ABAJI – Blue Shaman

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ABAJI – Blue Shaman
(Absilone)

La discographie du compositeur et multi-instrumentiste ABAJI, démarrée en 1995 (c’était il y a un bon quart de siècle, mine de rien), pourrait être assimilée à un Guide du Routard version sonore, à la différence près qu’il ne faut pas s’attendre, d’un disque à l’autre, à y trouver une destination précise, mais bien plutôt un kaléidoscope de résonances géographiques. Esprit nomade devant l’Éternel, ABAJI a voué sa vie personnelle et artistique à l’exploration des cultures et aux échanges humains et musicaux. Après avoir démarré sur l’axe Paris-Beyrouth, il a ainsi pris les multiples routes qui mènent aux Orients. Oui, « aux Orients », car avec ABAJI, tout se conjugue au pluriel, à commencer par sa collection d’instruments, qui s’élève à quelque 300 pièces : cordes, percussions, vents…

Luthier passionné, il ressuscite des instruments anciens auxquels il fait subir les métamorphoses les plus inventives (une guitare-sitar jouée à l’archet, une guitare-oud à double-manche). Ses origines sont de même plurielles : natif de la capitale du Liban, il a des origines arméniennes de par son père (greco-arménien) et de par sa mère (arméno-syrienne). Et le nom même Abaji a des racines hindies ! On ne s’étonnera donc pas de l’entendre chanter en plusieurs langues : arabe, turc, arménien, grec, français, anglais… Dans son album précédent, Routes & Roots, ABAJI avait renoué avec ses origines arméno-turco-libanaises. Pour ce nouvel album, baptisé Blue Shaman, le « troubadour des Bédouins », comme il fut surnommé, a pris des sentiers de traverses et est allé enregistrer sur un haut lieu de spiritualité chamanique, j’ai nommé… Glasgow ! Les voies du Bédouin sont décidément impénétrables…

Contre toute attente, c’est donc sur les Terres, aussi spirituelles que spiritueuses, du Clan Campbell, qu’ABAJI est allé chercher de nouvelles résonances à son blues oriental et l’a conjugué avec d’autres sons, en l’occurrence ceux d’instruments provenant de la musique celtique écossaise. N’allez pas pour autant croire qu’ABAJI s’est reconverti en « Highlander » ou en sonneur de « bagpipe », qu’il s’est mis à jouer des strathspeys au kilomètre ou à chanter en gaélique (il chante déjà en arabe, en français et en anglais, souvent dans la même chanson, c’est déjà pas mal…). ABAJI continue à faire du ABAJI, avec ses propres instruments, privilégiant ici la guitare acoustique et la guitare-oud à double-manche, qu’il combine avec un kemenche, un harmonica, une clarinette en bambou, un doudouk, une flûte en bambou et des percussions diverses.

L’inspiration orientale reste très profonde sur la plupart des compositions, comme Nâtir, Ararat, Nuit turquoise, Shore to Shore, For a Cloud, Northbound Caravan, Bowing in the Wind (beau clin d’œil !), Valley of Sand, tandis que Blue Shaman, Dance for me, Balkanik Tango, Sehher, ‘Hiem n°2 soulignent les références folk-blues d’ABAJI, que renforce sa voix granitique, entre raucité veloutée et cri primal extatique. Car non content de pouvoir s’exprimer en plusieurs langues, ABAJI abandonne parfois (souvent) les mots pour leur préférer un vocabulaire plus enraciné dans le double fond de l’âme et du corps, un vocabulaire fait d’onomatopées rythmiques, d’interjections lancinantes, de râles onctueux, soit le langage d’une violente douceur inhérente à chaque être humain fier de l’être… (« En moi une peine au fond m’entraîne, Je me réveille le cœur qui saigne, Dire qu’dans mon rêve mes ailes m’élèvent… », chante-t-il dans Nâtir.)

La rencontre avec l’âme celte prend surtout corps sur une poignée de morceaux qu’ABAJI a enregistrés en duo et en trio avec l’accordéoniste Donald SHAW et le flûtiste et « piper » Michael McGOLDRICK, deux éminences de la musique celtique écossaise. (Le premier est un membre fondateur du célèbre groupe CAPERCAILLIE et a été directeur artistique du réputé festival Celtic Connections ; le second s’est commis dans des formations de renom telles que FLOOK, LÚNASA, AFRO CELT SOUND SYSTEM, TOSS THE FEATHERS…) L’accordéon de l’un, la flûte en bois de l’autre et la guitare de l’amphitryon commencent par nous gratifier d’un Celtic Blues qui, c’est le moins que l’on puisse dire, porte admirablement bien son nom. (Allez savoir pourquoi, l’introduction à la guitare me renvoie en écho un thème qu’Albert KUVEZIN, fondateur du groupe touva YAT-KHA, avait enregistré sur son album Poets and Lighthouses, lui aussi enregistré en terres celtes, dans les îles Hébrides, au large de l’Écosse, comme par hasard… Et les complaintes enrouées d’ABAJI ont comme un air de famille avec celles de KUVEZIN. Mais je m’égare… ou non !)

Plus loin, c’est la clarinette en bambou d’ABAJI qui tapisse de velours minéral une Nuit turquoise que vient étoiler la flûte nonchalante de McGOLDRICK et sur laquelle vient souffler un délicat vent nordique émanant de l’accordéon de SHAW. Et c’est en toute logique qu’ABAJI suit la caravane en direction du Nord (Northbound Caravan) sur un tempo langoureux marqué par les délicates secousses de l’accordéon de Donald SHAW et les inflexions du kemenche, ballotées de surcroît par les frappes de bodhran de Michael McGOLDRICK. L’impression de traverser un désert de sable en pleine Écosse à dos de chameau (à moins que ce ne soit une Highland Cattle !) est vraiment saisissante, comme quoi il faut se méfier des effets secondaires provoqués par les escales dans les distilleries de la Terre du kilt !

Le mirage orientalo-celte est à son acmé avec le judicieusement nommé Hot Desert to Cold Sea, mini-épopée étalée sur plus de huit minutes qui se joue des décalages climatiques et géographiques. La guitare-oud, pincée et frottée, d’ABAJI chemine avec l’accordéon de Donald SHAW, et Michael McGOLDRICK sort l’artillerie lourde, soit son « ueillean pipes » qui creuse immanquablement l’horizon écossais, avant de reprendre sa flûte dans la seconde moitié du parcours, au rythme plus sautillant. Pas de doute, ABAJI a troqué le bleu méditerranéen pour le bleu du celte. Il y a du chamanisme là-dessous, à n’en pas douter !

Blue Shaman nous convie à découvrir une autre facette de l’âme orientale d’ABAJI, celle où elle se désoriente subrepticement (mais pas complètement) vers une Celtie nordique non moins généreuse en visions capiteuses et en complaintes possédées. Voilà un détour de magie qu’il fait bon suivre, avec un bon thé vert dans une main, un verre de Talisker dans l’autre, et le vent des routes pour tout éclaireur…

Stéphane Fougère

Site : www.abaji.net

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