Ram NARAYAN ne fera plus entendre les cent couleurs de son sarangi
Le Pandit Ram NARAYAN est mort le 9 novembre 2024, à l’âge de 96 ans. Pour tout amateur de musique savante indienne, son nom est associé à l’instrument qu’il a contribué à faire connaître tant en Inde qu’au reste du monde, le sarangi. Avant lui, cette vièle à archet d’origine sans doute afghane servait principalement à accompagner les chanteurs et conteurs du Pakistan, du Rajasthan et du Népal. Tout au long de sa carrière, Ram NARAYAN a fait rien moins que hisser le sarangi au rang d’instrument soliste dans le milieu de la musique classique d’Inde du Nord, au même titre que des instruments plus connus comme le sitar, le sarod ou la vîna.
Principal instrument à archet en Inde, le sarangi avait à l’origine une forme assez rudimentaire qui s’est affinée au XIVe siècle, très probablement grâce à Amir Khusrau (poète persan considéré comme le fondateur de la musique hindoustanie comme du qawwali pakistanais). Le mythe dit qu’il a été inventé par Ravana, le roi-démon du Ramayana, ce qui a donné son autre nom, le « ravanahasta ». Le nom « sarangi » signifie « cent couleurs ». Cet instrument à cordes frottées d’environ 70 centimètres est constitué d’une large caisse de résonance rectangulaire en bois de teck, d’une table d’harmonie en parchemin (peau de chèvre), d’un manche large et épais, sans touches ni frettes, monté de 3 ou 4 cordes en boyau, et de quelque 35 cordes sympathiques en métal qui vibrent en résonance sans être jouées. Les cordes sont jouées avecd un archet, et le musicien touche les cordes non pas avec les doigts, mais avec le dos des ongles de la main gauche.
D’instrument populaire, le sarangi est devenu grâce à Ram NARAYAN un instrument apte à jouer de savants raga. Il en a développé et approfondi les ressources afin d’en faire ressortir ses capacités expressives et d’en épanouir la force lyrique, et a ainsi suscité l’admiration d’artistes occidentaux tels que Yehudi Menuhin, Pablo Casals, Nadia Boulanger, Mstislav Rostropovitch ou encore Janos Starker et Michael Nyman.
Originaire du Rajasthan (il est né à Amber, près d’Udaipur, le 25 décembre 1927), Ram NARAYAN a appris à jouer du sarangi à un âge précoce, étant issu d’une famille de musiciens. (Son père, Nathuji Biyawat, était un réputé joueur de vièle dilruba, son grand-père était chanteur, de même que son arrière-grand-père, qui s’est produit à la cour du maharadjah d’Udaipur.) La légende veut qu’un sadhu venu faire une halte à Udaipur avant de se rendre à Bénarès (la ville sainte) aurait laissé son sarangi au jeune Ram NARAYAN et ne serait jamais venu le rechercher, lui cédant ainsi une part de sa connaissance… Son père lui a alors enseigné une technique de doigté qu’il avait lui-même développé.
Vers dix ans, Ram NARAYAN a appris les bases du dhrupad, le genre le plus ancien de la musique classique d’Inde du Nord, s’appliquant à assimiler la technique de jeu du sarangiste Uday Lal (lui-même élève de deux chanteurs de dhrupad de la dynastie des Dagar). C’est ensuite un chanteur itinérant, Madhav Prasad, qui a servi de gourou à Ram NARAYAN et qui lui a enseigné le khyal, un autre genre prédominant de la musique classique hindoustanie. Il l’a aussi convaincu d’abandonner une carrière pourtant confortable et lucrative d’enseignant en musique pour se consacrer à sa pratique musicale, à une époque où le sarangi était à la musique courtisane et ne bénéficiait donc pas d’un haut statut social. Ram eut ensuite pour gourou un éminent chanteur de la gharana (école) Kirana, Ustad Abdul Waheed Khan.
