CHET NUNETA : Les Chants d’une géographie future

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 CHET NUNETA

Les Chants d’une géographie future

Depuis une dizaine d’années, CHET NUNETA exhume les chants de la Terre et les voix des peuples pour en livrer des interprétations personnelles mises sur orbite direction l’Imaginaire. De par sa formation en apparence épurée – principalement polyphonique et percussive – CHET NUNETA a ce don de faire entendre et voir le monde dans sa diversité de tons, de timbres et de couleurs par un choix de chants très exotiques mais dont on ne sait plus s’ils sont antiques ou actuels tant leurs armatures mélodiques et rythmiques sont sujettes à des transformations audacieuses qui font se confondre le présent et le passé, l’ici et le là-bas, le rustique et le high-tech.

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Deux albums plus tard (Ailleurs en 2008 et Pangea en 2011), CHET NUNETA (anagramme partiel des ENCHANTÊTUES, la formation précédente) reste fidèle à sa démarche consistant à pratiquer une « world music sensée », donc débarrassée de ses écueils acculturants par un travail très poussé tant sur les langues, le contenu des chants, leur mise en forme et leur capacité de projection. Et parce que les chants de la Terre sont incarnés, l’expression corporelle est aussi allègrement cultivée sur scène par CHET NUNETA.

Entre la célébration des voix, des langues et des histoires des peuples du monde et la création d’une identité esthétique singulière, CHET NUNETA n’a pas choisi et se joue des grands écarts comme autant de tremplins à pratiquer une musique en constante métamorphose et au cachet pourtant si personnel.

Juliette ROUSSILLE, pilier du groupe depuis ses débuts, s’est confiée à RYTHMES CROISÉS.

Entretien avec Juliette ROUSSILLE

Bien qu’il n’ait réalisé que deux albums, CHET NUNETA n’est pas un groupe si « jeune » que cela ?

Juliette ROUSSILLE : L’origine du groupe remonte à dix ans. On s’appelait alors LES ENCHANTÊTUES, et on était trois filles à être passionnées par la voix et par ses possibilités à travers les cultures du monde. Il y avait cette recherche-là et, dès le début, cette passion était mêlée à l’envie de créer un imaginaire musical – et pas seulement d’être dans la reproduction de traditions vocales – et d’y mêler notre identité pour voyager encore plus loin avec le chant.

Il y a eu un premier album en 2008 dont le titre, Ailleurs, en disait long. Je suppose que sa gestation a demandé un certain temps ?

JR : On a d’abord travaillé la scène, et on a juste enregistré un petit 6-titres. Ailleurs est venu cinq ans après l’origine du groupe, alors qu’on tournait beaucoup en trio. Et c’est au cours du travail sur Ailleurs qu’on a fait venir une quatrième chanteuse (à l’époque la formation du groupe était très féminine) et qu’on a fait appel à Michael FERNANDEZ pour ajouter les percussions. Au cours du travail sur Ailleurs, le groupe s’est vraiment formé : quatre voix et des percussions.

Au départ c’était donc un travail centré sur le chant a capella ? Qu’est-ce qui a motivé ce recours aux percussions ?

JR : Dès le début on avait quand même des instruments : une petite guitare, des petites percussions. Ce n’était pas forcément limité aux voix. Il se trouvait qu’on était trois filles et qu’on était à la voix ; mais ce qui nous intéressait, c’était bien sûr de rester très proche de la voix, de les mettre en valeur, et aussi de créer vraiment un univers vocal et musical. Du coup, quand on a fait la rencontre avec Michael, on a trouvé qu’il se mettait vraiment bien au service des voix, qu’il colorait chaque morceau et affirmait encore plus l’identité des arrangements.

Amener le chant là où il nous chemine

Dans ce premier album il y a déjà cette volonté de brasser large en ce qui concerne l’origine des chants, c’est-à-dire qu’il y avait surtout des thèmes traditionnels que vous avez réarrangés ?

JR : Tout à fait. Le travail musical sur Ailleurs a été un travail d’arrangements, et quand même déjà assez poussé parce que des fois on composait quasiment un refrain, un contre-chant… Certains chants sont plus ou moins proches de leur origine ou quand même déjà très métissés. C’est-à-dire qu’on croise un rythme ou une couleur percussive. Par exemple, il y a dans Ailleurs un chant finnois qui s’appelle Miinan Laulu et l’arrangement vocal était déjà très créatif par rapport au chant traditionnel qui se répète tout le temps, où la mélodie est tout le temps la même. Puis, avec Michael, on a cherché à aller dans la rondeur, etc. et du coup on a ramené les tablas. Il y a eu comme ça un croisement assez inédit.

