CURRENT 93 dreamt by Andrew LILES – Like Swallowing Eclipses (coffret 7 CDs)
(Dirter)
Deuxième coffret monumental de CURRENT 93 en l’espace d’à peine un an depuis The Long Shadow Falls. Ce dernier n’étant pas tout à fait un inédit, puisqu’il est déjà paru sous forme de 6 vinyles en 2010, coffret vite épuisé et réapparu sous la forme de bonus des rééditions (CDs 2008) des différents albums de la première période (pré-folk apocalyptique) de David TIBET.
En effet, les six premiers albums de CURRENT 93 (période 1984-1986) Nature Unveiled et Dogs Blood Rising (1984) ainsi que Live at Bar Maldoror, Nightmare Culture, In Menstrual Night (1985) et Dawn (1986) sont parus à nouveau en versions « augmentées » (2 CDs) chez Durtro Jnana en novembre 2008 avec donc cette « version rêvée » (dreamt by) d’Andrew LILES, qui a remixé tous les morceaux de ces albums pour en faire des compositions nouvelles aux titres distordus un peu clins d’œil (Nature Revealed, Dogs Blood Descending, Dead at Bar Maldoror, End of Red Dreams et Dusk).
La version coffret de 2025 les reprend à nouveau in extenso, sous la forme d’un seul CD pour chacun des titres, en y rajoutant toutefois 2 autres albums plus récents regroupés sur un album seul intitulé Haunt Invocation (Apadno) comprenant I Have a Special Plan for this World et Faust (2000). Pour les fans ultimes, il y a même eu en 2018 une version X18 files de ces CDs/LPs en tirages très limités, et disponibles uniquement en téléchargement (horreur) sur le site d’Andrew LILES, version également disparue depuis.
Cette période de CURRENT 93 qui va jusqu’à la parution d’Imperium en 1986 est par ailleurs bien documentée dans l’ouvrage Looking for Europe, Tome 1 d’Andreas DIESEL (éditions Camion noir, 2008) qui recense les liens entre les différents intervenants anglais de ce néo-folk à parfois mauvaise réputation (surtout à cause de DEATH IN JUNE, groupe pas très au clair avec ses positions et postures politiques et de toute façon disparu depuis fort longtemps). Les autres groupes de cette mouvance (mouvement) semblant, eux préoccupés davantage d’ésotérisme et d’occultisme (COIL, NURSE WITH WOUND, SOL INVICTUS), de renaissance folk, de sexualités assumées et affirmées, ainsi que de runes celtiques plus ou moins bien digérées (tome 2 du même ouvrage avec les ramifications dans toute l’Europe, aux États-Unis et même en Australie).
Pourtant ce qui différencie dès le départ CURRENT 93 des autres protagonistes de ce courant (faux ami en anglais), est la permanence au mysticisme et à l’exploration des religions de la part de David TIBET, qui n’hésite jamais à chercher, analyser et s’inspirer de textes très anciens pour y trouver des réponses à sa mélancolie et à sa frénésie d’écrire et de lire avec accompagnements souvent épurés de beaux textes apocalyptiques et eschatologiques (cela est bien vu dans un autre ouvrage qui survole l’époque et intitulé England’s Hidden Reverse de David KEENAN (Camion Blanc, 2016), qui dessine en profondeur et en parallèle les carrières de groupes tels que COIL, CURRENT 93, NURSE WITH WOUND et autres rescapés : on y évoque les disparitions de certains et les renaissances d’autres, parfois de façon saugrenue, (que John BALANCE qualifiait volontiers de petit groupe de nihilistes) jusqu’à la période du décès du chanteur de COIL survenu le 13 novembre 2004.
Revenons à CURRENT 93 et à cette période revisitée par ce coffret définitif. David TIBET commence véritablement sa carrière solo en 1983 en publiant un maxi LP intitulé LAshTAl basé sur le livre occulte de Kenneth GRANT Night Side of Eden publié en 1977, qui utilise d’ailleurs souvent le terme de « 93è courant », et influencé par Aleister CROWLEY, sorte de magicien excentrique de plutôt mauvaise réputation. Suivront un véritable premier album, Nature Unveiled, ainsi que son pendant Dogs Blood Rising (tous deux en 1984) englués dans une ambiance oppressante et sombre. Dès 1985, TIBET cherche à casser cette spirale (bruitiste) avec l’album In Menstrual Night empli de chants médiévaux, de comptines que poursuivront Live at the Bar Maldoror la même année et surtout Dawn, qui marque en 1986 la dernière production expérimentale post-industrielle de CURRENT 93 avant la rupture radicale et sans retour en partance vers les contrées du néo-folk apocalyptique, lors de la sortie de l’album Imperium (1986) évoquée plus haut.
