Saeid SHANBEHZADEH
De l’Afrique au Persique
Artiste rare, Saied SHANBEHZADEH l’est à plus d’un titre : non seulement il représente une expression musicale fort peu connue d’Iran et du golfe Persique, mais il est apparemment le seul à la représenter sur la scène internationale. Ce virtuose des instruments à vent (cornemuse, flûte) et des percussions est en effet détenteur d’une culture métissée, au carrefour des rites soufis et africains.
Un brassage identitaire
L’Iran n’est pas seulement riche d’une tradition musicale classique remarquablement sophistiquée, elle abrite également une tradition aux contours plus lointains que ceux de la culture persane. Cette tradition, c’est celle de la province et de la ville de Boushehr, connue de nos jours comme plateforme pétrolière et de par l’implantation récente d’une centrale nucléaire – bref l’endroit idéal pour se faire des vacances méditatives -, mais qui fut à l’origine, et ce durant des siècles, un simple village de pêcheurs. (La pêche de perles y était abondamment pratiquée jusque dans les années 1960.)
Situé sur la côte sud-ouest du golfe Persique, ouvrant sur la mer d’Oman et l’Océan indien, Boushehr fut longtemps un passage stratégique du commerce maritime, lequel partait de la côte est de l’Afrique, et notamment de l’ile de Zanzibar, au large de la Tanzanie, et longeait le Yémen, le Sultanat d’Oman, l’Iran, pour atterrir au Gujarat, une province de l’Inde. Cette sorte de « Route de la soie alternative » a ainsi encouragé la circulation de moult populations et cultures : africaine, arabe, persane, berbère, indienne, indonésienne, chinoise et juive.
Cette rencontre entre l’Afrique et l’Orient islamisé a certes été aussi forcée par des événements sombres de l’Histoire des peuples, comme la traite négrière par les navigateurs arabes, dès le IXe siècle. Mais de fait, les communautés africaines ont fait perdurer dans le golfe Persique les rites et les cérémonies de l’Afrique noire animiste, ainsi que les musiques qui vont avec. En conséquence, des cérémonies soufies telles que le « dikhr » ont quelques accointances aucunement hasardeuses avec d’anciens rites de guérison animiste comme le « zâr » (qui signifie « visite »).
Cet ample brassage d’influences a donné à Boushehr et à sa province une identité culturelle pour le moins atypique, voire marginale, en Iran. De ce croisement entre traditions africaines et traditions islamiques s’est développé un répertoire musical singulier dont Saeid SHANBEHZADEH est le dépositaire revendicatif. Son apprentissage musical, instruit par les vieux maîtres de la région, a commencé dès l’âge de sept ans, d’abord aux percussions, au chant et à la danse. Depuis, Saeid SHANBEHZADEH joue de plusieurs instruments emblématiques de cette tradition musicale intimement liée à un contexte cérémoniel religieux et qui appelle à la transe.
Une culture afro-musulmane
Le plus impressionnant, tant dans sa forme que dans ses sonorités, est sans doute le « neyaban », une cornemuse à anche simple pourvue de deux tuyaux en roseau percés de six trous que l’on retrouve sous des factures variées dans les cultures noires allant de l’Algérie au Sultanat d’Oman. L’usage du neyaban est directement lié aux rites du zâr et du diwan (« assemblée »), destinés à purifier les esprits et guérir les maladies. La maîtrise éloquente que déploie Saeid SHANBEZHZADEH au neyaban est complétée par l’emploi d’une double flûte « neyjofti », de la corne de chèvre « boogh », des cymbales « senj » et des percussions « zarb-e-tempo » et « dammamm ». Ce dernier, de forme cylindrique à double membrane, se joue avec une baguette ou avec la main et sert d’instrument d’appel lors des cérémonies rituelles chiites de Boushehr. À ce titre, il constitue un vecteur spirituel autant qu’un emblème révéré de ces cérémonies.
Depuis 1990, Saeid SHANBEHZADEH (qui vit aujourd’hui en France) a formé un ensemble qui porte son nom et dont la géométrie peut être variable. Mais dans la plupart des cas, le noyau en est constitué par Saeid et par son fils, Naghib, qui a commencé à jouer des percussions à l’âge de trois ans. Au sein de l’Ensemble SHANBEHZADEH, il joue principalement du zarb-e-tempo.