Je connaissais du reste une autre version de ce morceau par le groupe VÄRTTINÄ, et en effet votre arrangement est complètement différent. Vous aviez la volonté de vous démarquer de cette version ?

JR : Ce n’est pas tant la volonté de se démarquer mais plus l’envie, quand un chant nous plaît, d’en jouer et de l’amener là où il nous chemine si tu veux, avec nos identités musicales et nos imaginaires.

Pour ce morceau comme pour les autres, vous avez donc intégré d’autres inspirations ?

JR : Tout à fait, tant en ce qui concerne les percussions que les arrangements vocaux. Sur Miinan Laulu, on avait envie de jouer juste avec des petits sons inspirés du chant contemporain.

Il y a aussi sur cet album un chant d’origine mongole (Kharmayn Khagd) que vous avez retravaillé. Curieusement, vous ne l’avez pas trop tiré sur le chant de gorge mais plutôt vers un chant plus contemporain, là aussi, qui me fait penser à ce que fait SAINKHO. Donc il y a toujours cette volonté de tirer les chants sinon vers l’avant, au moins vers… l’ailleurs, justement !

JR : Oui, exactement.

Rendre hommage aux peuples du monde

Le dernier album, Pangea, est sorti trois ans après Ailleurs. Il y a sur votre dernier album un travail beaucoup plus dense, plus recherché… Sur le premier album c’était déjà là, mais on sent sur le second la volonté d’avoir un son plus élaboré.

JR : Oui, sur le second album il y a certaines compositions plus raffinées.

Et cette fois, vous avez carrément mélanger des chants de langues différentes dans un même morceau, ce que vous n’aviez pas encore fait ?

JR : On ne l’avait pas fait dans le premier album. Dans Pangea, il y a deux approches neuves en plus des arrangements sur certains chants traditionnels, comme El Aguadero et Caminata. Et encore, Caminata, on le croise avec un chant traditionnel bulgare. A la base, c’est un « martinete » espagnol. Il y a donc certains chants qui ont plusieurs langues croisées : du napolitain avec du roumain, de l’espagnol avec du créole de l’Île Maurice, du chinois avec du français.

Et sur cet album, la moitié des morceaux – quasiment et même un peu plus – sont des compositions. Et là, la démarche de composition s’inspire toujours d’une culture. Même dans une composition, on veut toujours évoquer, rendre hommage à un peuple, à une culture, à une tradition vocale, que ce soit par le choix de la gamme, ou par les jeux vocaux – je pense au Pygmée Blues. Il y a toujours l’envie chez CHET NUNETA de rendre un hommage aux peuples du monde, même si on le croise – comme dans le chant chinois – à un discours plus intime, aussi à un voyage dans les continents.

Donc il y a des compositions sur des textes que les filles ont écrits, et moi j’ai composé dessus – je pense à Roseda Vieja Sirena. A la base, il y a un chant de l’Île Maurice, un tube là-bas, qui parle de l’alcoolisme, d’une femme alcoolique. Ça me plaisait beaucoup et, dans la démarche, on s’est dit : « Ça ne sert à rien qu’on reprenne un chant tel quel ! » Même si ça nous fait plaisir entre nous de reprendre des chants sans être plus créatifs que cela ! Mais dans la démarche de notre groupe, ça n’a pas de sens musical par rapport à d’autres groupes de reprendre cela. Ce qui va avoir du sens, c’est si on ajoute une identité. Donc là, j’ai demandé à Béatriz (SALMERON MARTIN) d’écrire en espagnol. Comme elle écrit de très belles poésies, elle a amené l’image de la vieille sirène qui s’enferme dans sa bouteille…

…qu’on retrouve sur la pochette ?

JR : Qu’on retrouve sur la pochette ! La démarche sur le chant napolitain, c’est qu’on travaillait sur le chant traditionnel, on a croisé le chant napolitain avec le chant roumain et là, pour le coup, on était vraiment satisfaits de la couleur musicale, mais le contenu du texte ne convenait pas du tout ! On avait un texte traditionnel qui était très, très léger : ça parlait d’amour, de pizza… et nous, on avait créé une ambiance un peu « mafia », un truc plus révolté, alors on s’est dit « on va parler de la mafia » ! On a demandé aussi à un auteur roumain d’écrire la-dessus.