Dogs Blood Rising / Dogs Blood Ascending
Comme pour le précédent album Nature Unveiled, les compositions musicales présentées ici sont d’une innovation époustouflante, surtout si on les replace dans le cadre des productions de l’année 1984. Leurs résonances se font sentir dans toute une gamme d’atmosphères tirant vers la musique contemporaine, couvrant non seulement les genres post-industriel et dark ambient, mais aussi le black metal et le doom. Mêlant à la perfection drones, paysages sonores manipulés, passages choraux lointains, vagues de bruits sourds, tourmentés, intempestifs et cacophoniques et voix déclinées dans une multitude de styles, le son et l’atmosphère créés sont dramatiquement sombres, mais également captivants et d’une puissance immense.
C’est le genre d’album dont chaque détail est parfaitement exécuté. Il en émane une atmosphère noire, imprégnée de connotations et de références religieuses. L’accès est difficile, il est vrai, mais sa nature et sa présence changent d’élément en élément, à mesure que l’on parcourt les expansions sonores et les structures denses que TIBET et ses collaborateurs ont produites.
Parfois, certains passages des morceaux sont extrêmement difficiles à pénétrer, puis l’instant d’après, on se perd dans un tourbillon de sons et de textures sombres et envoûtantes, profondément stimulants et contenant une chaleur poignante. Comme mentionné précédemment, l’album original est accompagné de l’album de remix Dogs Blood Ascending d’Andrew LILES. Bien que partageant, comme on pouvait s’y attendre, de nombreuses similitudes avec l’original, il est intéressant d’entendre une interprétation différente de l’album dans son ensemble. Là encore, le moindre élément sonore est parfaitement clair et net, garantissant ainsi que le moindre détail joue un rôle important et nécessaire. L’album rend un hommage admirable à l’original, tout en ajoutant une nouvelle dimension sonore et une texture sonore, projetant un kaléidoscope mêlé d’images, renforçant ainsi celui construit sur Dogs Blood Rising.
En fait, qualifier simplement CURRENT 93 de groupe industriel est tout bonnement réducteur, presqu’inexact, (tout comme traiter notre musicien d’excentrique mélancolique illuminé), et revient à sous-estimer le groupe considérablement. À leurs débuts, leurs compositions étaient bien plus qu’une simple incursion dans ce que THROBBING GRISTLE (TG) avait produit avant eux. Il y avait évidemment une certaine extension des idées fondamentales que TG et compagnie avaient initialement dévoilées, mais celles-ci ont été reconstruites et formulées pour créer leur propre sonorité. Alors que nombre d’autres groupes et artistes du début des années 1980 soi-disant d’avant-garde continuaient à proposer à cette époque rien de plus que de l’étrangeté pour l’étrangeté, sans grande valeur musicale ou artistique.
Nature Unveiled / Nature Revealed
Mais c’est avec Nature Unveiled, toujours paru en 1984, cette suite imprégnée du roman Les Jours de Florbelle ou la Nature dévoilée, titre du dernier roman du Marquis de SADE écrit et brûlé lors de son enfermement à l’asile de Charenton, que CURRENT 93 signe l’un des albums les plus importants et les plus influents que le genre industriel ait produit à ce jour, une exploration musicale aléatoire magnifiquement sombre et troublante, des projections sonores et de fortes influences religieuses combinées pour créer une vision cauchemardesque sur la fin du monde ou la fin des temps vue par David TIBET.
À cette époque, CURRENT 93 entretenait des liens non seulement avec d’autres membres de la scène industrielle du début des années 80 (COIL, NURSE WITH WOUND, Steven STAPLETON), mais aussi avec les membres de groupes obscurs anarcho-punk (CRASS, PSYCHIC TV, WHITE HOUSE, et autres), qui, à première vue, semblaient tous ensemble faire étrangement bon ménage. En effet, en creusant un peu plus loin dans ce que l’on nomme les genres industriel et punk, on découvre de nombreux liens, remettant en question les préjugés de leurs genres respectifs et utilisant la musique comme un outil en général. Ce rapprochement semble, à tout le moins, rendre encore plus poignante l’atmosphère et le sentiment qui se dégagent des paysages sonores denses, de l’esthétique envoûtante et des connotations religieuses qui imprègnent Nature Unveiled.