Un premier disque est sorti en 2009 dans la collection « Musique du monde » du label Buda Musique, sous le titre générique Iran : Musiques du Golfe Persique. Saeid et Naghib SHANBEHZADEH y sont accompagnés par Mahmoud BARDAKÂNIA, qui joue du dammam, et par le chanteur Abdollah Moghateli MOTLAGH. Divers types de musiques de la province de Boushehr et du Sud iranien sont évidemment présentées dans ce CD : la musique de guérison liée au rituel du zâr, la musique sacrée (Shamé Ghariban), mais aussi la musique de fête, la danse (Bandari) et le « charveh », chant d’amour finement ornementé et servi par un texte poétique. Saeid SHANBEHZADEH et son ensemble offrent sur cet album une excellente et très grisante introduction à cette tradition musicale de terre iranienne mais aux profondes racines africaines, et dont le pendant indien (celui des communautés africaines installées dans la province du Gujarat) est représenté par le groupe SIDI GOMA.
Mais pour saisir pleinement la dimension spirituelle de cette musique, il faut impérativement voir l’Ensemble SHANBEHZADEH sur scène. Saeid y dévoile une gestuelle tourbillonnante et jubilatoire tout en semant au neyaban et au neydofti des notes envoûtantes aux multiples échos émotionnels. En générant de farouches et néanmoins complexes élans rythmiques aux percussions, ses musiciens le poussent allègrement à explorer toutes les voies possibles de l’expression extatique. Il ne s’agit pourtant pas pour Saeid SHANBEHZADEH de verser dans l’esbroufe technique et la surenchère théâtrale, mais bien de donner une idée de la connexion intrinsèque entre ces sons et l’espace cérémoniel inhérent à cette tradition musicale métissée qu’il représente avec une fierté et une conviction infrangibles.
Entretien avec Saeid SHANBEHZADEH
Votre musique reflète la tradition musicale de la province de Boushehr, votre ville natale. Quelles sont les caractéristiques de cette musique par rapport à ce qu’on peut connaître plus communément de la musique traditionnelle persane, iranienne ?
Saeid SHANBEHZADEH : La musique que l’on présente sur scène est la musique traditionnelle de Boushehr, mais il y a aussi des mélodies de cérémonies qui viennent d’autres villes et provinces du Sud de la région du golfe Persique. Ce que connaissent la plupart des gens en fait, c’est la musique classique iranienne, du centre de l’Iran, le radif (NDLR : ensemble de motifs mélodiques – « gusheh » – répartis dans les systèmes modaux iraniens, les « dastgah » et leur dérivés, « avaz ». Le radif constitue l’essence même de la musique persane et figure au patrimoine culturel immatériel de l’Iran), avec des instruments comme le târ, le setâr, et le chant classique iranien. Il y a trois écoles différentes de cette musique classique iranienne : Téhéran, Ispahan et Tabriz.
Mais la région du Sud a sa propre musique. On utilise cette musique dans différentes cérémonies. La musique est un instrument pour nourrir les cérémonies ; c’est son rôle. Et on utilise aussi la musique pour la musique, pendant les fêtes.
Il y a beaucoup de différences, par exemple sur les mots « musique », « musicien ». Qu’est ce que veut dire le mot musique dans notre région ? Les gens pensent à certains instruments, certaines mélodies… Après, on a des musiques qu’on n’appelle pas vraiment LA musique, comme les chants de travail ou celles qu’on joue lors des cérémonies religieuses, que l’on utilise pour les cérémonies de guérison, le zâr par exemple, la musique de transe, la musique de funérailles… Toutes ces musiques ne sont pas perçues comme de la musique dans notre culture.
Par exemple, à la fin du concert, Habib Mefhta BOUSHEHRI et moi jouons d’une sorte de percussion, de tambour, qui s’appelle le dammam. Dans notre région, celui qui joue de cet instrument ne s’appelle pas un musicien. Un chanteur qui interprète des chansons religieuses ne s’appelle pas non plus un chanteur. Il n’est pas considéré comme tel.
Mais nous, aujourd’hui, on est considérés comme musiciens parce qu’on joue sur scène, on donne des concerts. On représente des extraits de chaque cérémonie. C’est très rare qu’on joue une cérémonie complète en concert. Prenons la musique de mariage : si on devait seulement jouer un répertoire de musique de mariage sur scène, ça durerait deux ou trois heures. La musique de funérailles, ça dure aussi trois heures. On ne peut pas jouer aussi longtemps.
Il en est de même pour les musiques rituelles, j’imagine…
SS : Exactement. Écouter un concert de musique à laquelle les auditeurs ne sont pas habitués peut sur la longueur paraître monotone, au sens où elle n’a pas été créée à l’origine pour être jouée sur scène. En revanche, si on est sur place, dans la cérémonie, ça n’est plus monotone.
