CAMIZOLE – Erahtic // Dominique GRIMAUD / Véronique VILHET – Broken Saxophones

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CAMIZOLE – Erahtic
(Rotorelief Records) //
Dominique GRIMAUD / Véronique VILHET – Broken Saxophones
(ADN Records)

Ces deux albums sortis à quelques semaines d’intervalle sur deux labels différents (l’un français, l’autre italien) permettent de saisir l’évolution d’un des grands noms de la scène musicale marginale (en bon français, « underground ») hexagonale. Par « grand nom », nous ne cherchons pas à donner une image « vedettariale » qui serait en totale contradiction avec l’esprit militant qui a animé cette scène enracinée dans la contre-culture post-soixanthuitarde. Mais là où ces primes années d’ « agitation musicale » ont été pour certains un passage obligé mais seulement un passage, ou un tremplin vers une « véritable carrière artistique », voire un simple défouloir post-ado, elles ont été pour d’autres une vocation, un sacerdoce, un mode de vie, de pensée, une façon d’être et d’agir. Le musicien autodidacte Dominique GRIMAUD est assurément de cette trempe-là. De marginal qu’il était dans les années 1970, il est resté « jusqu’auboutiste » à nos jours, soit sur un parcours d’une cinquantaine d’années, n’ayant rien sacrifié de son engagement et n’ayant jamais cédé aux sirènes du mercantilisme arty. Sa « production » musicale, si elle n’est pas pour toutes les oreilles, n’en mérite pas moins un coup d’œil (à moins que ce ne soit le contraire).

D’une décennie à l’autre, Dominique GRIMAUD a été des aventures musicales françaises les plus obscures et expérimentales : CAMIZOLE dans les années 1970, VIDÉO-AVENTURES dans les années 1980, PEACH COBBLER dans les années 1990, divers enregistrements solistes dans les années 1990-2000 (Slide, RagTime, les Quatre Directions…) et son duo avec Véronique VILHET (JOHNNY BE CROTTE, ROYAL DE LUXE) dans les années 2010-2020.

Erahtic et Broken Saxophones ont été enregistrés à deux époques chronologiquement éloignées, le premier datant de ses premières années d’activisme musical, et le second étant nettement plus récent (on ne dira pas «ses dernières années », au moins par superstition, et parce qu’on croit encore aux « pages blanches » qu’il reste à écrire…). Mais à leur écoute, on jurerait que le temps n’est quasiment pas passé, ou bien n’a pas suivi un déroulement strictement horizontal et a plutôt dessiné une boucle, elle-même pas si ronde que ça.

Erahtic est une pierre supplémentaire qui s’ajoute au catalogue discographique d’un groupe de Chartres, CAMIZOLE, dont GRIMAUD a été le seul membre constant. De son vivant, CAMIZOLE n’a pas eu l’opportunité de sortir un seul disque, à l’instar de ses contemporains de BARRICADE ! Ce n’est pas faute d’avoir maintenu une présence et une activité artistiques pendant plusieurs années, de 1970 à 1978, soit un record dans un milieu où les formations sont connues pour leur éphémérité et leur nature météorique.

Mais c’est un fait, le premier témoignage discographique de CAMIZOLE n’a été publié qu’en 1999 chez Spalax, en CD, un support que le groupe ne risquait pas de connaître de son vivant. Il s’agissait bien sûr d’un recueil d’enregistrements archivistiques, et non d’un nouvel enregistrement faisant suite à une reformation (ça ne se fait pas trop, dans l’underground…). À l’époque, ces enregistrements auraient dû sortir sur le label Tapioca, mais celui-ci a mis la clé sous la porte trop tôt… On y découvrait des captations réalisées sur différentes scènes lors de l’année 1977, alors que CAMIZOLE était un quartette (parfois quintette ou sextette) pratiquant une musique teigneuse et rêveuse tout à la fois, improvisée et expérimentale, relevant d’un « DIY » à la française, maniant aussi bien des Synthi AKS, des guitares, des saxophones que des grelots, des cloches, des cymbales, des crécelles, voire une hache ou une chaussure micro-contactée ! C’est à cette époque que CAMIZOLE avait créé le collectif Dupon et ses fantômes avec ÉTRON FOU LELOUBLAN…

Pendant plusieurs années, l’histoire de CAMIZOLE n’a été connue qu’à travers ce CD, lequel a fait l’objet d’une réédition en 2018 chez Souffle continu sous forme d’un double LP, avec l’équivalent d’une face d’enregistrements inédits. Auparavant, le label Art’Chiv avait publié en 2015 un enregistrement plus ancien, Camizole 1975, qui dévoile un CAMIZOLE réduit au duo Dominique GRIMAUD et Bernard FILIPETTI et pratiquant une musique plus électronique, dans une veine parallèle à celle de la Berlin School, majoritairement jouée sur des claviers (Orgue Farsifa, Synthi AKS, Korg 700…). Du reste, à l’époque de cet enregistrement, le duo a manqué de peu de se faire signer par le label créé par Klaus SCHULZE.