Ce qui a donné un texte qui fait référence à un événement qui concerne à la fois l’Italie et la Roumanie. Alors justement, est-ce qu’il y a d’abord un choix de chansons, ou un choix de cultures ?

JR : Bonne question. Je dirais qu’il y a des choix de couleurs, tu vois ? On s’est dit : « Tiens, on a beaucoup de chants « chauds » ; si on prenait quelque chose de plus froid qui va dans l’étrange ou quelque chose de froid mais triste ? » C’est cela qui va nous guider pour qu’au final on ait un paysage avec du relief.

C’est pour cela qu’on passe de l’Île Maurice à la Sibérie…

JR : Voilà. Et ce n’est pas tant pour nous une problématique géographique mais plutôt le souci de savoir ce qui est ramené comme émotion, comme couleur émotionnelle et comme couleur musicale.

Ce qui nous motive, c’est la recherche d’une couleur émotionnelle qui équilibrerait quelque chose qui pourrait nous manquer, une couleur émotionnelle ou une couleur de timbre.

Enlever les frontières

Il y a aussi l’évocation des éléments naturels, des choses plus éthérées, d’autres plus aquatiques et d’autres plus enflammées…

JR : Quand on parle de couleurs, de timbres, de climats, on fait souvent référence aux quatre éléments : « Ça, c’est très feu ! », « Ça, c’est beaucoup plus air… » C’est un vocabulaire qui peut nous aider à équilibrer notre Terre, notre Pangée !

Tu vois, il y a vraiment la démarche d’amener l’auditeur ou le spectateur dans un imaginaire, dans une géographie qui s’inspire de la géographie réelle, actuelle, de nos terres, de nos traditions et qui leur rend hommage, mais qui l’amène aussi sur un lieu un tant soi peu imaginaire, où les langues se répondent.

On ne donne pas sur scène toutes les cartes d’identité de chaque chant parce que justement on enlève les frontières. On ne va pas jouer les douaniers ! En revanche si on arrive à faire sentir chez l’auditeur, le spectateur, des paysages et des reliefs différents, alors on a gagné notre pari.

Vous jouez sur les extrêmes, car il y a tout un travail sur l’apprentissage des langues, des textes pour coller au plus proche des racines, et en même temps il y a cette volonté de vouloir aboutir à quelque chose de plus contemporain, de plus universel, enfin quelque chose de déraciné mais qui évoque quand même la Terre.

JR : Tout à fait. Comme si, dans cette image de la Pangée, on avait inventé les chants d’une Pangée future. On est partis des continents, les continents se sont retrouvés et dans une Pangée future, la question est : que pourraient être nos chants traditionnels, populaires ?

… sachant qu’il y a aussi des chants qui voyagent d’une tradition à l’autre…

JR : … qui voyagent, qui se répondent, dont les textes sont réécrits. Donc on n’a pas l’impression d’être en désaccord avec les « Nuneta », les grands-mères qui, elles, chantaient les chants… On ne veut pas les mettre dans un musée. On les rend vivants. Et les rendre vivants, c’est les croiser, les mâcher, les questionner, les réinventer pour mieux les honorer aussi.

L’Amour des langages des peuples

Vous chantez donc en langue vernaculaire, quitte à mélanger les langues, ça signifie donc que pour chaque morceau il y a un travail d’étude des langues concernées ?

JR : Au début, dans la démarche initiale, on était attirés par un chant… Or, il y a beaucoup de chants qui se transmettent et qui se déforment petit à petit. Sur le premier album, il y a deux morceaux pour lesquels on n’a pas trouvé le chant originel ; alors on est restés avec ce qui avait été transmis, un peu modifié et poli par la transmission à travers les voyages – j’avais récupéré ça de voyages.

Et pour le deuxième album, on s’est d’entrée posé l’exigence d’avoir une phonétique et un travail de traduction sur les langues très précis parce que c’est quelque chose qui est vraiment dans le fond de la démarche. C’est-à-dire l’amour de la langue et la richesse de l’organe vocal et de toutes ses possibilités, et derrière l’amour du langage d’un peuple. Donc, sur chaque chant, il y a une recherche pour trouver quelqu’un qui va parler la langue, qui va pouvoir au moins nous le prononcer, quitte à pouvoir nous le faire travailler. Et que l’on puisse avoir des enregistrements auxquels on doit revenir très souvent parce que, sur une langue qu’on ne parle pas, très vite on remet nos accents français !

