AKSAK MABOUL – Un peu de l’âme des bandits / Before and After Bandits

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AKSAK MABOUL – Un peu de l’âme des bandits / Before and After Bandits
(Crammed Discs)

En baptisant leur projet artistique AKSAK MABOUL, Marc HOLLANDER et Vincent KENIS avaient sans doute l’intention de faire « danser autrement » leurs auditeurs, puisqu’un « aksak » désigne, dans la musicologie turque, un rythme asymétrique, d’aspect irrégulier et cahotant. Je vous laisse deviner comment peut sonner un aksak dès lors qu’il devient « maboul »…

Le premier opus d’AKSAK MABOUL (paru en 1977) contenait justement Onze danses pour combattre la migraine. Avec celles consignées dans ce deuxième opus (sorti en 1980), les compères HOLLANDER et KENIS, qui avaient entre temps fondé leur label Crammed Discs, s’avisaient de nous faire tourner davantage en bourrique et de nous faire perdre nos sages routines auditives pour nous distiller subrepticement Un peu de l’âme des bandits ! Et quand on sait que ce titre renvoie autant à une étude de psychologie criminelle du début du XXe siècle consacrée à la Bande à BONNOT qu’à une sculpture de René MAGRITTE, on réalise que l’entreprise n’est pas à prendre à la légère. Oreilles fragiles ou encrassées sont averties qu’elles ne sortiront pas indemnes de l’écoute de ce disque !

Ayant déjà fait l’objet d’une réédition CD en 1997, Un peu de l’âme des bandits se voit réédité en 2018, cette fois dans son format d’origine, soit en LP mais remastérisé, et augmenté d’un CD bonus. Cette réédition devrait émoustiller les papilles auditives des gourmets avides de mixtures musicales intrépides garnies d’audaces rythmiques, truffées de thèmes dégingandés et parfumées d’un fumet de dérision comme savaient en préparer Albert MARCŒUR, Frank ZAPPA, ou encore SAMLA MAMMAS MANNA, groupe suédois pionnier du mouvement Rock In Opposition qu’AKSAK MABOUL a justement été convié à rejoindre à l’époque (soit en 1978), avant d’enregistrer cet album (en 1979). Et tout comme SAMLA MAMMAS MANNA avait modifié son nom en ZAMLA MAMMAZ MANNA lors de son entrée dans le mouvement, AKSAK MABOUL avait temporairement changé le sien en AQSAK MABOUL. C’est ainsi que le nom du groupe était orthographié sur le 33 Tours originel, avant de retrouver sa graphie usuelle AKSAK MABOUL sur les éditions suivantes, dont celle-ci.

Sur ce deuxième disque d’AKSAK MABOUL, Vincent KENIS brille par son absence (du moins en tant que musicien, mais il a quand même produit deux morceaux), Marc HOLLANDER continue à s’amuser avec tout ce qui lui tombe entre les mains (orgue, piano clarinette, sax alto et soprano, xylophone dumbek, échantillonnages artisanaux…) puissamment rejoint par le joueur de basson et de hautbois Michel BERCKMANS (UNIVERS ZÉRO, JULVERNE), le pianiste et percussionniste Frank WUYTS, le violoncelliste Denis VAN HECKE et deux des têtes chercheuses des groupes séminaux du Rock In Opposition HENRY COW et ART BEARS, le batteur Chris CUTLER ainsi que Fred FRITH, aux guitare, violon et basse. C’est dire si, sur cet album, AKSAK MABOUL n’est plus le fruit d’un ou deux trublions artistiques, mais bel et bien un groupe apte à délivrer une musique consistante, solidement charpentée, pluri-directionnelle, déroutante et buissonnière.

Cette dernière tient en effet du dépliant touristique mondial dont les photos auraient été découpées, copiées, recollées, peinturlurées et réagencées pour composer de pittoresques panoramas sonores à la fois reconnaissables et impossibles à localiser en détail.

Un peu de l’âme des bandits nous accueille ainsi avec un blues déviant où violoncelle saxophone et guitare servent de plateau pour la voix de Catherine JAUNIAUX, qui « charabiaïse » à loisir et avec frénésie (et qui joue même du flipper !), avant de virer vers le style fanfare puis musique de chambre à cordes. En fait, Modern Lesson est le parfait « teaser », puisqu’il contient des bribes des autres pièces de l’album.

