Tim BUCKLEY – Merry-Go-Round at The Carousel. June 1968.
(Bear’s Sonic Journals)
Tim BUCKLEY, que d’aucuns surnomment affectueusement et respectueusement « marin d’étoile » (Star Sailor, titre de son 6ème album paru en 1971 et échec total mettant fin à la première partie de sa carrière avant gardiste de folk blues illuminé) a sorti de son vivant (1947 – 1975) neuf albums (le dernier nommé opportunément de façon dérisoire Look at the Fool en raison de l’insuccès de la dernière partie de sa deuxième carrière) sur une courte période allant de 1966 (à l’âge de 19 ans) à 1975 date de son décès (overdose – désespoir ou les deux) à 28 ans.
Ses deux premiers albums parus sur le label Elektra, patrie du « nouveau folk des années 1960 », dans lesquels il se cherche encore, accompagné aux textes par l’omniprésent Larry BECKETT, lui permettent d’accéder au statut un peu encombrant de folk-rock singer à l’égal de Bob DYLAN, Jackson BROWNE, Fred NEIL ou d’autres dès 1967. En effet, le deuxième album, Goodbye and Hello (l’album du grand sourire en clin d’œil d’un dandy bouclé et rayonnant), offre une palette de chansons assez folk et un peu baroques dans lesquelles on découvre sa voix magnifique (quatre octaves) et ses tourments de poète de la génération des jeunes américains lors de la période des contestations tous azimuts (Viet-Nam, drogues, anti et contre-culture, new jazz, folk-rock et dérivés hallucinés ..) de l’Amérique secouée par l’irruption des nouvelles modes et de nouvelles musiques venues d’Europe ou de la West Coast.
Pourtant, le relatif succès de cet album ne va pas faire tourner la tête de Tim BUCKLEY, qui décide de prendre son temps avant de sortir trop vite un troisième album et préfère s’accorder un répit pour l’année 1968 pour la consacrer à deux grandes tournées de concerts.
La première de ces tournées le mènera en Europe dès avril 1968 avec un concert au Royal Festival Hall en première partie de l’INCREDIBLE STRING BAND (belle affiche), suivi de quelques enregistrements pour le Top Gear de John PEEL (le DJ au flair magique) le 7 avril. La deuxième grande tournée le fera retrouver Londres le 7 octobre en vedette principale au Queen Elisabeth Hall (magnifique double album Dream Letter, premier live acoustique posthume sorti en 1990) et à Copenhague le 12 octobre parmi d’autres dates (album semi officiel sorti en 2000).
Des sessions commencées dès mars 1968 continueront en juin et s’achèveront en fin d’année (elles seront éditées une première fois en 1999 sous l’intitulé de Works in Progress et intégrées officiellement dans le coffret Elektra de 2017 réunissant les 7 premiers albums de Tim BUCKLEY) et comporteront des versions partiellement abouties de morceaux qui ne paraitront pas en 1968 mais sur les deux albums suivants (Happy/Sad en mars 1969 et Blue Afternoon fin 1969).
Pas de sortie d’album en 1968, par contre beaucoup de concerts aux États-Unis. Au Chicago Electric Théâtre les 2 et 3 mai (qui fera l’objet d’un double CD paru en 2019) au Golden Bear de Pacific Coast Highway du 18 au 23 juin (titre de la troisième chanson de l’album Happy/Sad !!) et le 28 juillet au Newport Folk Festival avec des « célébrités » comme Joan BAEZ, Janis JOPLIN, Richie HAVENS et autres.
En 2021, aujourd’hui donc et 53 ans après cette tournée, alors que cette période semblait suffisamment documentée pour les « Tim BUCKLEY lovers » rassasiés en 2018 par plusieurs live de 1969, une divine surprise, tout à fait inattendue, ajoutait à la longue liste des trésors redécouverts (12 tous posthumes) un concert (les 15 et 16 juin) au Carousel Ballroom de San Francisco avec un mix de morceaux inédits (écrits de la main de BUCKLEY qui a abandonné son partenaire de plume Larry BECKETT) enchainés avec des reprises de traditionnels et surtout une partie de près de 23 minutes intitulée Strange Feelin’ Suite, complétement inédite et vraisemblablement peu jouée à cette époque.
Tim BUCKLEY, magnifiquement accompagné par les trois musiciens qui lui resteront fidèles jusqu’à fin 1970 et sans son guitariste (Lee UNDERWOOD occupé à se faire désintoxiquer !) donne un concert qui reste intime (l’alliance vibraphone de David FRIEDMAN, la basse de John MILLER et les percussions de Carter CC COLLINS se marient parfaitement avec la guitare 12 cordes et la voix du chanteur). Aucune chanson du deuxième album, Tim BUCKLEY semble en répétition pour peaufiner ses futurs chefs d’œuvre (Buzzin’ Fly joué deux soirs de suite, Happy Time et I don’t Need It to Rain tous en versions longues, enchainés et dérivant vers le côté jazz-folk-blues qui intéresse désormais Tim BUCKLEY) ; les morceaux du 15 juin montrent à quel point chaque concert de Tim BUCKLEY est différent du précédent ou du suivant, les morceaux sont « réinventés » et improvisés tant au niveau musical qu’au niveau des paroles et des agencements des arrangements de l’accompagnement qui est en osmose avec le chanteur (écoutez les échanges magiques entre le bassiste et le chanteur que l’enregistrement sur deux canaux rend comme une stéréo qu’on a plus l’habitude d’entendre et qui fait plaisir).
Le « grand finale » de l’album, Strange Feelin’ Suite, est en fait un assemblage de plusieurs chansons qui composeront la face A de Happy/Sad (la face Happy ?) intitulée sur l’album qui sortira neuf mois plus tard Love from Room 109 at the Islander (on Pacific Coast Highway). Partant de la chanson Strange Feelin’ (a work in progress remodelée lors des sessions et des concerts fin 1968), la suite est fluide avec comme pivot d’un medley entre trois chansons, les paroles empruntées à Strange Feelin’ : « just like a mockingbird » répétées, improvisées et retrouvées le long de la première partie de la suite jusqu’à « Sing a Song for you » qui s’évase grâce à la douze cordes vers l’acmé du concert : une chanson intense tirée des « Sessions » de Fred NEIL, elle-même adaptée d’un texte de Langston HUGHES racontant la visite d’un carnaval d’Amérique du nord vue par les yeux d’un jeune noir : Merry Go Round et ses envolées (the black boy est changé en white girl et ensuite par une black girl par Tim BUCKLEY dont la voix en majesté monte en intensité à chaque strophe et culmine à la fin de la chanson dans un déluge magnifique qui laisse abasourdi et pourtant reprise par un Strange Feelin’ endiablé et soutenu par les musiciens qui semblent possédés par la folie du chanteur.
Ce témoignage exceptionnel, qui bénéficie d’un soin particulier apporté par la fondation qui l’a produit et ressuscité donne la mesure de l’amour que ces gens-là portent à ces artistes restés des flambeaux de la fin des années 1960 dans le monde de la parenthèse enchantée (aux États Unis et en Grande Bretagne et ils sont peu) des singer-songwriters souvent disparus, parfois abîmés ou résignés par la suite, mais qui ont laissé une belle empreinte dans nos oreilles et qui étaient comme faisant partie de notre famille de cœur et d’esprit, rescapés ou fantômes rassurants qu’on accueille toujours avec ferveur après toutes ces années.
Xavier Béal
Page : Merry-Go-Round at the Carousel, Tim Buckley at the Carousel Ballroom – Owsley Stanley Foundation