ALTAN – The Gap of Dreams
(Compass Records)
Intarissable, inépuisable… Tels sont les qualificatifs qui viennent à l’esprit alors que paraît ce nouvel album du groupe irlandais ALTAN. Ces qualificatifs peuvent du reste s’appliquer autant à ce dernier – qui réalise ici son quatorzième album en une trentaine d’années d’existence (un beau score en vérité !) – qu’à sa matière musicale, recueillie dans la décidément profuse mémoire collective du comté le plus septentrional de l’île irlandaise, à savoir le Donegal, qui jouxte la nation nord-irlandaise.
Ce « gaeltacht » (région où la langue irlandaise prévaut) a toujours été le berceau de l’inspiration d’ALTAN, et il y revient avec The Gap of Dreams. Non qu’ALTAN se soit jamais durablement éloigné de sa source dans ses albums, mais le précédent CD l’avait effectivement vu explorer l’influence du bluegrass des Appalaches sur la musique irlandaise, avec une palanquée de figures du folk américain en invités.
Trois ans plus tard (c’est loin, l’Amérique…), The Gap of Dreams résonne donc comme un retour au foyer. Le chant gaélique et le jeu de fiddle si spécifique au Donegal y retrouvent leur place centrale, assurés avec toujours autant de maîtrise et de sensibilité par Mairéad Ní MHAONAIGH.
La formation du groupe est resté la même que sur le disque précédent : outre Mairéad, on y retrouve Ciarán CURRAN au bouzouki, Dáithí SPROULE à la guitare, Martin TOURISH à l’accordéon et au piano et le petit nouveau qui avait son apparition dans The Widening Gyre, Mark KELLY (guitare), assoit sa présence et confirme son apport, signant même une délectable pièce soliste (Port Alex). Seul Tommy McLAUGHLIN joue les invités de passage aux claviers. Plus que jamais, ALTAN s’affirme donc comme un groupe majoritairement à cordes (guitaristiques, vocales, sensibles…) et qui joue comme en famille.
The Gap of Dreams véhicule cette chaleureuse atmosphère de veillée rurale où l’on chante, joue et danse jusqu’à plus soif, au rythme de reels, jigs et marches retrouvées auprès de tel « Ancien » ou nouvellement composées par Mairéad Ní MHAONAIGH (The Gap of Dreams) ou par Martin TOURISH (Tuar / Oiche Oíche Fheidhmiúil). L’album alterne de façon quasi systématique des suites instrumentales et des ballades d’amours perdus (The Month of January, Níon a’ Bhaoigheallaigh, Dark Inishowen), et d’histoires dramatiques (Cumha an Oileáin), dont Mairéad révèle le ferment émotionnel par son envoûtant timbre décidément inaltérable, les interprétant soit en gaélique, soit en anglais.
La plupart de ces chansons sont de nature mélancolique et imposent une atmosphère recueillie, mais l’espoir y est également célébré, précisément dans An Bealach Seo ‘Tá Romham (This Road Ahead Of Me), une chanson écrite par Moya BRENNAN, du groupe voisin CLANNAD. Et parce qu’ALTAN n’est pas du genre à nous quitter sans crier gare, il nous lègue en clôture un poignant chant d’adieu, Fare Thee Well, a Stór, magnifiquement portée par la voix de Mairéad, tandis que Dáithí SPROULE et Mark KELLY assurent les chœurs sur les refrains, pour un effet imparable.
Alors certes, The Gap of Dreams n’est peut-être pas le genre d’album qui égaiera outrageusement vos soirées débraillées de la St-Patrick, c’est plutôt le genre de disque qui se goûte à la faveur d’une écoute domestique, en petit comité, même si les pièces instrumentales ont assez d’entrain pour vous faire dodeliner de la tête ou vous faire remuer votre gros orteil. Mais la tendance n’est pas à la virtuosité exhibitionniste et « festive ». Ici, on prend le temps de raconter, de se souvenir, de fraterniser, de convivialiser sans emportement excessif.
Les mauvaises langues diront que les membres d’ALTAN prennent de l’âge (qui n’en prend pas ?) et qu’ils feraient bien de laisser la place aux jeunes. C’est précisément ce qu’ils font dans la suite de jigs qui ouvre ce CD, puisque la fille de Mairéad Ní MHAONAIGH, Nía, et le fils de Mark KELLY, Tom, signent chacun un thème (Nia’s Jig pour la première, The Beekeeper pour le second).
Pour le reste, c’est tout à l’honneur des vétérans d’ALTAN de nous rappeler que, dans la tradition irlandaise, il n’y a pas seulement de quoi gesticuler sur place, mais aussi de quoi ralentir, ouvrir ses sens et se mettre à l’écoute de son imagination. C’est tout le sens induit par le titre du disque, dont les mots sont empruntés au poète mystique d’origine irlandaise, Francis CARLIN et tirés de sa Ballade de Douglas Bridge, qui dit : « L’intervalle des rêves n’est jamais fermé. » C’est bien dans cet entre-deux magique, dans cette impalpable brèche séparant la réalité du rêve, que nous entraîne ALTAN. Prenez le temps d’en savourer les contours, les reliefs et les projections…
Stéphane Fougère
Site : https://altan.ie
Voir notre diaporama photos du concert d’ALTAN au Centre culturel irlandais, à Paris, en mars 2019