Alain BLESING : At the Beginning were Songs

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Alain BLESING 

At the Beginning were Songs

Guitariste, improvisateur et compositeur, Alain BLESING s’est jusqu’à présent fait remarquer pour ses travaux orientés jazz, improvisation ou musiques traditionnelles turques. Confronté à cet incontournable rite de passage qu’est le retour aux sources, il s’est fixé pour objectif de revisiter quelques fleurons de ce rock des années 1970 que l’on a dit « progressif ». Dénommé Songs from the Beginning, ce projet, initié en 2004 au festival de jazz de Nevers, a depuis fait l’objet d’un enregistrement CD paru sur Musea en 2007. La nostalgie inhérente au sujet y cède le terrain à l’hommage régénérant et à la re-création.

Alain BLESING – Songs from the Beginning
(Musea)

Depuis une vingtaine d’années, Alain BLESING œuvre auprès de la remarquable chanteuse kurde Senem DIYICI, avec laquelle il développe une musique profonde et raffinée au croisement de l’écriture occidentale et des traditions moyen-orientales. Parallèlement (et auparavant), Alain BLESING s’est impliqué dans d’autres projets ayant pour leitmotiv le jazz et l’improvisation. Qui donc aurait pu deviner que ce monsieur a commencé sa carrière de guitariste dans le milieu d’un certain rock progressif français, qui plus est à orientation zeuhl ?

Il est pourtant avéré qu’Alain BLESING a partagé les aventures de groupes comme ESKATON et FOEHN, principalement connus des érudits du courant musical inspiré par l’esthétique de MAGMA. Toutefois, si de rock progressif il est question dans son projet Songs from the Beginning, il faut appréhender ce terme dans une conception plus large que celle du simple cadre stylistique dans lequel on l’a (honteusement ?) enfermé. Ainsi Alain BLESING s’est-il attaché à reprendre des pièces appartenant aussi bien à SOFT MACHINE, KING CRIMSON, HATFIELD & THE NORTH et HENRY COW qu’à HENDRIX, LED ZEPPELIN et THE WHO ! Amateurs de GENESIS, YES ou ELP, merci d’être passés…

Songs from the Beginning : que voilà un titre pluri-sémantique. Le terme « songs » peut paraître restrictif, puisque l’on parle majoritairement ici de compositions dont le format dépasse largement celui de la chanson courante. Mais ce qui importe est qu’Alain BLESING a moins cherché à faire des reprises que des ré-adaptations, de manière à mieux célébrer l’esprit d’ouverture de ces musiques, à en révéler l’extraordinaire modernité en allant traquer, dans les précieux méandres de leurs structures souvent labyrinthiques, ces brèches et interstices qui autorisent le jaillissement des pulsions improvisatrices. Pour autant, BLESING et ses musiciens ne se sont pas contentés de « bœufer » négligemment sur ces thèmes, mais se sont attachés à en repenser les arrangements, voire à les étoffer, tout en s’autorisant des écarts improvisés, mais dûment canalisés.

Pour ce faire, Songs from the Beginning bénéficie d’une formation éloquente : aux guitares électriques et acoustiques d’Alain BLESING s’ajoutent les clarinettes de Catherine DELAUNAY et de Nicolas FARGEIX, les saxophones et flûtes de Philippe BOTTA, la contrebasse d’Yves ROUSSEAU, la batterie de Jean-Luc LANDSWEERDT, et les claviers et les percussions de François VERLY. Hum !… voilà qui ressemble fort à une formation « progressive » digne de ce nom et, surtout, qui est capable de mêler les couleurs et les idiomes jazz, rock et contemporain, bref de restituer toutes les nuances et inspirations de ces compositions mythiques qui ont marqué Alain BLESING.

Et quand je vous aurais dis que les deux « special guests » de ce projet ne sont autres que Hugh HOPPER (bassiste de SOFT MACHINE et de plusieurs de ses avatars) et John GREAVES (bassiste de HENRY COW et de NATIONAL HEALTH), vous ne serez sûrement point étonnés de sentir poindre dans l’air quelques fragrances rappelant le courant dit de Canterbury… Tiens, deux bassistes ? Pas tout à fait. C’est en fait Hugh HOPPER qui tient l’instrument qui l’a rendu célèbre. John GREAVES, lui, a été réquisitionné pour donner de la voix.

Du fait de la participation de ces deux piliers et de la palette instrumentale déployée, l’univers canterburyen tient donc une confortable place dans le répertoire de Songs from the Beginning. Les versions du Slightly all the Time de SOFT MACHINE et du Mumps d’HATFIELD & THE NORTH, même écourtées, préservent leur saveur raffinée et veloutée, « so british », avec des couleurs jazzy un poil renforcées, de même que la version de Beautiful as the Moon de HENRY COW fait rayonner toute la sophistication mélodique et rythmique de ce monument de l’esthétique canterburyienne tirant vers le Rock in Opposition.