À quatorze ans, Ram NARAYAN a intégré un ensemble de musiciens professionnels de la station All India Radio (AIR) à Lahore, accompagnant divers chanteurs, mais a également été autorisé de temps à autres à se produire en solo. Lors de la partition de l’Inde en 1947, Ram NARAYAN s’est fixé à Delhi, où il a joué pour la station AIR locale, et a accompagné d’illustres maîtres de chant de l’époque, comme le Pandit Omkarnath Thakur, Bade Ghulam Ali Khan, Krishnarao Shankar Pandit, Amir Khan ou encore la chanteuse renommée Hirabai Barodekar.
Mais Ram NARAYAN s’est bientôt senti frustré de son simple rôle de soutien de chanteurs, et s’est mis à travailler en indépendant à la faveur d’un emménagement à Mumbai en 1949. Il a alors travaillé pour l’industrie cinématographique, composant des thèmes pour plusieurs films. C’est à cette époque, en 1950, qu’il enregistre trois 78 tours, puis un EP 10’’, qui passe un peu inaperçu. Sa première performance en solo lors d’un festival à Mumbai en 1954 n’a pas été bien accueillie, l’intérêt pour le sarangi en tant qu’instrument soliste n’étant pas encore très répandu. Mais Ram NARAYAN a continué à se produire devant des publics plus restreints, et a finalement connu une deuxième chance de jouer en festival à Mumbai en 1956, avec une réception nettement plus favorable.
S’inspirant de l’exemple du sitariste Ravi Shankar et du sarodiste Ali Akbar Khan, Ram NARAYAN a commencé à se produire à l’étranger, entamant sa première tournée internationale aux États-Unis et en Europe (France, Allemagne, Angleterre) en 1964, et constatant un vif intérêt des Occidentaux pour le sarangi, considéré comme proche du violon et du violoncelle. Ram jouait alors en compagnie de son frère aîné, le renommé joueur de tablas Chatur Lal, qui avait déjà accompagné Ravi Shankar et Ali Akbar Khan lors de la décennie précédente. Ram joue de même sur le premier disque solo de Chatur Lal, Drums of India (1962, World Pacific Records), apparaissant sous l’orthographe « Ram Narain ». Les deux frères ont de même enregistré plusieurs disques dans les années 1960, notamment un disque paru en France chez BAM, Ragas du matin et du soir (1964).
Ram NARAYAN a cependant été très affecté par la disparition brutale, en 1965, de son frère, dont il était assez proche, au point de ne plus pouvoir jouer durant deux ans. Il a cependant surmonté cette douloureuse épreuve et a repris les tournées, cette fois en compagnie de Suresh Talwalkar, jeune tabliste de Bombay, élève de Pandrinath Nageskar, et dont le style de jeu est assez fidèle à celui de Chatur Lal. C’est de même Suresh Talwalkar qui accompagne Ram NARAYAN dans plusieurs de ses disques enregistrés dans les années 1970, notamment ceux parus sur les labels français Ocora-Radio France (lire notre chronique), Disques Espérance/SonoDisc et STIL (Raga Saraswati / Raga Mishra Bhairavi / Jogia en 1979 puis Stil’s Sunday Solo en 1984).
Les décennies suivantes ont vu Ram NARAYAN enregistrer pour de nombreux labels indiens (Music Today, Oriental Records, Universal Music India, Venus) et occidentaux (Ocora, Nimbus, Wergo, Decca…) et se produire assez régulièrement sur scène, que ce soit en Inde comme sur les continents américain et européen, qu’il a pu visiter durant plusieurs mois, avant de réduire la voilure à partir des années 2000.
