » une fois encore illuminée par le grain vocal de Cécile EVROT et la guitare de François ARIA, et toujours les palmas de CORTES.
Cette forte empreinte andalouse pourra de prime abord désarçonner l’auditeur venu écouter « un disque de musique kurde ». Qu’il se rassure, le chant et les luths de Ruşan FILIZTEK mènent les (d)ébats de bout en bout, et l’inspiration kurde est immanquable sur des chansons comme Bisk, à l’ambiance nostalgique et rêveuse. Son thème mélodique est du reste repris sur le somptueux Hassan (un thème traditionnel sur des paroles de Socratis MALAMAS), dans lequel la langue kurde croise la langue grecque, puisque la chanteuse franco-grecque Dafné KRITHARAS y fait une apparition remarquée et remarquable, sa voix et celle de Ruşan entamant un dialogue avant de se projeter dans de sublimes vocalises.
Exils contient également des pièces instrumentales composées par Ruşan FILIZTEK, dont le morceau éponyme, qui évoque des sentiments douloureux et sur lequel interviennent Marie-Suzanne de LOYE à la viole de gambe et Sylvain BAROU à la flûte, tandis que Ruşan y fait entendre un solo de saz électro-acoustique. Plus apaisée et rêveuse, la pièce Nomades est joliment enveloppée par le doudouk d’Artyom MINASYAN et la contrebasse de Leila SOLDEVILA. La pièce qui suit, Aparanipar, bien que soutenue par les percussions et les palmas de Juan Manuel CORTES et colorée par l’unisson du saz de Ruşan et la flûte de Sylvain BAROU, nous entraîne en Arménie, inspirée par une forme de danse de la ville d’Aparan.
Tiré du projet Orpheus de Jordi SAVALL, auquel a collaboré Ruşan FILIZTEK, le morceau Neighbours se développe sur un rythme lent d’influence balkanique et tutoie les abstractions réflexives, avec les épanchements du doudouk d’Artyom MINASYAN, les pulsations félines de la contrebasse de Leila SOLDEVILA, et les cordes réverbérées de Ruşan FILZTEK…
Enfin, Zyryab clôture cette expédition dans les Exils « fliiztekiens » en convoquant lui aussi des sonorités plus contemporaines de claviers et de basse électrique (celle d’Emrah CAPTAN, déjà entendue dans le groupe KAVKAZZ), et bien sûr celles du saz électro-acoustique de Ruşan FILIZTEK. Nous parlons bien de ce morceau dont la musique a été composée par Paco de LUCIA et dont le titre fait référence au musicien et savant kurdo-perse du IXe siècle ZYRYAB, connu comme le père de la musique arabo-andalouse, au sein de laquelle il a introduit le oud en lui adjoignant une cinquième corde. Ce double hommage final donne tout son sens à la carte géographique et sonore dessinée par Ruşan FILIZTEK et ses voisins d’aventure le long de ces Exils en onze étapes.
De la Mésopotamie à l’Andalousie, le trajet n’est certes pas rectiligne, mais c’est précisément dans ces détours faits de rencontres, de découvertes et de partages que Ruşan FILIZTEK dessine les reliefs d’une autre forme d’enracinement dans le monde, ou dans les mondes : un enracinement exploratoire, qui fonctionne à l’inverse des enracinements en forme de replis. Ici, il est plutôt question de « déplis », comme on déplie une carte géographique pour voir le monde en plus grand, et en plus généreux.
Stéphane Fougère
Label : www.accords-croises.com