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De Jimi HENDRIX, c’est un morceau pas nécessairement très connu qui a été retenu (bien que provenant d’Electric Ladyland), à savoir 1983 (A Merman I Should Turn to be). C’est cependant un morceau qui, de par son format et sa structure, autorise les « buissonnades » improvisées et les déploiements solistes (ici la guitare, mais aussi les tablas de François VERLY). Tout aussi inattendu est, pour illustrer LED ZEP’, le choix de la ballade Going to California, rebaptisée California (manière sans doute de dire qu’on a fini par y arriver…), qui préserve son armature acoustique mais prend la forme d’un blues oriental. Dans le registre acoustique, la version de Behind Blue Eyes (morceau tiré de l’album WHO’s Next) étonne par son audace : aux guitares d’origine ont été préférés la contrebasse, le saxophone et… l’accordéon (Catherine DELAUNAY) !

Ce n’est peut-être pas avec les deux ballades susnommées que le nonet d’Alain BLESING donne toute la mesure dont il est capable ; il faut plutôt les considérer comme des respirations plus épurées mais tout de même judicieusement décorées, et n’ayant rien à envier à leurs versions originales.

Pour couronner à la fois le tout et le Roi Cramoisi, la relecture de Fracture est rien moins que magistrale, avec guitare, cuivres et carillons qui prennent brillamment les devants… et un Hugh HOPPER qui s’approprie plaisamment les parties de John WETTON. Au fond, BLESING a réarrangé cette pièce un peu de la même manière que FRIPP l’a fait avec cet autre pivot crimsonien qu’est Starless dans sa version studio, c’est-à-dire avec des arrangements rehaussés et des musiciens additionnels par rapport aux versions live du quartet. Et comme il n’existait pas encore de version studio proprement dite de Fracture…

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Il faut souligner dans ce projet le rôle quelque peu singulier, pour ne pas dire saugrenu, tenu par John GREAVES. Ses parties vocales ne se limitent effectivement pas à interpréter les paroles des chansons, puisqu’il récite également, avec toute la force expressive qu’on lui connaît, des textes d’autres chansons ou d’auteurs littéraires qu’il intègre aux morceaux. La finalité de cette démarche peut échapper, mais force est d’avouer qu’elle ne manque pas de malice.

Ainsi, c’est le texte de William BURROUGHS The Soft Machine qui est lu dans Slightly all the Time. Beautiful as the Moon est augmenté du texte de War, une autre chanson de l’album In Praise of Learning. De même, le texte de Share it, chanson introductive du disque The Rotter’s Club, a été inclus dans Mumps. Et pour Fracture a été choisi un texte de Dylan THOMAS dans lequel figure comme par hasard l’expression « Starless & Bible Black ». Ce petit jeu de pistes référentiel procure l’opportunité à John GREAVES d’étaler ses talents de comédien. Si l’on ne savait pas qu’il a fait du théâtre, il n’y aurait plus lieu dorénavant d’en douter.

Au total, il faut reconnaître qu’Alain BLESING a su se donner les moyens de ses ambitions, et que le musicien et son groupe ont les épaules suffisamment larges pour célébrer ces « chansons du début ». L’écoute de ce CD distille même l’idée que ces chansons sont aussi des lieux de ressourcement qui permettent de tout recommencer…

Entretien avec Alain BLESING

Le rock progressif a été semble-t-il votre premier champ d’exploration musical dans les années 1970. Vous avez depuis exploré d’autres voies, notamment le jazz, l »improvisation, les musiques de tradition orientale, à priori éloignées de l’écriture progressive… Quelle « étincelle » vous a-t-elle donné l’envie de revenir à cette source ?

Alain BLESING : Je crois que c’est d’abord un désir de retrouver le « Son » de ces années-là… À des lieux de la perfection parfois glaçante de beaucoup de productions de ces vingt dernières années, certainement plus rugueux mais avec tellement plus de pâte !!! À tel point que l’idée était à l’origine d’enregistrer cet album en analogique, mais les contraintes budgétaires ne nous l’ont pas permis.

Dans quelles circonstances la formation de Songs from the Beginning s’est-elle constituée ?

AB : En fait ce projet devait se réaliser avec d’autres musiciens, mais pour des raisons diverses j’ai été amené à revoir le « casting ». Pour la plupart, les musiciens (nes) présents sur l’album ont tous déjà joué dans d’autres projets sous mon nom, tous en fait excepté Nicolas FARGEIX, un jeune clarinettiste exceptionnel rencontré en Bourgogne. Je tiens à préciser que sans l’appui de Roger FONTANEL, le directeur des Rencontres internationales de jazz de Nevers, ce projet n’aurait pu exister.

Deux « légendes » de la musique progressive d’orientation dite « canterburyenne », Hugh HOPPER et John GREAVES, sont les « special guests » du projet Songs from the Beginning. Qu’est-ce qui vous a décidé à faire appel à eux ?

