UKANDANZ – Kemekem
(Compagnie 4000)
Il fallait, comme le disait Lao-Tzeu, trouver la voie. Si le groupe franco-éthiopien UKANDANZ a trouvé la sienne depuis une bonne décennie avec son « ethio-crunch » maison, il vient seulement récemment de retrouver sa… voix, en l’occurrence celle de son chanteur Asnake GEBREYES. Ah ? Parce qu’il l’avait perdue ? Oui, si l’on en juge par la précédente réalisation discographique offerte par le groupe en 2022, Four against the Odds, qui, comme son titre l’indique en sous-texte, était résolument instrumentale. Que s’est-il donc passé ?
L’explication en est simple au regard de la récente actualité planétaire : les restrictions en matière de déplacement imposées par la pandémie covidienne en 2020 ont durement entravé, voire paralysé, les projets artistiques de type « cross-over », dont celui d’UKANDANZ. Dans ces conditions, il était impossible de faire sortir Asnake GEBREYES d’Addis Abbeba et de ses frontières éthiopiennes pour faire des concerts, déjà que ce n’était pas toujours facile en temps « normal ». Mais UKANDANZ, sans doute par défi contre le fatalisme et afin de confirmer sa motivation à exister, a décidé de poursuivre son œuvre sans son chanteur, et a enregistré un disque instrumental (ce qu’était le groupe à ses tout débuts, du reste), tout en continuant à puiser dans les musiques traditionnelle et moderne éthiopiennes et en les dopant aux sons électriques et contemporains les plus libertaires.
Et puis les frontières se sont bon an mal an rouvertes, et les trafics d’influences ont repris, de même que les bonnes affaires, et Asnake GEBREYES a repris son rôle de prophète azmari pour le groupe. C’est donc en quintette que UKANDANZ a enregistré Kemekem, son cinquième méfait discographique.
Pour ceux qui ont zappé Four against the Odds, l’annonce de ce « grand retour » fait évidemment l’effet d’un pétard mouillé, mais Kemekem leur confirmera que UKANDANZ n’a rien perdu de sa verve incendiaire puisque la voix de GEBREYES a ce don de foutre le feu derechef dans une musique qui est déjà fortement électrisante. Mais une écoute plus attentive révèlera aussi quelques menus mais significatifs changements dans la panoplie instrumentale. Ces changements étaient en fait déjà à l’œuvre lors de l’enregistrement de Four against the Odds. Ceux qui connaissent ce LP retrouveront donc dans Kemekem un son qui leur est familier, de même qu’un répertoire en partie commun aux deux albums.
Mais pour ceux qui en sont restés à Yeketelale (qui date de 2018), il n’est peut-être pas inutile de signaler que la formation de UKANDANZ a encore évolué depuis. Ainsi, si Lionel MARTIN conserve son sax ténor, Damien CLUZEL, le pilier du groupe, a troqué la guitare contre la basse. Et le claviériste Fred ESCOFFIER a effectué lui aussi son grand retour. Non qu’il était parti loin puisqu’il jouait avec Lionel MARTIN dans PALM UNIT ; mais quand UKANDANZ a réalisé qu’il ne pouvait se passer de ce son d’orgue si caractéristique des musiques actuelles éthiopiennes, la proposition de Fred ESCOFFIER de revenir dans le groupe a été allègrement saluée et acceptée. Et enfin, la batterie est désormais assurée par Thomas PIERRE (ex-KUNTA, un groupe mariant le hip-hop avec l’afrobeat et les sons éthiopiens), lequel a travaillé comme un bûcheron pour assimiler les fondations polyrythmiques de cette musique et les restituer avec cette vigueur typiquement « ukandanzienne », charge dont il s’acquitte dûment.
Cela dit, Kemekem n’a pas exactement la même complexité ni la même densité pratiquée par le groupe du temps d’Awo. Moins extrémiste que ce dernier, Kemekem se veut plus lisible, presque plus aéré et plus « carré » en un certain sens, mais continue à diffuser cette verve bouillonnante et extatique à laquelle UKANDANZ nous avait habitués. Au virage plus électro de Yeketelale succède sur Kemekem un son plus chaleureux, dont les flammes sont perpétuées par le souffle inextinguible du sax ténor, le grain épais de l’orgue, les inflexions saillantes de la basse, les frappes foisonnantes de la batterie et bien sûr les incantations cathartiques d’Asnake GEBREYES.
Déjà présentes en versions instrumentales sur le disque précédent, les compositions Alègntayé (à l’origine écrite par les frères Ayaléw et Tesfayé ABBÈBÈ) et Ferjign Chereka/Moon Stroke retrouvent ici une nouvelle exaltation avec le renfort de la voix du barde éthiopien. Ce dernier en a profité pour caser deux autres de ses pièces, Ajebeshe Lideresh New, qui s’avère une solide entrée en matière dans l’album, et Endihe New Fiker, assurément le morceau le plus endiablé et accrocheur. La pièce éponyme ne manque pas non plus de saveur addictive. Il s’agit à l’origine d’une pièce composée par le chanteur et percussionniste Muluken MELESSE, fameuse figure de la scène musicale d’Addis Abbeba avant sa conversion à l’église pentecôtiste (qui a mis fin à sa carrière artistique).
Outre Kemekem, UKANDANZ revisite une autre de ses compositions, Anchin Mesay Konjo, qui distille un climat plus feutré mais subtilement tendu que viennent allégrement nourrir le sax ténor et l’orgue dans sa seconde partie.
Une bonne décennie plus tard, UKANDANZ démontre avec Kemekem que son éthio-crunch s’avère toujours aussi croustilleux et captivant. Il revigore les corps comme les esprits avec une faconde qui refuse d’être prise en défaut. « On lâche rien ! » est assurément son credo. Il est de ces engagements qui s’inscrivent dans la durée et qui forcent l’admiration.
Stéphane Fougère
Page : https://ukandanz.bandcamp.com/album/kemekem
Label : www.compagnie4000.com