Donc sur certains chants, surtout quand on est sur des langues très peu parlées, c’est un vrai labyrinthe, une véritable enquête pour trouver la personne… par exemple pour le chant Komi, on s’est même demandé si on allait trouver quelqu’un qui parle le komi en France !

Vous avez été assez loin pour rechercher certains chants, jusqu’à des ethnies dites minoritaires, rares. J’imagine donc que le problème s’est posé de pouvoir maîtriser ces langues-là ?

JR ; Oui. Mais maintenant, on a des tuyaux ! Par exemple, pour le m’bochi, ça a été compliqué aussi. On est allés à Château-Rouge (on n’est pas tous Parisiens et on va l’être de moins en moins), on s’est payé le billet en se disant que c’était l’Afrique la plus proche qu’on ait ! Les gens nous ont envoyé dans un restau du Congo, et après, au sein des Congolais, il a fallu trouver des M’Bochis. Ça a été tout un périple, mais très sympa, très riche, qui a finalement nourri aussi bien le morceau que l’aventure.

Pour le komi, on a trouvé un étudiant-chercheur qui est devenu spécialisé sur les Komis, sur le théâtre komi même, et qui travaillait à l’université des langues orientales. Maintenant, quand on a un chant, on se demande si la langue est enseignée aux Langues Orientales ! (rires)

Et dans certaines langues, ce n’est pas tant le mot qui importe que la façon de le prononcer, le ton ?

JR : Oui, les langues tonales, c’est difficile effectivement.

J’imagine qu’il y a certaines langues qui doivent poser problème dès qu’il s’agit non seulement de les apprendre mais aussi de les chanter ?

JR ; De les chanter et de composer dessus de manière que ce soit juste ! On ne s’y est pas trop encore aventuré… Il y a le chinois, effectivement. Les langues asiatiques seraient un terrain à découvrir…

Il y a donc des terrains linguistiques sur lesquels vous ne vous êtes pas encore aventurées. Y a -t-il l’envie ?

JR : Bien sûr ! Il y a plein d’envies ! On a des chantiers, notamment sur un chant breton qu’on est en train de mêler à un chant cubain ; il y a un chant irlandais qu’on a mêlé à quelque chose d’un peu gnawa… Jusqu’à aujourd’hui on n’avait jamais été dans les cultures celtiques. Là, c’est en train d’arriver ! On fait aussi avec les langues qu’on parle. Pour ce chant irlandais, c’est Fouad (ACHKIR) qui avait fait une basse gnawa avec un guembri, il répond en berbère à la femme qui parle en anglais (c’est un thème traditionnel irlandais, mais en anglais).

Des textes pour nourrir l’imaginaire

Vous avez également choisi des chants très engagés, en tout cas qui traitent de thèmes encore assez actuels, que ce soit la déforestation dans Pygmées Blues, la mafia italienne dans Paradis Sott’e ‘ncoppa, qui sont encore en rapport avec ce qu’on vit ou voit au présent.

JR : C’est dû à l’attachement qu’on a au contenu des textes, et pas que la forme, la phonétique, etc. Sur le premier album, on avait abordé cela, mais on avait ce répertoire qui nous parlait, qu’on chantait déjà depuis cinq ans et qu’on avait besoin de mettre sur album. Mais avec le second album, comme il y a eu une démarche plus réfléchie, il y a vraiment eu l’envie de faire attention au contenu de ce qu’on racontait, de ce qu’on disait avec les chants, pour s’exprimer d’autant plus sincèrement.

Un texte, quand on le connaît mot à mot, c’est encore mieux. Pour le chant arabe, par exemple, il y a un travail que je fais personnellement. Je reviens au texte pour pouvoir au moins avoir quelques clés sur les mots quand je les dis. Parce que ça me replonge dans l’imaginaire ; ça me nourrit.

Qui compose principalement ?

JR : Sur le dernier album, c’est principalement moi en fait. Après il y a toujours le groupe qui retravaille. Parce que, d’autant plus quand on travaille sur les voix, une chanteuse ou un chanteur doit s’approprier le chant. Si ça ne lui parle pas, ce n’est pas la peine. Il faut qu’il le mette en voix, et rien que la manière dont il va le mettre en voix ça va quelque part être un apport d’arrangements. Ça, c’est déjà une première chose. Même quand j’amène un morceau composé de A à Z. Sur toutes les compositions que j’ai pu amener, le groupe me fait avancer par les retours qu’il me fait.

