CURRENT 93 – The Long Shadow Falls
(coffret 7 CDs + 1 EP, Dirter Records) //
Sketches of my Nightmares and Dreams Occurring
(CD, Cashen Gap Records)
Comme tout bon complétiste qui se respecte et qui s’en tient à sa ligne éditoriale tout en clignant des yeux vers son (cher) public, David TIBET capitaine de CURRENT 93, doit, sans nul doute, passer des heures et des jours à sortir et à ranger les vieux albums de sa collection (les siens et ceux des autres) et remettre en bon ordre ses versions live, ses chutes de studio inédites en les classant par périodes (bientôt 40 ans de carrière tout de même), par genre (les débuts, la période néo folk, horror folk, apocalyptic, etc.) et par ordre de ses favoris, tout en les comparant avec les albums des autres auxquels il a rendu hommage et auxquels il a toujours été fidèle au-delà des époques (il ne renie rien de ses amours, ce qui est une marque de goût certain). Et ça va chez lui des sœurs COLLINS (Shirley et Dorothy, pas Judy (blue eyes), l’Américaine, tueuse froide, sans vergogne et sans grand talent des chansons de Leonard COHEN et d’autres), à l’INCREDIBLE STRING BAND (ISB), COMUS et autres « beautiful losers » disparus ou silencieux, c’est-à-dire tous les pensionnaires habités du « wyrd folk » du début des années 1970 principalement anglais et qui ont parfois fini très mal (scientologie pour ISB, morts violentes avant l’âge pour d’autres ou pire retours à la case pop sans intérêt pour les survivants égarés ou aigris).
De notre côté, humbles auditeurs mais toutefois également passionnés, on peut, sans trop s’y perdre, classer les productions actuelles (depuis The Light is Leaving us All en 2019, point culminant des années 2010) de David TIBET/CURRENT 93 en deux types d’écoutes : cérébrale et expérimentale (ou dans le domaine de l’expérimentation), ce qui a toujours été chez notre musicien, mais ici agrémenté d’un recyclage des œuvres récentes et anciennes, attitude proche de l’hantologie. En effet, David TIBET reprend, retisse, réarrange (ou cultive, croise, c’est selon) les fils, les extraits et les chutes de ses « grandes œuvres » afin de les faire revivre, de ne plus les oublier, les retravailler (ou pas), en parallèle à son dernier opus de 2022 (autre point culminant des années 2020), If a City is Set upon a Hill et dans un souci de ne pas faire disparaitre toutes ces traces qui risqueraient de s’effacer comme recouverts par la marée montante du temps qui passe.
Depuis l’album If a City is Set upon a Hill, pas moins de trois sorties d’albums (« vinyl only ») en tirages très limités en 2024 emballés dans une pochette intérieure de papier risographe (qui, paraît-il se déchire au contact humain) chez son nouveau distributeur Cashen Gap, tous trois instrumentaux et enchevêtrés pour que les dénommés « Astral Crimes » ne soient pas perdus et puissent donner des nouvelles de l’activité de notre farfadet mélancolique, semblant bien seul et inquiet dans son monde assombri.
En face de ces redites un peu factices ou vaines (mais la vanité est aussi une figure de style et une attitude ou une posture désemparée face au caractère éphémère et absurde de la vie), TIBET n’hésite pas, fin 2024, à nous « offrir » chez Dirter Records, autre distributeur militant de la cause neo/dark folk, un coffret de 41 versions du morceau d’ouverture de la trilogie Where the Long Shadows Fall all the Pretty Little Horses, sorte de point culminant de la période néo-folk de CURRENT 93, paru en 1995 et rassemblé en coffret en 2007, hommage immense, incroyable de beauté et de classe de 7 CD + un EP, assorti d’un somptueux livret de 48 pages de photos volées ou retrouvées, affublées/ornées amoureusement du concept des « Gnostic Channelled Hallucinatory Shadowed Found Photograph Series » (en gros des photos noir et blanc, retouchées au feutre noir intense avec ajouts d’ombres aux grandes jambes et aux grands bras pour donner un côté dérangeant aux portraits effacés ou gribouillés d’enfants et de parents pris en poses un peu surannées et intimistes).