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Après cette entrée en matière bien secouée, AKSAK MABOUL nous invite à danser un tango « frankensteinisé » (Palmiers en pots), puisque conçu à partir de fragments de plusieurs tangos et introduit par une reprise de l’illustre André VERCHUREN. Il y a ensuite un rondo miné par des dérapages contrôlés (Geistige Nacht), composé par Fred FRITH, et qui préfigure ce qu’on allait entendre sur son album Gravity (auquel a participé Marc HOLLANDER comme par hasard).

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Geistige Nacht est suivi par un thème turc traditionnel qui a un peu forcé sur le narguilé orientaliste (I Viaggi Formano la Gioventú – Truc Turc) et ça se termine (du moins sur la face A) par un pogo de garage au son bien crade rehaussé de parties cuivrées « up-mixées » (Inoculating Rabies).

La face B est quant à elle occupée par une filandreuse séance de Cinema (Knokke) de 23 minutes et en quatre parties, subtilement élaborée à partir de pièces déstructurées ou improvisées qui ne lésinent pas sur les déviances expérimentales, les soli de basse, de synthétiseur et de de violoncelle acoustique et électrique, les cuivres dissonants, les atonalités psychédéliques et les épices proche-orientales, le tout se terminant par un zapping radio sur les ondes bulgares vespérales, et une conversation « non-sensique » entre Catherine JAUNIAUX et Denis VAN HECKE.

Dans l’esprit comme dans les formes qu’il prend par moments, Cinema se projette dans des terrains très proches de HENRY COW (normal me direz-vous, vu la présence de CUTLER et FRITH qui ne font pas que de la figuration loin s’en faut) et semble avoir été taillé sur mesure pour devenir une pièce de référence dans l’univers du Rock In Opposition.

Le CD bonus inclus dans cette réédition vinyle représente un additif de premier choix. Comme son titre l’indique, Before and After Bandits documente ce qui s’est passé dans AKSAK MABOUL avant et après l’enregistrement d’Un peu de l’âme des bandits, et contient une dizaine de pièces, démos studio et captations live, à la qualité certes lo-fi, mais tout de même acceptable.

Aussi polymorphe que sa musique, AKSAK MABOUL n’a jamais donné l’impression d’être le même groupe d’un disque à l’autre, et ce portrait « avant/après » permet de combler les manques et de reconstituer le puzzle du parcours d’AKSAK MABOUL de 1977 à 2015.

Selon le découpage théorique de Marc HOLLANDER, il y a eu cinq phases dans l’évolution d’AKSAK MABOUL, et quatre d’entre elles sont dûment évoquées dans Before and After Bandits. La phase 1 correspond évidemment à la période d’Onze Danses pour combattre la migraine, représentée ici par la démo de Vapona au Tour de France, soit une variation sur la pièce Vapona qui figure dans l’album, et jouée uniquement par le duo KENIS/HOLLANDER. C’est peu, mais d’autres bonus étaient déjà disponibles en téléchargement avec le code inclus dans la réédition LP du premier album.

Les trois morceaux suivants révèlent une période méconnue, la phase 2, celle où le violoncelliste Denis VAN HECKE, le bassooniste Michel BERCKMANS, le percussionniste Chris JORIS et claviériste Frank WUYT rejoignent AKSAK MABOUL (on est toujours dans « l’avant » des Bandits, soit en 1978). C’est cette formation qui enregistre en juin 1978 la version studio « originale » de Cinema, dont la structure est globalement identique à celle que l’on connaît, mais dont les arrangements diffèrent forcément, vu que FRITH et CUTLER n’y ont pas encore ajouté leur grains de sel et de poivre, et que KENIS et JORIS ne sont pas présents sur la version d’Un peu de l’âme des bandits.

La même formation est à l’œuvre sur les deux prises live datées en novembre 1978 (Onze Dents/Son of l’idiot et Three Epileptic Folk Dances), mais augmentée du souffleur Geoff LEIGH (ex-HENRY COW) et du batteur Guigou CHENEVIER (ÉTRON FOU LELOUBLAN) ! À ce stade donc, AKSAK MABOUL a pleinement intégré le mouvement Rock in Opposition. Les deux enregistrements live suivants (février et avril 1979) correspondent à la formation effective de l’album … Bandits, avec donc CUTLER et FRITH, et il s’agit comme par hasard de deux improvisations (dont une sur le thème de Mastoul Alakefak, qui figurait sur Onze Danses…) qui voient AKSAK MABOUL s’engouffrer dans une musique plus abstraite mais aux climats fascinants.