Oui, parce que tout le contexte est différent.
SS : Voilà, les gens participent, etc. Mais sur scène, on est obligés de représenter des extraits de ces cérémonies, ceux où la musique tient une plus grande place que les autres aspects.
Quand je joue sur scène, je ne suis pas seulement musicien, parce que si on dit musicien ça ne colle pas. Habib, Naghib et moi ne sommes pas seulement musiciens. Je suis musicien et danseur, il n’y a pas de séparation entre la danse et la musique. Et on est obligés de chanter. C’est la cérémonie, c’est la tradition. On a beaucoup de déclamations, de gestuelles, et tout cela fait partie de chaque cérémonie. Jouer seulement d’un instrument, assis, et interpréter du chant classique iranien, avec ses techniques et tout, ça ne marche pas dans ce contexte.
Dans cette culture du Sud du golfe Persique, il n’y a donc pas de tradition de musique instrumentale qui s’écoute juste par pur plaisir esthétique ?
SS : Non. Il y a quelques parties où l’on fait un peu plus étalage de technique, mais c’est très court. Dans notre culture, on utilise la musique dans un but fonctionnel, il y a un but pour chaque mélodie, chaque cérémonie, et la musique doit rester au service de la cérémonie. Un musicien qui fait étalage de virtuosité technique, ça ne sert pas aux cérémonies, ça ne sert à rien.
Mais pour la scène en revanche…
SS : Pour la scène, je peux dire que je suis un des rares musiciens aujourd’hui – il y en a d’autres dans notre région – qui fait en sorte de garder le rôle de chaque morceau que je joue. Il y a un moment donné où je suis obligé de quitter la musique de mariage, qui est très joyeuse, festive, pour aller vers la musique de transe, celle du zâr. Je joue donc le répertoire de mariage pendant un quart d’heure/vingt minutes, et le morceau suivant, c’est le zâr.
Or, quand on joue le zâr, les mimiques, le caractère, la danse, la gestuelle sont très différents, de même que les sensations, le feeling. Parfois, on se force à aller vers ce feeling, cette sensation ; sinon ça ne marche pas, même pas pour le spectateur qui voit ça pour la première fois. Il est clair que ce sera pour lui du cinéma, quelque chose de très théâtral. Il faut faire attention à ne pas trop verser non plus dans le théâtral. Il ne faut pas qu’on exagère les choses. Il s’agit de rester naturels. Il y a beaucoup de difficultés à transmettre et à garder cette énergie dans le groupe.
Mon fils, Naghib, est percussionniste. Ça fait cinq ou six ans qu’il habite en France, il va à l’école, au conservatoire de musique ; il a grandi dans une autre atmosphère. Transmettre tout ça, c’est hyper difficile. Par exemple, le rythme, c’est trop facile. 1, 2, 3, 4…, du 6/8, c’est pareil, OK… Mais notre tradition, ce n’est pas ça. C’est la grande différence entre notre musique et la musique classique iranienne. Dans le milieu de celle-ci, il y a beaucoup de gens qui ont grandi (et appris) en Iran, ils n’ont pas grandi dans cette atmosphère d’ici.
Un Japonais qui souhaiterait venir jouer du violon au conservatoire supérieur à Paris n’a même pas besoin de venir à Paris en fait : il y a un conservatoire à Tokyo, où il peut apprendre à jouer du Beethoven, du Vivaldi, etc., sans problème. Il y a des méthodes, il jouera de pareille manière. Il y a des milliers d’orchestres symphoniques partout dans le monde. Mais dans notre contexte, ce n’est pas qu’une question de mélodie, de rythme. Quand je dis à Naghib que j’ai besoin qu’il chante comme ça (NDLR: il chante), s’il fait la même chose à son école française, devant ses camarades, ils vont se dire « mais qu’est-ce que c’est que ça ? ». Il est donc dans une sorte de paradoxe. Voilà donc toute la difficulté de transmettre aujourd’hui cette culture.
Votre fils est-il le seul à subir ce paradoxe ?
SS : Ça ne vaut pas seulement pour Naghib, mais aussi pour les musiciens qui habitent à Boushehr. J’ai des contacts avec les générations après moi, avant moi, suite aux nombreuses recherches que j’ai faites. De plus, j’ai grandi dans un vieux quartier de Boushehr, et j’ai fait toutes les cérémonies de mariage, les danses, les cérémonies religieuses. Je suis spécialiste des cérémonies religieuses. La danse, je connais ; j’ai participé à de nombreuses manifestations quand j’étais petit, jusqu’à maintenant.
