CHEER ACCIDENT – No Ifs, Ands or Dogs
(Cuneiform / Orkhêstra)
Trente ans et dix-sept albums plus tard, CHEER ACCIDENT continue d’entretenir le mystère et de déconcerter les attentes, tout en les comblant. Magistralement inconnu dans l’Hexagone (bien qu’il ait effectué une tournée dans quelques salles françaises à l’occasion de la sortie de cet album), ce combo de Chicago en est passé par plusieurs métamorphoses et ne cesse d’en faire subir à ses morceaux, lesquels combinent moult influences et peuvent prendre des tournures tout à fait imprévisibles.
Depuis Introducing Lemon (2003), CHEER ACCIDENT semble cependant être devenu plus « traçable » musicalement parlant, et sa signature chez Cuneiform avec Fear Draws Misfortune donne une indication plus claire de l’environnement dans lequel il évolue désormais, même si pour ce faire il faut lui accoler des références très diversifiées, voire antinomiques, qui n’en facilitent pas au fond la catégorisation. Ça ne vous paraît pas bien clair ? À moi non plus, mais là n’est pas la question et je n’envisageais pas d’y répondre, à supposer qu’on me l’aie posée.
Cela dit, on peut tenter d’indiquer quelques tendances : pop-progressive rêvasseuse et absconse ? Art rock aiguisé et multi-facetté ? Pourquoi pas. Ça a le mérite d’être précis tout en étant prodigieusement obscur. Car CHEER ACCIDENT, avec ses guitares acérées, ses cuivres frontaux, ses claviers baguenaudant à droite et gauche et ses chœurs vocaux fusant de partout, a ce don de délayer plusieurs fragrances provenant de la scène progressive des 70’s (SOFT MACHINE période WYATT, Frank ZAPPA, Fred FRITH, YES, KING CRIMSON, Todd RUNDGREN’s UTOPIA, ART BEARS, THIS HEAT…) avec celles du math-rock (TORTOISE, NOMEANSNO…), tout en y ajoutant des effluves provenant d’autres planètes (THE BEATLES, THE BEACH BOYS, PÈRE UBU, WIRE, Burt BACHARACH/Hal DAVID, KILLING JOKE…).
Il a de plus cette faculté à réaliser des disques qui équilibrent le ciselage des techniques d’enregistrement de studio avec la vigueur des interprétations live. Et comme son prédécesseur Fear Draws Misfortune – dans le sillage duquel il s’inscrit peu ou prou – No Ifs, Ands or Dogs bénéficie du recours à une kyrielle de musiciens invités en plus du noyau de base, dont les indécrottables Thymme JONES et Jeff LIBERSHER, principaux compositeurs.
Et pour ne rien gâcher, ce 17e album bénéficie également d’une contribution vocale féminine, celle de Carmen ARMILLAS, qui vient s’ajouter à la voix « lead » de JONES et celles (en « backing ») des autres membres. C’est bien simple, la distribution des rôles – chacun des membres assurant généralement plusieurs instruments – remplit toute une page du livret, qui à part ça, est fort dépouillé en texte, mis à part une étrange phrase en français piquée à on ne sait qui…
Quoi qu’il en soit, on reste pantois devant cette apparente facilité à pratiquer le coq-à-l’âne stylistique, à alterner des pièces à structure progressive condensée, des chansons désarmantes d’épure popisante, des instrumentaux punchy, des choses, des machins qui semblent partir n’importe où et retombent sur leurs pattes comme si de rien n’était.
Le virage à 180° n’effraie pas CHEER ACCIDENT, qui peut faire sonner ses compositions comme des reliquats de l’avant-garde 70’s ou comme des expérimentations au son typé 80’s. L’accroche mélodique y côtoie les cassures les plus anguleuses, et ce dans un même morceau. À maintes reprises, on se dit que, là, on tient un tube potentiel qui pourrait plaire en radio, sauf que, au vu de certains développements, on comprend pourquoi ça reste « underground ».
Cela dit, CHEER ACCIDENT pourrait passer, aux oreilles de non-initiés, pour une porte d’entrée idéale dans le monde d’un certain rock avant-gardiste et expérimental, sans en craindre les excès d’abstraction ou les débordements apocalyptiques. Mais sous ses apparences de beau bazar foutraque, No Ifs, Ands or Dogs semble doté d’une construction sinon conceptuelle, au moins thématique. Il y a comme ça des mélodies qui se retrouvent d’un morceau à un autre, même si copieusement fardées.
Et que dire de ces titres de morceaux qui jouent au ping-pong, se renvoyant la balle à l’endroit comme à l’envers ? Drag You Down/Drug You Down, Pre-Somnia/PostSomnia, Life in Pollyanna/Death in Pollyanna, Empty Province/Provincial Din… Tout cela ressemble fort à un jeu de pistes. Sauf que ces pistes peuvent mener trop loin, ou pas assez loin, nulle part ou partout.
Rien n’est définitivement et rigoureusement tracé chez CHEER ACCIDENT : la ligne droite y est bannie au profit des déviations buissonnières. Écouter CHEER ACCIDENT, c’est partir sur des routes scabreuses dont les bornes kilométriques et les panneaux de signalisation seraient placés n’importe où, n’importe comment.
Stéphane Fougère
(Chronique originale publiée dans
TRAVERSES n°31 – janvier 2012)
Site : www.cheer-accident.com
Label : www.cuneiformrecords.com
Distributeur : www.orkhestra.fr