ANIKA – Abyss

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ANIKA – Abyss
(Sacred Bones Records )

On vous avait déjà parlé d’ANIKA à l’occasion de l’album Change, paru en 2021 (cf. https://rythmes-croises.org/anika-change/) qui permettait de documenter le retour et de ré-entendre cette chanteuse (mal) rangée chez les artistes post new wave et dub qui avait enfin décidé de donner de ses nouvelles, de raviver sa mélancolie auprès de nous, après un long silence de pratiquement douze ans.

En effet, accompagnée depuis ses débuts en 2010 par Martin THULIN (avec la bénédiction de Geoff BARROW de PORTISHEAD et le projet Beak dès 2009, pour lequel elle aurait été un temps pressentie chanteuse à la VELVET), toujours résolue à ne pas vraiment quitter Berlin, ANIKA, même si elle avait en 2018 été traîner ses fantasmes (Killjoy et dix autres titres) à Mexico City avec le groupe amical EXPLODED VIEW (Martin THULIN y est également), rejoint à nouveau en 2025 l’écurie Sacred Bones Records (le label au logo d’Ouroboros, symbole ophidien d’éternel retour, qui publie également David LYNCH et la réédition de sa bande son d’Eraserhead en 2012), avec l’album Abyss, imposant dernier-né comptant dix morceaux tous composés cette fois par ANIKA qui signe d’ailleurs ses lyrics de son vrai nom Annika.

L’album est enregistré aux célèbres studios Hansa qui ont, parait-il, vu passer de bien grandes pointures et où rodent probablement encore plein de légendes qui ont peut-être guidé ce disque de survie, brut d’enregistrement avec ses voix spectrales et cette brutalité, comme si ce voyage dans les profondeurs était un aller simple sans retour.

Abyss n’est pas un album facile et l’ancienne beauté désincarnée de Change, vieux maintenant de quatre ans, ainsi que la menace sourde du premier album éponyme, ne sont plus perceptibles, car il semble qu’ANIKA travaille désormais dans l’urgence, le très vif du sujet. On songe à P.J HARVEY, période Rid of Me, à BROADCAST et ses guitares sourdes et sombres, même si les voix des deux chanteuses sont très différentes ; on songe également à certaines vibrations de Genesis P ORRIDGE (PSYCHIC TV) et ses performances sans filet qui transformaient l’artiste en surface sonore extasiée, dans ces boucles distordues et cherchant l’anéantissement sonore. Ici, il y a en lieu et place cette sécheresse si brutale et intense qu’elle semble tenter de contenir une immense énergie froide, presqu’absente qu’elle déployait mais encore en retenue auparavant.

On est au-delà de l’émotion brute, plutôt dans l’émotion filtrée par une sorte de vertige, jamais tout à fait là, mais jamais totalement absent, les frontières sont brouillées sans cesse entre distance et violence, contrôle et abandon. Pas de climax, pas de solos, la posture ultime étant ici de vouloir être en retrait sans perdre la tension. Séduite et abandonnée, sorte d’Iphigénie altière et désemparée, marchant seule vers la noyade inéluctable.

Après ce curieux tract fantôme de 2010 et Change de 2021, Abyss va être enregistré avec pour enveloppe studio un minimum d’overdubs comme en session presque live avec une lourde section rythmique, faisant claquer des guitares saturées, laissant surgir dès l’ouverture de l’album une radicalité qui permet à la chanteuse de se jeter dans le vide (les abysses attirent, c’est connu, ceux qui cherchent le chaos des profondeurs), de capturer également l’immédiateté brute de l’album et de partir de chansons en chansons sans retour (elle chantait déjà des paroles éloquentes sur No One’s There de 2010 : « Stop Looking over your Shoulder, no One is There » en hommage secret et glacé au troisième et un des plus beaux morceaux de The Marble Index d’une presque compatriote « frozen borderline » paru en 1968), vers un ultimatum définitif.

La voix se fendille toutefois un peu dans Walk Away, toujours saccadé, mais redevient spectrale dans Oxygen, presqu’en apesanteur avec une ligne de basse enveloppante et étouffante en arrière-plan.

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Pourtant ANIKA ne cite pas, ne copie pas et n’emprunte pas, elle transpose et transforme mais pas totalement, jusqu’à l’intensité contenue de Last Song pourtant avant-dernier morceau de l’album (gardé comme fausse fin), suivi de Buttercups, post apocalyptique, mélange de rage et d’une certaine pudeur avec ses lalala, puisque les mots ne suffisent plus ou n’ont plus d’effet, comme si les spectres du studio l’avaient rattrapée, engloutie et envoutée pour de bon.

Dans ses débuts, ANIKA chantait comme on pourrait réciter un texte (I Go to Sleep sur le premier album). Sur Abyss elle reste distante, mais le texte la rattrape : solitude, incommunicabilité, fatigue du lien. Froide, presque absente, elle semblait commenter le monde depuis un ailleurs estompé et brumeux. En 2025, elle continue à brouiller les frontières, sans jamais appuyer pour un genre précis de musique, évoquant, dans cette manière de poser la voix toujours comme un spectre dans Into The Fire, ou d’enchaîner des phrases sans jamais céder à la mélodie. Une forme d’anti-séduction, qui devient ici une forme de pouvoir.

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Abyss n’est pas un album qui brille, plutôt un point de passage, un chemin vers la catharsis avec un corps et une voix tous deux malmenés qui tombent, se relèvent, crient et recommencent. C’est ce qu’on appelle « to Fall Apart », la traduction la plus proche étant s’effondrer ou se briser en mille morceaux comme un miroir déjà fendillé qui éclate ou des étincelles de la lave d’un volcan en éruption en tombant par terre. Citons RILKE dans ses élégies (en 1923 !) : « Cela nous submerge, nous l’organisons, cela tombe en morceaux, nous l’organisons de nouveau et alors nous tombons nous-même en morceaux. »

La pochette d’album d’Abyss donne également le ton avec cette fausse photo peinte d’une silhouette nue de profil, quadruplée, sans tête, noire, grise et blanche, les intitulés ANIKA à gauche et Abyss à droite, les corps tendus et les bras recroquevillés alors que sur Change (rouge sur rouge et (vif) argent, la chanteuse/danseuse semblait s’élancer éperdument vers le coin à droite du cadre, déjà de profil, en déséquilibre, mains entrelacées et bras en croix).

Cette omniprésence de noir pour l’album de 2025 (comme pour le premier album aux notes de pochette presqu’invisibles) nous avertissent de façon sourde (le lettrage et la police sont identiques) et sont loin de vouloir nous rassurer : ce ballet mécanique de fourmis verticales posées sur quatre jambes est une ébauche de sculpture en déséquilibre prête à s’écrouler, une danse bancale et tribale qui part elle aussi vers le vide, avec ce serpent/dragon semblant indestructible qui se mord la queue en s’inoculant à jamais son propre venin.

Xavier Béal

https://anika.bandcamp.com/album/abyss

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