Ce morceau intitulé The Long Shadow Falls et sous-titré (beforetheinmostlight) se compose des voix parlées et chuchotées de David TIBET avec en fond répété une boucle du chant sacré de Giovanni ALDEGA intitulé Domine Salvum Pontificem, enregistrement du début du vingtième siècle (1902) du castrat Alessandro MORESCHI (dernier du genre). Ce coffret qui aborde le jamais vu dans le monde du wyrd folk, semble être une sorte de testament définitif, tour de force envoutant et sombre comme un puits sans fond dans lequel se laisserait couler notre « Cheshire Cat » vertigineux, au sourire un peu menaçant, un peu malfaisant, effrayant et dérisoire, mais pourtant le chanteur fragile, élégiaque et déchiré nous entraîne irrémédiablement avec lui, avec ses visions et ses obsessions magnifiques, décharnées à force d’écoutes et de répétitions (ne cherchez pas à tout prix les différences entre les versions ; elles sont infimes et relèvent peut être du leurre, car TIBET est facétieux malgré son air fatigué, et pourquoi pas !).
Dans la foulée et en fin d’année 2024, paraît sans bruit un CD portant la seule mention CURRENT 93. Sketches for my Nightmares and Dreams Occurring (« nightmares » en premier pour appuyer le contenu de l’album) : aucun morceau, pas de musicien, aucune durée, mention spéciale pourtant pour le « fantôme » en noir de Bela, sœur de la sorcière déjà vue de la pochette intérieure de The Light is Leaving Us All, se promenant en surimpression le long d’un quai face à une ville déserte surplombée par un magnifique ciel rouge (finies les trainées sur les photos détournées des pochettes d’avant).
Ne reste pour l’identification uniquement que ce titre à rallonge indiquant qu’on va écouter et se laisser envelopper par des sketches, soit une suite étrange d’hallucinations déroutantes de David TIBET, nous faisant entrer de plain-pied dans un univers de drones sans véritable point d’amarrage, comme si nous étions emportés (déroutés) sans pouvoir contrôler les volontés capricieuses et les voix rocailleuses du capitaine.
Mais il ne faut pas oublier que David TIBET ne simule pas (il est peut-être bipolaire, mais ça n’est pas un escroc), il préfère parfois s’autoparodier avec cruauté, au risque de décevoir plutôt que se taire. Et au contraire de The Light is Leaving us All qui foisonnait en déclarations à tout va, il ramasse son discours en litanies et psaumes resserrés (« I Shall Love You till I Die », répété ad lib). Tout au long des neuf titres, la vision apocalyptique (« nightmares ») poursuit également ce qui était en germe dans Invocations of Almost, album de 2019 et cette peur diffuse de la mort (la sienne) de la part d’un désormais vieil homme (dont même la voix a sensiblement changé).
Cette collection de « gribouillages fracturés et oniriques » mis en musique comme une ingénieuse tapisserie de sons trépidants, décalés, cryptiques et énigmatiques, sorte de procession funéraire emplie de fantômes titubants et chancelants (on pense parfois aux chansons que les convives entament en murmurant au milieu de la nuit pour poursuivre la fête qui s’évapore peu à peu, airs ponctués par les grimaces et sourires fatigués d’alcools et autres excès), semblent tisser une atmosphère éthérée, sombre et émerveillée, laissant David TIBET dérouler, un peu malgré lui, mais nous ne sommes pas dupes, les neuf morceaux en boucles désorientées, fugaces, nostalgiques mais pourtant toujours à propos.
La mort déambule partout, parmi les chants d’oiseaux, le bruissement des feuilles. David TIBET se détache de sa propre poésie en invoquant désormais des haïkus, les « nursery rhymes » relégués derrière des percussions et des bruits d’ambiance, marches funèbres alternant avec des moments apaisés, bribes d’opéras et de swing, grincements électriques et bruissements inquiétants, voix dédoublées rendant par ricochet un malaise non pas violent, mais vulnérable et plus trouble.
David TIBET explique, un peu clin d’œil, dans les quelques notes de présentation de cet album un peu mystérieux sur le site du distributeur, que ces Sketches de 2024, qui pourraient s’apparenter à des Last Bed Time Songs/Almost Goodbye (berceuses pour endormir les enfants), ne seraient qu’un intermède qu’il ne maîtriserait pas forcément, annonçant le véritable prochain album de CURRENT 93, prévu pour 2025 et que nous attendons déjà, bien entendu, fébrilement, en espérant que les « dreams » vaincront les « nightmares » et en pensant aux paroles de Talking of the End de l’album Liquid Acrobat as Regards the Air de l’INCREDIBLE STRING BAND de 1971 : « Death is Unreal, that’s the Way I Feel/There’s more to be Revealed », ou celles de TIBET lui-même sur le titre Alone (Imperium, 1987) : « I am Feeling Cold Inside, Let me Go out Seeking Fire, even Death is Better than this Useless Life».
Xavier Béal
Site Artiste : https://www.davidtibet.com/