AB : Pour Hugh, c’était évident… SOFT MACHINE à été l’un de mes groupes de chevet pendant des années. Pour John, c’est surtout à cause du souvenir incroyable que j’ai gardé de HENRY COW… Il a été question aussi à une époque de la présence de Robert FRIPP, mais ça n’a pas pu se faire…

Hormis ces deux invités, les musiciens de la formation partageaient-ils avec vous cet « héritage progressif » ?

AB : Pour Philippe BOTTA et François VERLY, oui totalement ! Nous faisons partie de la même génération… Les autres avaient déjà écouté ces musiques, mais on ne peut pas dire qu’elles font partie de leur héritage.

À en juger par le répertoire présenté sur le CD, même si on y voit une prédilection pour le progressif dit de Canterbury, des groupes ou artistes que l’on a plutôt catalogué dans le rock 70’s tout court, comme LED ZEPPELIN, THE WHO et Jimi HENDRIX, y sont aussi honorés et revisités. Votre vision de la musique progressive est donc plus large que ce que l’on a pris l’habitude de classer sous le vocable « progressif » ?

AB : Au départ, je voulais ce projet exclusivement tourné vers le rock dit progressif ; mais en y réfléchissant, je me suis dit que des musiciens ou des groupes comme Jimi ou LED ZEPPELIN avaient autant défriché chacun à leur manière que des groupes comme SOFT MACHINE. Je réécoute HENDRIX en ce moment… Quarante ans après, on entend toujours le caractère incroyablement moderne de son jeu. Je réécoute aussi Miles DAVIS, période électrique, et les convergences sont tellement évidentes !!!

Sur quels critères s’est opéré le choix du répertoire, et dans quelle optique avez-vous retravaillé les morceaux ?

AB : Le choix s’est fait de manière totalement naturelle. J’avais certains morceaux en tête (Starless, le morceau de HENRY COW, celui de SOFT MACHINE…). Pour les autres, j’avais seulement des idées de musiciens… J’ai demandé aux membres de l’orchestre de choisir des morceaux en fonction de ces artistes : Yves ROUSSEAU a proposé le WHO, John GREAVES le LED ZEPPELIN, Philippe BOTTA le HENDRIX et François VERLY le HATFIELD & THE NORTH.

John GREAVES participe à Songs from the Beginning en tant que chanteur et récitant. Outre les textes originels des morceaux, il y ajoute des textes d’autres chansons en référence aux groupes dont vous avez retravaillé les morceaux. Est-ce une idée à vous ou à lui, et pourquoi ce choix ?

AB : Non, c’est une idée de John, à laquelle j’ai adhéré tout de suite à cause des textes qu’il a choisis, mais à cause aussi de son incroyable talent de récitant : avec lui, les textes prennent une autre dimension, entre incandescence et crépuscule. J’aimerai un jour entendre John déclamer du SHAKESPEARE !!!

Dans les années 1970, vous avez fait partie de ce que l’on pourrait appeler la scène « zeuhl » française, soit des groupes dont le travail s’inspirait en partie de l’esthétique de MAGMA (ESKATON, FOEHN). Cependant, aucune trace de cet héritage « magmaïen » n’est représenté dans Songs from the Beginning. Pourquoi ?

AB : Sans vouloir renier ce qui fut une étape important de mon parcours, j’ai quelques difficultés maintenant à me reconnaître dans l’esthétique magmaïenne ou post-magmaïenne tant sur le langage que sur les modes de jeu. Bâtir une musique seulement sur l’énergie et sur la transe me semble mener à une impasse… On se retrouve au minimum à évacuer les aspects harmoniques et à se limiter à des schémas rythmiques assez simplistes. Et il faut bien dire aussi que dans cette esthétique, l’improvisation est pour le moins oubliée ! Paradoxalement je trouve Christian VANDER plus convaincant quand il se met au service de la musique de quelqu’un d’autre : le voir jouer COLTRANE est un immense moment de swing et d’intensité !

Y a-t-il d’autres pièces maîtresses de groupes progressifs, d’autres « progressive songs », que vous auriez souhaité reprendre ? En clair, envisagez-vous après ce premier disque de donner une suite scénique et discographique à Songs from the Beginning?

AB : Suite scénique, oui bien sûr. Mais vous savez, faire tourner un orchestre de neuf musiciens de nos jours est extrêmement difficile, du moins si on veut que les musiciens gagnent correctement leur vie !!! Pour l’instant, cet orchestre a joué cinq fois sur scène… c’est trop peu !!! Avis aux directeurs de festivals…

Quant à un tome II, non je ne pense pas. Je travaille maintenant sur d’autres projets. Pour ne citer que les deux plus importants : un ensemble constitué de dix guitares, une mandoline et une section rythmique qui s’appelle LA THÉORIE DES CORDES et qui démarre cette année, et pour 2009 un projet avec la chanteuse Senem DIYICI autour de pièces de Luciano BERIO.

Article, chronique, entretien et photos live réalisés par Stéphane Fougère
Photo de groupe avec l’aimable autorisation d’Alain Blesing

(Article original publié dans TRAVERSES n°23 – mars 2008)

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