Mais déjà, les filles composent de plus en plus, amènent des thèmes… on commence à composer de manière plus collective. Par exemple, Caminata est une belle réussite dans cet album parce que c’est un travail de recherche qui a été fait collectivement. Il y a eu plusieurs couches mises par les uns et par les autres. Au final j’ai structuré parce que j’ai cette qualité-là. Les filles improvisent, chantent, et du coup je pense que ça serait même encore plus juste par rapport à la démarche qu’on a.

Des chants qui passent par le corps

Une question par rapport à vos performances scéniques : on voit lors de vos concerts que non seulement vous êtes toutes chanteuses, mais vous êtes également comédiennes et danseuses. Ce type d’attitude scénique était-il pratiqué depuis le début ?

JR : Oui effectivement, depuis le début. Le groupe s’est formé autour des trois filles qu’on était, et on était toutes comédiennes. Du coup, la présence scénique était l’un des instruments d’expression, en plus de la voix et de l’apport musical. On était beaucoup sur du jeu un peu clownesque ; on jouait avec le public… Puis l’identité est restée scénique mais a évolué vers la danse et les percussions avec Lilia (RUOCCA) et Béa (SALMERON MARTIN). Elles ont effectivement amené le côté « danse ». C’est une chose qui n’est pas que fortuite du fait qu’on était comédiennes et chanteuses, ou danseuses et chanteuses. Les chants qu’on interprète sont des chants incarnés, qui passent par le corps, qui se travaillent sans partition. Donc on est tout de suite en contact direct… L’écriture musicale, elle est dans notre sang. Et le fait d’intégrer le corps, la présence corporelle, ça nous paraît naturel et essentiel à ces chants.

Du reste il y a plein de chants traditionnels qui sont des airs à danser, qui sont « dansables ». Il y avait donc l’idée de mettre l’accent là-dessus…

JR : Oui. Et puis qu’on chante avec nos corps en entier.

Toute cette expression corporelle et ces danses sont-elles inspirées par les textes ?

JR : Oui, tout à fait. La démarche sur la danse n’est pas aussi poussée que sur la voix bien sûr, mais par exemple il y a un chant sur Pangea qui s’appelle Indiambedagets

C’est le chant arménien/sanskrit ?

JR : Oui, tout à fait. La manière dont on le joue sur scène, il y a tout un jeu avec le personnage de Shiva ; on est les unes derrière les autres, à plusieurs bras, on joue avec les yeux, on s’inspire de cette imagerie et on en joue. Et au bout d’un moment ce travail-là se transforme en un langage ou en mimiques des gens qui parlent en langage sourd-muet. Donc on part d’une évocation d’une danse traditionnelle pour aller vers … ailleurs, en fait !

… vers quelque chose qui peut parler au-delà des traditions…

JR : Oui, pour la danse qu’on a faite sur le chant de l’Île Maurice, on s’est inspirées surtout de la colère ; on était sur du rythme, des frappes, et quelque chose quand même assez large, pour évoquer la Terre d’Afrique… Alors que sur le chant chinois (Ni Yuan Bu Yuan), je fais quelque chose de plus onirique.

Précision et improvisation

Vous arrive-t-il d’improviser sur scène ?

JR : On est sur des choses très écrites, même si on s’ouvre à l’improvisation de plus en plus. Actuellement il y a un chorus qui est vraiment une improvisation, comme en jazz. C’est un chorus, c’est ouvert, ça peut durer trois comme six minutes. Il y a cette partie-là qui est improvisée ; c’est un truc qui plaît bien et qu’on aimerait bien continuer à développer.

Et là, surtout, on va travailler sur une adaptation du concert pour la rue. On est en train de se questionner, il y a plusieurs pistes, et l’une d’elles est l’envie de travailler avec le public, avec des petites jauges et justement à travailler l’improvisation en public. C’est un axe pour le futur.

Mais c’est vrai qu’on aime bien aussi les arrangements très écrits, les arrêts, en polyphonies, c’est jouissif quand l’accord sonne, qu’on inspire ensemble ! C’est un gros plaisir qu’on a à travailler une écriture précise.

Du studio à la scène il a dû être nécessaire de réarranger certaines choses ?