L’ultime enregistrement de Ram NARAYAN pour un label français (Zig-Zag Territoires) remonte à 2002 : les Ragas Jaunpuri & Kafi Malhar sont enregistrés chez Martin Dieterle, membre fondateur de la Fondation Ram Narayan, laquelle a été créée pour pallier au manque de protection du patrimoine musical indien et se propose de réunir des archives sonores et documentaires sur plusieurs musiciens et de constituer des enregistrements de référence. Outre celui de Ram NARAYAN, le même label Zig-Zag Territoires, en collaboration avec la Fondation Ram Narayan, a publié un album de Brij Narayan, fils de Ram NARAYAN et éminent joueur de sarode, et un album d’Aruna Narayan, fille de Ram NARAYAN, elle aussi sarangiste (elle est la première femme à avoir donné un concert solo de sarangi).
Notons enfin que Ram NARAYAN fait une apparition sur le disque Floodplain (2009) du Kronos Quartet, où il joue l’ « alap » (introduction arythmique) du Raga Mishra Bhairavi.
La carrière de Ram NARAYAN a été honorée par plusieurs récompenses nationales, dont le prix Rajasthan Sangeet Natak Akademi en 1974-1975 et le prix national Sangeet Natak Akademi pour 1975, et a été décorée par plusieurs distinctions, dont le Padma Shri en 1976, le Padma Bhushan en 1991 et le Padma Vibhushan (la deuxième plus haute distinction civile de l’Inde) en 2005.
Outre son parcours d’artiste, Ram NARAYAN a assuré une carrière d’enseignant à l’American Society for Eastern Arts et au National Center for the Performing Arts de Mumbai dans les années 1970 et 1980, et il fut le premier à donner une « master class » de sarangi. De plus, il a enseigné en privé à des élèves de sarangi, dont sa fille Aruna Narayan, son petit-fils Harsh Narayan et Vasanti Srikhande, mais aussi à des joueurs de sarod, dont son fils Brij Narayan.
Enfin, tout au long de sa carrière, Ram NARAYAN s’est efforcé d’assurer la promotion de son instrument. Craignant la disparition progressive de la pratique du sarangi, il a appelé le gouvernement indien à en assurer la préservation et à former plus d’enseignants compétents.
Le style de jeu de Ram NARAYAN a été apparenté à celui de l’école Kirana, mais son style d’interprétation n’y est pas fortement lié. En fait, la plupart des compositions de NARAYAN proviennent du répertoire chanté de ses professeurs et il les a modifiées et adaptées au sarangi. Il a de plus créé des compositions originales et, à défaut d’avoir créé de nouveaux ragas, il a développé des ragas composés. Tout en restant caractéristiques de la musique classique hindoustanie, les choix stylistiques et sa technique de doigté de Ram NARAYAN n’étaient pas communément adoptés par les joueurs de sarangi.
De fait, Ram NARAYAN s’est écarté de la tradition par certains aspects : par exemple, dans les alap des ragas, il remplaçait volontiers la section rapide habituelle de l’alap (jhala) – qu’il jugeait plus approprié pour les instruments à cordes pincées – par un ensemble de « taans » (technique virtuose utilisée dans la musique vocale classique nord-indienne impliquant des passages ornementés très rapides), et exécutait le « gat » (section avec accompagnement rythmique comprenant une ou plusieurs compositions) influencés par un style de jeu purement instrumental, là où les compositions fixes sont fondées sur la performance vocale.
En ce sens, Ram NARAYAN fut autant le prolongateur d’une ancienne tradition qu’un rénovateur. Et il suffit d’écouter comment il faisait gémir son archet sur les cordes de son sarangi, comment il le faisait chuchoter, siffler, crier, bondir et vibrer pour mesurer l’ampleur de son sensibilité poétique et la fertilité de son imagination. Ses interprétations de raga faisaient figures d’accouchements émotionnels susceptibles de libérer et de transmettre cette énergie qui nous dirige vers plus de hauteur…
La musique savante indienne du XXe siècle perd l’une de ses chevilles ouvrières les plus exemplaires. RIP Maestro, et toutes nos condoléances à ses proches.
Stéphane Fougère
bel article, merci Stéphane ! C’est grâce à Ram Narayan que j’ai découvert le Sarangi, dont il jouait avec une sensibilité remarquable. A présent il enchante Shiva….