Le changement de décor est manifeste sur les trois morceaux suivants, des enregistrements live au festival Musiques de Traverses en avril 1980, qui illustrent la phase 3, celle où AKSAK MABOUL (dont il ne reste de la formation précédente que HOLLANDER et BERCKMANS) détourne à son profit trois des TUEURS DE LA LUNE DE MIEL pour générer une musique plus teintée de « no wave » grinçante et de poésie acide (Yvon VROMMAN). Cela ne l’empêche pas de reprendre des morceaux des Bandits (Alluvions et Truc turc), tout en pointant la direction, sous une forme quand même plus « brut de fonte », de la prochaine collaboration entre les deux groupes sous le nom THE HONEYMOON KILLERS, mais avant que Vincent KENIS ne revienne dans le groupe et que Véronique VINCENT n’y soit intégrée.

Le dernier morceau, Paysage vole, constitue une ultime rupture de ton et représente la phase… 5 ! Il s’agit d’AKSAK MABOUL version 2015 et plus orienté électro-pop, celle où HOLLANDER et VINCENT remontent sur scène avec de nouveaux musiciens (dont leur fille Faustine) suite au bon accueil reçu par la parution, trente ans après son enregistrement, de l’Ex-Futur Album (qui correspond donc à la phase 4, qui s’étale ainsi de 1980-83 à 2014 !). Le changement de ton est tout aussi radical par rapport à ce qui précède sur le CD, façon de confirmer qu’AKSAK MABOUL est dans la métamorphose constante, même après un hiatus de trois décennies ! Et c’est aussi une manière de clore cette archive en disant « à suivre »…

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Cette réédition du deuxième album d’AKSAK MABOUL a donc été conçu comme un objet de collection susceptible d’attirer autant les fans collectionneurs de vinyles comme ceux désireux de connaître davantage les recoins obscurs de l’histoire du groupe. On peut toutefois être dubitatif sur le choix éditorial du label. Rééditer en vinyle puisque c’est la tendance actuelle, pourquoi pas ; mais comment feront les acheteurs qui ne jurent que par le vinyle et se sont délesté de leur platine CD pour écouter, justement, le CD bonus ? Il y a bien un code de téléchargement inclus dans la pochette, mais alors pourquoi ne pas avoir opté pour une réédition de l’album original plus Before and After Bandits sous forme de deux LP (ou trois, vu la durée du CD bonus), qui aurait été plus logique ?

De même, ceux qui écoutent encore du CD et qui ont zappé la première réédition CD d’Un peu de l’âme des bandits (en 1995), auraient bien aimé se procurer l’album en CD dans sa version remastérisée, accompagné de Before and After Bandits (en une version double CD, donc), sans avoir à acheter le vinyle. Ceux-ci en sont dorénavant quitte pour se procurer la première réédition CD, qui contenait de plus un morceau bonus, Bosses de crosses (daté de 1981, donc qui avait plus à voir avec les TUEURS qu’avec les Bandits), qu’il aurait été judicieux de réintégrer dans le CD Before and After Bandits.

Certes, le label a mis à la vente un certain nombre d’exemplaires de ce dernier sans le LP, mais sans non plus le superbe livret qui l’accompagne et qui contient des photos d’époque, des commentaires de Marc HOLLANDER sur le « making-of » du disque et sur les bonus, et des mémoires des anciens « Bandits Mabouls ». Bref, il faut croire que la crise du marché du disque fait faire des choix discutables aux labels…

Toujours est-il qu’Un peu de l’âme des bandits offre l’occasion de redécouvrir ce qui fut l’essence même du label indépendant Crammed Discs, créé par Marc HOLLANDER en 1980 et reconnu comme précurseur des fusions musicales. Un peu de l’âme des bandits fut en effet la première référence du label. Éclectisme et expérimentation s’y expriment avec une insolente liberté, en faisant fi des frontières stylistiques et géographiques. À sa manière – assez saugrenue il est vrai – Un peu de l’âme des bandits vient nous rappeler que le métissage des genres n’est pas né d’hier. À un choix hétérogène de thèmes et de rythmiques d’inspiration folk ou ethnique s’ajoute un détournement très poussé de l’instrumentation jazz et rock vers d’épineux sentiers contemporains. Vous avez dit « world music » ? En voici un prototype que les vers n’ont pas piqué après presque quarante ans !

Stéphane Fougère

Label : http://crammed.be/

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