Senem DIYICI – Nara

109 vues

Senem DIYICI – Nara
(ADA Müzik)

Toute quête artistique passe par des moments d’effervescence créatrice, de production prolixe… et parfois aussi par des moments d’occultation, de repli, d’absence, avant le grand retour. En la matière, celui de Senem DIYICI compte parmi les plus inattendus. Cela fait en effet une bonne décennie que la chanteuse et percussionniste turque n’avait plus donné signe de vie musicale. À ceux à qui son nom ne dirait rien, Senem DIYICI est une vétérane d’une certaine world music fusionnelle qui a marqué son temps, en l’occurrence la toute fin des années 1980, époque à laquelle est sorti son premier album, Takalar, qui fut la première signature du label français La Lichère, créé par feu Patrick TANDIN. On découvrait alors une voix sophistiquée et spontanée nourrie de musique traditionnelle turque frottant son expression aux audaces de six jazzmen français, avec la participation du fameux batteur et percussionniste jazz turc Okay TEMIZ (lequel devait honorer La Lichère deux ans après de son album référentiel Fis Fis Tziganes).

Puis Senem DIYICI a formé son quartette (composé d’Alain BLESING, Philippe BOTTA et Ravy MAGNIFIQUE, plus tard remplacé par François VERLY), lequel a perduré jusqu’au début des années 2010 et, au fil de plusieurs tournées internationales, a laissé de rares mais substantielles empreintes discographiques : Geste (1993), Divan (1995), Tell me Trabizon (1999), Live ! (2004), puis Dila Dila en 2011 (avec une nouvelle formation, le MAVI YOL QUARTET), sans oublier un DVD Live – Satellit’Café, Paris, en 2007. (Il y a eu aussi un disque avec le compositeur Lari DILMEN, Zıpçıktı, en 2003, qui n’a guère circulé qu’en Turquie, et d’autres projets scéniques comme TRIO MYSTIQUE, TRIO LYRISME et OCTOBANDO.) Le silence qui a suivi la parution de Dila Dila aurait pu être définitif, il n’en est en fin de compte rien, puisque Senem DIYICI revient en force en 2023 avec son huitième album, Nara, qui constitue assurément l’une des premières et des plus belles surprises de cette année !

Évidemment, quand une artiste a passé une bonne vingtaine d’années à explorer et à peaufiner une ligne directrice musicale qui est devenue sa « signature », le public s’attendrait volontiers à ce que, après plusieurs années de retraite, elle réitère cette signature pour le conforter dans son attente. Surprise, il n’en est rien ! La musique de Senem DIYICI en 2023 ne ressemble pas à celle que l’on a connue dans les années 1990-2010. Certes, sa voix reste reconnaissable entre mille, haut perchée, délicate et puissante tout à la fois, exprimant la caresse comme la douleur, la larme comme le rire. Et elle s’accompagne comme à l’accoutumée de plusieurs percussions mondiales, calimba, gatam, bendir, tavul, grelots, bol tibétain, et de guimbardes. Par contre, son quartette n’a pas été renouvelé. Une page est donc radicalement tournée et, en ce sens, Nara fait office de premier album solo de Senem DIYICI, à l’approche de ses 70 printemps ! Il n’est jamais trop tard pour se refaire…

Marquant un nouveau départ, Nara reflète la nouvelle vie que Senem DIYICI a vécue depuis qu’elle est revenue à Istanbul (d’où elle est originaire), où elle a joué avec des musiciens locaux, animé des ateliers, peints de somptueux tableaux et… cultivé son jardin ! Les onze chansons que renferme Nara ont été composées entre 2011 et 2021 et enregistrées tant bien que mal pendant la période pandémique. Ces chansons nouvelles prennent la forme de fables, d’images kaléidoscopiques qui confirment l’approche « troubadourienne » de Senem DIYICI, en bonne conteuse qui se respecte et qui dit en mots et en notes ce qu’elle ressent (c’est le sens même de son nom). Et ses contes, on s’en doute, dessinent en creux une suite d’interrogations philosophiques et existentielles relatives à son statut d’artiste, de femme, bardée d’expériences et de souvenirs dont elle veut faire palpiter l’éclat encore vibrant.

YouTube player

Des évocations de son enfance, de sa famille et de ses racines kurdes, d’un personnage marquant du mouvement révolutionnaire turc ou de paysages de la péninsule anatolienne, entre la mer Egée et la Mer noire, alternent avec l’expression de sentiments intimes relatifs à la nécessité pour une femme blessée et révoltée d’apprendre à se reconstruire, à s’aimer soi-même, condition sine qua non pour retrouver le goût des autres et de la vie. Ces chants ont en quelque sorte une fonction guérisseuse, et ce disque agit de fait comme ce que les Japonais appellent l’art du « kintsugi », ou l’art de la réparation esthétique mettant en valeur les fêlures plutôt que de les cacher. Et la voix de Senem DIYICI a bien entendu cette capacité à agir tantôt comme un cri (sens du mot « nara »), tantôt comme un baume, et pour finir comme un rire.

YouTube player

Musicalement, Nara affiche des couleurs spécifiques qui tranchent avec ce qu’on avait précédemment entendu chez Senem DIYICI. Cette fois, les arrangements ont été confiés à Ersin ARSAVAŞ, dont le oud électrique, la basse fretless et les claviers aux couches néo-baroques imposent leurs couleurs au premier plan, avec le chant et les percussions de Senem DIYICI. Ici et là, d’autres timbres se font entendre, comme la guitare acoustique de Cenk ERDOĞAN, le ney de Bilgin CANAZ, les tablas de Gürkan ÖZKAN, et l’on retrouve même la trompette d’Ömer CAN UYGAN, qui œuvrait déjà sur l’album Dila Dila, et qui se fait entendre ici dès le morceau éponyme d’ouverture, reliant ainsi (même si de façon ténue) Nara à son prédécesseur, manière de dire que ce disque reprend les choses là où Senem DIYICI les avait laissées, mais en changeant radicalement les teintes, devenues symptomatiquement plus connotées « world orientale ».

Et même si les chansons souffrent peut-être d’une trop grande rigidité formelle (la durée des morceaux est contenue entre quatre et cinq minutes, sans grands espaces instrumentaux), elles dégagent une magie, une force émotionnelle indéniables et distillent un sens subtil du mystère existentiel. Avec Nara, Senem DIYICI a réinventé de fond en comble son espace sonore, mais elle est restée assurément elle-même, métamorphosée mais intacte. C’est bien là l’essentiel.

Stéphane Fougère

Site : www.senemdiyici.net/

Label : www.artdistrict-music.com/

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.