JR : Bien sûr. L’improvisation, c’est surtout un travail qu’on a fait avec Sébastien, qui est notre metteur en scène. Il a fallu adapter le morceau à un espace et du coup se poser la question : « Qu’est-ce qui se joue dans la relation, dans l’arrangement ?».

Par exemple, il y a des situations – et pour ça Sébastien a été très fort – où des fois il y a des choses qu’on avait faites instinctivement dans l’arrangement, et lui peut nous dire « là, ce qui se joue, c’est vraiment deux duos qui s’opposent. Donc ça, il faut le renforcer scéniquement ». Alors que nous, si tu veux, on avait fait l’arrangement par instinct musical… Il y avait donc la volonté, au sein d’un morceau, de rechercher ce qui se joue au niveau des interprètes et de le donner sur scène.

Par rapport au concept de base, on imagine bien qu’il y a chez CHET NUNETA d’un côté les chanteuses, et de l’autre les percussionnistes. Mais maintenant il y a un cinquième élément qui fait un peu les deux. Et vous trois aussi, les chanteuses, vous vous mettez parfois aux percussions. Il y a donc l’idée de brouiller les rôles, ou de les enrichir.

JR : Oui, c’est vrai que pour le premier album, Ailleurs, il y avait une configuration scénique différente : les quatre filles devant, et Michael derrière, surélevé comme un batteur. Et sur le spectacle Pangea, on a voulu casser l’image des quatre filles devant, du moins des quatre chanteurs/chanteuses et derrière le percussionniste, et d’avoir les percussions au sein du chœur polyphonique.

Porter des cultures

Avez-vous tourné uniquement en France, ou aussi à l’étranger ?

JR : Surtout en France. Un petit peu en Europe, c’est-à-dire en Italie, en Espagne, en Suisse… on a été sur des pays frontaliers.

Ce qu’on aimerait surtout, c’est aller jouer… par exemple en Sibérie, chez les Komis. Ça, ce serait génial ! Notre morceau Komi a été diffusé là-bas – c’était sympa, mais on l’a par Internet – et on voudrait aller jouer là-bas, ou bien en pays m’bochi, dans les villages. Ce serait pour nous une belle rencontre. Parce que l’hommage qu’on rend à ces langues-là, à ces peuples-là, on aimerait bien qu’ils le voient !

Ça vous intéresserait de travailler avec des artistes de ces cultures-là ?

JR : Oui ce serait super, bien sûr ! Et là, de voir leurs réactions, ce serait génial ! Je me rappelle d’un concert marquant qui était en banlieue parisienne. En première partie il y avait eu en plus des femmes du quartier qui avaient créé un groupe de chants du monde. Il y avait plein de femmes voilées, etc. La salle était très métissée, et quand on a chanté des chants arabes, les femmes étaient énormément émues ! Elles nous faisaient des « youyous »… Elles entendaient bien qu’on n’avait pas l’accent parfait, ou je ne sais quoi, mais le fait qu’on chante dans leur langue, elles sentaient que c’était vraiment un hommage à leur culture, aux migrations, et c’était vraiment émouvant !

Et pareil pour les chants roumains. Je me souviens aussi d’une femme qui m’a dit : « Mon mari est roumain, moi ça me fait voyager !… Mon grand-père était Grec… j’ai beaucoup vécu en Afrique…»

Vos chants faisaient écho à ce qu’ils avaient connu, vécu…

JR : Et être face à des publics qui portent des cultures, ça a beaucoup de sens pour nous. Chaque fois c’est très émouvant.

Tu vois, je m’imagine toujours comme s’il y avait un groupe de pygmées qui arrivait et qui nous chantait A la claire fontaine avec un arrangement à sa sauce. Ce serait complètement fou ! Et je me dis que notre démarche est un peu comme ça. Si on pouvait aller chez les pygmées et leur chanter le Pygmée Blues, ce serait génial, quoi ! La rencontre serait vraiment du troisième type ! (rires)

Propos recueillis par Stéphane Fougère et Sylvie Hamon
lors du Festival Au fil des Voix 2012 à Paris

Site : http://chetnuneta.net/

Voir les photos du concert au Festival Au Fil des Voix

Discographie CHET NUNETA

Ailleurs (2008, Mon Slip / Le Chant du Monde)

Pangea (2011, Mon Slip / Le Chant du Monde) (Voir chronique)

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