En 2018, conjointement à la réédition du premier album de CAMIZOLE, Souffle continu a publié un LP présentant un concert inédit réunissant CAMIZOLE et une autre formation légendaire de cette époque d’ « agitation frite » (pour reprendre l’appellation de Philippe ROBERT), LARD FREE, mené par Gilbert ARTMAN. Toutes ces publications posthumes ont permis d’élargir la représentation que l’on pouvait avoir de CAMIZOLE, qui a quand même vu passer une vingtaine de musiciens dans ses (hors-)rangs, a muté en divers types de formations et a versé autant dans le free rock, le free jazz, l’improvisation dadaïste que dans la musique électronique.

Le LP Erahtic ajoute désormais sa contribution à ce savant brouillage de pistes concernant l’identité artistique décidément mouvante de CAMIZOLE, et son contenu est de nature à achever de saper le moral des maniaques de l’étiquetage. En l’occurrence, Erahtic donne à écouter les tout premiers enregistrements de CAMIZOLE, réalisés en 1972, soit deux ans après la formation du groupe, lui-même issu d’un collectif initié par Jacky DUPÉTY et qui n’a pas manqué d’attirer l’attention avec ses happenings inspirés par le Living Theater. Mais ce n’est pas le CAMIZOLE « performeur théâtral » que l’on découvre ici, mais un CAMIZOLE réduit au seul Dominique GRIMAUD expérimentant sur une cithare auto-construite, et à partir de laquelle il sécrète des sons quasiment synthétiques avant l’heure ! Son objectif avoué était alors « d’obtenir des sonorités inédites, dissonantes, bruitistes ». En 1972, Dominique GRIMAUD n’avait pas encore acheté son premier synthétiseur (il le fera en 1973), aussi a-t-il fait avec les moyens du bord, soit une cithare, mais aussi une flûte traversière et un violon alto.

De cette lutherie « primitive » et strictement acoustique, il ne faudrait pas s’imaginer que GRIMAUD a versé dans la musique de chambre ou le folk médiéval. Écouté en aveugle, on jurerait qu’Erahtic a été enregistré avec des synthés plus ou moins malmenés ! Ce n’est pas tout à fait une illusion de l’esprit, puisque les prises de sons des sept pistes que contient Erahtic ont été en fait retravaillées en 2016 avec de nouveaux outils par GRIMAUD, qui a traité les sons originaux à coups de pitchs, de delays, d’harmonizers, d’harpegiateurs et de « be kind, rewind » avant de mixer les nouvelles pistes ainsi obtenues. Ce n’est donc pas exactement du matériau « brut de fonte » qui est ici donné à écouter, même si les pistes n’ont subi aucun montage et n’ont fait l’objet d’aucun charcutage. Le résultat reflète en tout cas ce que GRIMAUD aurait fait à l’époque s’il avait eu accès à ces outils « anamorphiques ».

Erahtic relève donc de la musique concrète, électro-acoustique, mais faite sur une base primitive et artisanale. Les sons ainsi transformés de la cithare (et occasionnellement de la flûte et de l’alto) génèrent un univers sonique aux projections science-fictionesques, habité par des créatures subaquatiques évoluant dans un aquarium géant à la dérive dans un cyberespace préhistorique aussi sidéral que sidérant.

Erahtic est à double sens : le titre est évidemment à lire en « verlan », illustrant le processus de détournement et de renversement mis en œuvre sur cette cithare artisanale (dont GRIMAUD s’est ensuite débarrassé quand il a eu son premier synthé). Le titre Yaled Etûlf relève du même processus de réversibilité orthographique.