L’atmosphère qui se dégage des sonorités immensément sombres produites tout au long de Nature Unveiled est particulièrement inconfortable. L’album possède une qualité, une profondeur et une intensité qui ont largement dépassé les essais de ses contemporains, et il domine toujours largement les artistes qui évoluent dans les confins rituels du dark ambient et du post-industriel.
Contenant deux longs morceaux, Ach Golgotha (Maldoror is Dead) et The Mystical Body Of Christ In Chorazaim (The Great In The Small), d’une durée d’un peu moins de 40 minutes, Nature Unveiled distille une présence intense, presque conflictuelle, produite par les échos complexes des sons, la myriade de bruits et de drones texturés, et la voix surnaturelle de David TIBET, qui ajoute une malveillance sinistre à l’intensité sombre et menaçante de l’album. À maintes reprises, apparaissent des vagues de sons et de fréquences qui surgissent et forment une couche complexe contribuant au son de l’album, pour y inclure des compositions presque minimalistes, tout en étant chargées de couches successives de textures audibles, d’une richesse et d’une diversité exceptionnelles.
L’album dégage également une atmosphère quasi religieuse, fragile mais perceptible, révélée par des passages choraux lointains et des chants manipulés, magnifiquement insérés sous une cacophonie de bruits, de sons et de voix travaillées. L’atmosphère évoquée par cet ajout religieux ajoute une grande complexité au contenu et à l’atmosphère de l’album, tout en insufflant une beauté et un charme envoûtants aux paysages sonores hypnotiques et poignants qui y règnent.
Ajoutant une clarté cristalline à la sonorité globale de l’album, la recomposition d’Andrew LILES fait ressortir chaque élément et permet de découvrir des paysages sonores texturés, luxuriants et étranges. L’album dégage une atmosphère immensément calme, qui explose parfois en éclats de bruits impressionnants, grâce à un volume de production d’une précision fantastique. Cela confère à l’album une sensation et une présentation nouvelle et ambitieuse, tout en conservant l’esthétique du début des années 1980 et l’esprit incarné par l’album original. De plus, les références et connotations religieuses se multiplient dans cette version remixée, reflétant la fascination et l’étude du TIBET pour la religion chrétienne et ses annexes, et ses allers et retours entre chants grégoriens et musiques traditionnelles japonaises.
Dans le contexte de l’immense discographie de CURRENT 93, le coffret Like Swallowing Eclipses de 2025 se place donc comme un jalon important, clôturant et revisitant définitivement cette période pré-néo-folk de David TIBET, mélange iconoclaste de musiques fourre-tout, de recherches déjà bien précises et parfois compliquées de cet inventeur solitaire, halluciné et sincère, dévoilant ses angoisses, ses envoûtements, quelques renoncements, un soupçon de lubies et sa peur de sombrer au tréfonds de ses rituels, ses visions, sa fascination pour des époques révolues (le Moyen âge et les troubadours, trouvères et minnesangs allemands célestes et ésotériques, les poèmes d’émerveillés des XVII et XVIIIe siècles tels William BLAKE, Samuel COLERIDGE et autres romantiques),et sa volonté farouche de continuer à nous écrire ses rêves et cauchemars, pour nous emmener avec lui, même si le chemin est souvent aride, les sentiers touffus, la marche ardue et l’obscurité parfois épaisse, mais jamais totale.
Si vous voulez faire un voyage cryptique dans l’obscurité (vers la lumière) au milieu de ces paysages mouvants, abstraits en « avalant des éclipses » (métaphore d’une expérience extatique incongrue tout à fait à la David TIBET), au milieu des rééditions et d’inédits quelquefois dispensables ; si vous voulez vous plonger dans une atmosphère de transe mystique et de dérives sonores âpres, comme dans un entre deux dans lequel le réel et le surnaturel se confondent allègrement, n’hésitez pas, il est encore temps, même s’il est en tirage limité, ce coffret est pour vous, rien que pour vous.
N’écoutez pas les mauvais esprits qui radotent et trouvent que David TIBET en rajoute et n’en veut qu’à votre porte-monnaie, laissez-vous emporter les yeux fermés dans ce maelström unique et cette inquiétante étrangeté, comme si l’éclipse elle-même leur avait révélé un secret interdit.
Xavier Béal
Page label : https://www.dirterpromotions.com/releases/c93-andrew-liles/like-swallowing-eclipses-2/


