Alan STIVELL – AMzer
(Keltia III / World Village)
Chantre de la Celtie musicale, barde de la Bretonnitude, harp-rockeur, pionnier de la fusion world, explorateur des rythmes anciens et actuels… on aura décidément tout dit d’Alan STIVELL, et pourtant aucun de ces qualificatifs ne saurait définir, et encore moins circonscrire, ce qu’il nous donne à écouter sur son 24e album.
Après avoir effectué un retour à son folk-rock des 70’s avec Emerald, après avoir fêté en famille les 40 ans d’existence de son disque mythique À l’Olympia, Alan STIVELL s’éloigne des orgies tonitruantes et des agitations furieuses et nous convie à une autre forme de célébration, celle du temps qui passe, l' »amzer » en breton.
Autant dire que l’heure est venue de déboucher sérieusement ses oreilles emplies de musiques d’ascenseur et d’arrêter de courir dans les couloirs en bousculant ses pairs, en regardant sa montre ou son portable dans l’angoisse de rater son prochain train. Si vous êtes accroc au mode de vie citadin, vous n’aurez aucune chance de goûter les fragrances d’AMzer.
Car ce disque n’est pas fait pour passer le temps, ou pour le tuer, mais bel et bien pour écouter le temps, au rythme des saisons qui passent et des poésies qu’elles inspirent.
Hormis le fait qu’Alan STIVELL y dévoile les sonorités d’une nouvelle harpe celtique électrique, on aura du mal à parler ici de « fusion celtique ». C’est une musique transversale, quelque part entre du folk d’avant-garde et de l’expérimentation électro-acoustique, qui se dévoile au cours des douze pièces composant ce disque. Évoluant à partir d’improvisations solistes, elles forment un champ conceptuel retraçant un cycle saisonnier.
En son temps, le groupe québécois HARMONIUM s’était demandé Si on avait besoin d’une cinquième saison… Presque comme un écho, Alan STIVELL démarre son album avec une pièce (parue en single) titrée New AMzer (Nouvelle Saison), du nom d’un poème écrit par un adolescent breton, Kentin BLEUZEN. Cette nouvelle saison n’est en fait autre que le printemps, mais présenté sous les traits auspicieux d’une période propice au renouvellement, à la renaissance (et pas seulement de la harpe celtique…). On y perçoit déjà le souci de peindre des paysages sonores électro-acoustiques sertis de mille détails et nuances.
Le printemps étant la saison de la jeunesse, et la jeunesse se formant avec les voyages, avec les trois morceaux suivants, Alan STIVELL nous entraîne loin des celtitudes et, à la faveur d’un grand écart géographique mais d’une étroite résonance poétique, nous plonge dans la poésie japonaise classique, invoquant les figures de Kobayashi ISSA, de Yosa BUSON et de Matsuo BASHO. Outre les harpes d’Alan, aux effets à la fois antiques et futuristes, ces trois Haïku de printemps (Other Times – AmZErioù all, Matin de printemps – Kesa no haru, MINtin New’HAÑv), qui mêlent langues japonaise, française et bretonne, font intervenir des voix nippones, des touches de shakuhachi (flûte en bambou japonaise) et déploient des fresques sonores qui sont autant de reflets du « monde flottant », cernés de cotonnades, d’éclosions florales et de rayons lumineux matinaux.
Ce triptyque baigné de zenitude est suivi d’une ode à la ballade, à la randonnée spirituelle, Au plus près des limites – je marcherai, adapté d’un poème du Breton Bruno GINESTE. C’est en fait la seule pièce à évoquer la saison estivale, puisque les torpides ombrages d’automne se font déjà sentir dans le morceau suivant, inspiré par un poème de Seamus HEANEY, Postscript, où se font entendre une chanteuse irlandaise et même le président irlandais.
Nous sommes à la moitié du disque et il est désormais acquis que nous ne quitterons pas ces ambiances suspendues et contemplatives qu’Alan nous dépeint depuis le début. Mais subrepticement, l’atmosphère change, s’alourdit, et, dans le triptyque suivant (As a Tribute), la harpe profère des sons inhabituels, se métamorphose en guitare ou en basse électriques, voire en alien sonique pour concocter des soundscapes et des drones aux vertigineux ressacs sombres, tourmentés, comateux (KAIaGoAŇv – Calendes d’Hiver, Kerzu – December). Immergée dans ces capricieux vents automnaux, même la donne poétique diffère, Alan STIVELL allant jusqu’à puiser dans la poésie d’un Samuel BECKETT pour chanter l’absurdité existentielle sur un air de blues (What Could I Do ?).
Dans le triptyque final, cette noirceur saisonnière aux illuminations chamaniques endolories (Purple Moon, sur un poème de Laurent BOURDELAS) se recouvre du manteau virginal de l’hiver, obligeant à reprendre son souffle, et sa marche, tranquille et nonchalante près de l’eau (Halage). La harpe soliste reprend ses droits en fin de course (Echu ar GoAŇv ? – Till Spring ?), sur la pointe des doigts, pour boucler la boucle de cet AMzer qui passe… et que tout auditeur aura intérêt à se repasser pour apprécier les finesses de cette dentelle sonore.
Alan STIVELL aurait pu fêter ses 50 ans de carrière en refaisant ce qu’il avait déjà fait (Again… and again !). Il a préféré prendre le risque d’un disque totalement « far out » tourné vers l’ancien et l’avenir tout à la fois, vers l’universel comme vers l’intime. Les tapisseries électro-acoustiques qu’il a mises en espace sont bien plus matures que sur Explore ; bien plus abstruses également. Mais se mettre à l’écoute des saisons vaut comme épreuve initiatique.
Marchant dans les sillons de Trema’n Inis, Legend, Harpes du Nouvel Age et Au-delà des mots, AMzer est un coussin de méditation, un bréviaire de sagesse qui incite au détachement. Se soustraire à l’affolement des aiguilles d’une montre, coordonner son rythme intérieur à celui des saisons, telle est la leçon de musique que nous livre AMzer. On ne prétend pas qu’elle sera facile à apprendre ou à digérer, mais ses subtiles vagues énergétiques finiront par investir avantageusement les esprits.
La superbe image fractale qui tient lieu d’illustration de pochette, réalisée par Jérôme BRUNET, convie déjà à la contemplation. Le livret est à l’avenant, mais si vous en avez la possibilité, offrez-vous plutôt l’édition collector d’AMzer, qui prend la forme d’un CD-livre, et imprégnez-vous des splendides photos contenues dans le livret de 60 pages, lequel contient également tous les textes des morceaux, et des commentaires éclairants sur le making-of du disque. Dans cette édition spéciale, le CD contient pour sa part trois bonus : deux remixes de New AMzer et What Could I Do ?, et un instrumental de harpe solo (En Enor de Séamus – Ô hEannai). Notez enfin qu’AMzer est aussi disponible en version double vinyle, avec les trois morceaux bonus. Dans ce format, l’illustration de pochette fait encore plus d’effet !
Stéphane Fougère
Site : http://www.alanstivell.bzh
Voir aussi notre diaporama photos du concert d’Alan STIVELL à La Cigale, Paris, novembre 2015.