Mais « erratique » est aussi cette musique qui ne cesse de faire rebondir ses reliefs et de gonfler ou dégonfler ses contours. En perpétuelle métamorphose, elle génère des humeurs instables, des contrastes ondulatoires, des textures flexibles, des résonances floutées… Erahtic lève en tout cas le voile sur un moment particulier de CAMIZOLE. S’agissant d’une entreprise soliste, certains diront que ce n’est pas du CAMIZOLE. Mais qui d’autre qu’un « Camizolé » (ou un « cas mi-isolé ») aurait pu accoucher d’une pareille expérimentation ? Elle constitue irréfutablement une étape importante dans la construction (ou la déconstruction) du son CAMIZOLE.

Les déformations sonores à l’œuvre dans Erahtic ont été poursuivies les années suivantes par Dominique GRIMAUD, cette fois avec les modules du Synthi AKS, et non plus à partir d’une cithare, mais à partir de sons de saxophone alto (Gilbert ARTMAN n’était pas loin, et URBAN SAX était en gestation…), et s’inscrivaient dans la continuité des pratiques d’Adolphe SAX.

Or, c’est précisément cette démarche que Dominique GRIMAUD a réactivée pour la création de son nouvel album avec Véronique VILHET, Broken Saxophones, enregistré entre 2018 et 2020. Celui-ci fait suite aux trois albums précédents conçus par le duo, AAHH !! (Bam Balam, 2015), Îles (In-Poly-Sons, 2016) et J’aime tout ce que fait le ciel à n’importe quel moment (In-Poly-Sons, 2020). Ce dernier était cependant un disque de chansons « bricolées », alors que Broken Saxophones est purement instrumental, à l’instar des deux premiers albums.

Une fois de plus, le titre du disque reflète de quoi il retourne, mais sans détour ni « reverse » : Dominique GRIMAUD joue bel et bien sur des saxophones alto et baryton cassés, et même sur une flûte tout aussi cassée, et se commet également à la clarinette basse, à la sopraniflûte, ainsi qu’à l’Octaver, au modulateur à anneau et au Moog Lowpass Filter. Le choix de jouer sur des instruments partiellement éméchés n’est évidemment pas anodin, il témoigne de l’affection que porte GRIMAUD à ses objets qui ont une histoire, un passé, et de la valeur qui leur attribue en termes purement sonores. Véronique VILHET dialogue avec ces vents froissés avec une batterie et une palanquée de percussions, toms, cymbales, maracas, karkabous, cloches, etc., générant des rythmes claudicants, chavirants, à la martialité titubante…

Chacune des seize pistes de ce LP relève de combinaisons diverses entre vents et peaux, souffles et frappes, parfois en couches superposées. Si l’attirail requis paraît dense, nulle boursouflure n’est à craindre, l’habillage relevant de cette même volonté de bricolage minimal mais savant qui anime GRIMAUD depuis ses débuts. Il en résulte des saynètes sonores (entre trente secondes et trois minutes) aux humeurs diversement orientées mais d’où émane une savoureuse fraîcheur poétique. Ça et là émergent des images de pow-wow déraillés, de tribalismes forestiers, de cérémonies désaxées, de déambulations caravanières efflanquées… Les titres choisis pour ces piécettes achèvent de nous projeter dans un monde à part en dessous ou a côté au-dessus, dans lequel des créatures zodiacales et autres aliens non répertoriés taillent la bavette avec des oubliés de l’histoire ou des voisins non reconnus…

Le duo VILHET/GRIMAUD a de plus ouvert ses micros pour faire entendre la guitare de David FENECH (également préposé au prémastering de l’album) sur un morceau et les saxophones alto et baryton (non cassés, ceux-là) de Jacky DUPÉTY – l’initiateur de CAMIZOLE en personne – sur un autre.

Bien qu’ils ne relèvent pas de la même orientation musicale, Erahtic et Broken Saxophones sont deux chapitres d’une même histoire, éloignés dans le temps mais singulièrement proches dans leurs démarches et leurs positions tant artistiques que politiques (au sens large du terme), et pour cause ! À la cithare auto-construite comme aux saxophones brisés, Dominique GRIMAUD trace des lignes aussi fermes dans leurs intentions que déliées dans leurs projections, avec cette étincelle constante qui, assurément, n’a pas envie de s’éteindre. L’usure du temps n’est pas pour demain…

Stéphane Fougère

Site : http://dominique-grimaud.fr/

Labels : https://www.rotorelief.com/
https://adnrecords.com/album/dominique-grimaud-veronique-vilhet-broken-saxophones/

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