À ces musiciens de notre ville, il m’est arrivé de leur dire : « Excusez-moi, ça, c’est de la musique, oui, mais on ne peut pas dire que c’est la musique de Boushehr ! Vous êtes musiciens, d’accord. Vous êtes en concurrence avec les musiques de variétés, vous pouvez passer à la télévision, à la radio, on vous dira que vous faites de la musique. Il y a le synthétiseur, tout ce dont vous avez besoin pour faire du gros son, etc., mais il y a une chose qui manque dans votre travail : vous avez oublié que cette musique (de Boushehr) provient des cérémonies. » Qu’est-ce qui se passe dans les cérémonies ? Plein de choses ! C’est comme avec un repas iranien : il y a le riz, les légumes, tout ça… mais il y a aussi cette petite chose sans laquelle il n’y a pas le goût du repas iranien. Mais c’est le même repas.
Sauf qu’il n’a pas la même saveur…
SS : Il faut cette épice qui va faire la différence… C’est une petite chose, mais elle est très importante. Et aujourd’hui, les changements de rythmes de vie, la « modernisation » des pays du tiers-monde, avec les systèmes dictatoriaux rentrés dans l’ère moderne, tout cela efface ces petites choses, ces détails qui sont les plus difficiles à garder.
Un visage, ce n’est pas trop difficile à garder. Mais les choses à l’intérieur, ces petits détails, c’est autre chose… On peut établir un parallèle avec une photographie : imaginons une photo sur laquelle on verrait deux sœurs jumelles. Dans cette photo, on ne verrait pas que l’une de ces jumelles est morte. On ne peut pas le savoir. La fille qui est morte a le même visage que celle qui est encore vivante. Et certaines musiques traditionnelles – pas seulement celle de notre pays – ont un visage, un nom, mais à l’intérieur il n’y a rien.
C’est comme cette histoire de « musique soufie ». J’avais essayé d’organiser un débat, mais je n’y suis pas arrivé parce que ce n’est pas le rôle d’un musicien de faire de la critique. Mais ça fait mal, en tant qu’artiste qui a fait beaucoup de recherches en Iran, dans le Nord, dans le Sud, d’entendre cette expression. La musique soufie, ça n’existe pas dans notre pays. Il y a des cérémonies soufies, et la musique n’est que l’un des éléments qui sont utilisés dans ce cadre. Mais il n’y a pas de concert de musique soufie.
Un musicien soufi qui vient, s’assoit, joue, fait des ornementations, etc., on ne voit jamais cela ! On ne peut pas trouver de cérémonie dans une mosquée où l’on verrait un artiste chanter, faire d’énormes ornementations ou jouer d’une manière qui nous ferait dire « Wouah ! Oui, ça y est, je suis en transe ! Oh, et le rythme en 6/8, regarde, il joue vite, il est trop rapide… » Ça, ça n’existe pas ! En Europe, il y a des salles qui prétendent programmer de la « musique soufie iranienne ». Il faut vraiment qu’on arrête avec cette histoire.
C’est comme si on la mettait dans un bocal pour nous la montrer…
SS : Regardez les affiches de mes concerts : on n’écrit pas « musique de transe religieuse soufie » dessus… On a inscrit seulement « concert de musique de l’Ensemble SHANBEHZADEH ». On présente la musique du Sud de l’Iran, dans ses diverses formes. Après, on explique au public que ce ne sont que des extraits de telle ou telle cérémonie. Je pense que la chose la plus importante dont le public ait besoin aujourd’hui, c’est la vérité. Il faut expliquer la vérité, pas répandre des charlataneries.
Réalisé par Stéphane Fougère
– Photos : Sylvie Hamon & Stéphane Fougère
* CD Saeid SHANBEHZADEH – Iran: Musiques du Golfe Persique (Buda Musique / Universal)
(Article original publié dans ETHNOTEMPOS le 4 juin 2010)
J’ai toujours été fascinée par la musique que jouent Naghib, mon ancien élève au collège Plaisance, et les membres de sa famille. Etant actuellement en train de monter une exposition d’instruments de musique du monde au sein de mon établissement, j’aimerais pouvoir reprendre contact directement avec Naghib… En effet, la philosophie de cette exposition est la suivante: la diversité des instruments ressemble à la diversité des peuples humains; elle en est le miroir. Retrouvons, au coeur de cette diversité, ce qui nous rassemble, ce qui nous unit, dans une seule et même humanité. Tout l’article ci-dessus, que je viens de lire, traite de ces questions.