Debashish BHATTACHARYA
Le « Glisseur » de Calcutta
Descendant de plusieurs générations de musiciens, Debashish BHATTACHARYA est l’un de ces artistes innovateurs qui abordent les pratiques ancestrales avec un esprit de renouvellement propre à leur assurer un avenir stimulant. Ainsi ce natif de Calcutta a-t-il repensé et développé les possibilités de jeu d’un instrument qui n’a lui-même été introduit que très récemment dans le panthéon de la musique savante indienne, à savoir la guitare hawaïenne, dite encore guitare « slide », découverte en Inde dans les années 1920. De Bob BROZMAN à John McLAUGHLIN, l’apport du guitariste de Calcutta à la musique hindoustanie (Inde du Nord) a été reconnu et son talent d’instrumentiste et de compositeur salué avec respect.
Créateur de trois modèles inédits de guitare slide, Debashish BHATTACHARYA poursuit le travail d’innovation entrepris par celui dont il fut le disciple, Brij Bhushan KABRA, connu pour avoir le premier érigé la guitare comme instrument soliste dans l’univers du raga indien.
Pour RYTHMES CROISÉS / ETHNOTEMPOS, Debashish évoque ce lien singulier qui l’unit au pionnier de la guitare indienne, et parle de ses guitares et de ses expériences musicales avec une humilité, une modestie qui incite elle-même à la réflexion. Plus qu’une nouvelle technique et de nouveaux instruments, c’est une approche vivante et profonde de la musique indienne que Debashish BHATTACHARYA révèle à travers son art de la « guitare glissante ».
Petite histoire d’une guitare qui glissa en Inde…
La musique indienne, qu’elle soit du Nord ou du Sud, fascine autant par les sons, les atmosphères qu’elle dépeint que par les instruments qu’elle dévoile, notamment ses luths aux qualités sonores et aux formes bien caractéristiques, tel le sitar, le surbahar ou la rudra-vîna. Forte d’un riche héritage millénaire, l’Inde n’a cependant pas hésité à adopter des formes instrumentales exogènes et à les adapter à son système musical. Ainsi du violon, qui sert pour l’accompagnement de la musique carnatique, ou du rebab afghan, métamorphosé en sarode, ou plus récemment de la mandoline et du saxophone… ou encore de la guitare hawaïenne, la fameuse guitare « slide », adoptée depuis plus de 70 ans, et dont Debashish BHATTACHARYA ne cesse aujourd’hui d’accroître les possibilités de jeu.
Le slide (soit l’art de la glisse) désigne toutes les techniques par lesquelles on fait glisser un objet sur les cordes d’une guitare. En tant qu’instrument, la guitare slide est apparue vers la fin du XIXe siècle, à la fois à Hawaï et chez les musiciens noirs des États américains du Sud. Les Hawaïens en jouaient en la posant à plat sur les genoux et en faisant glisser un objet de métal (d’où l’autre nom de la guitare slide, la « lap steel guitar ») ou en verre. Chez les Bluesmen, la guitare (ou le banjo) était de même posée à plat, ou bien jouée de façon conventionnelle, et on en jouait en enfilant le goulot brisé d’une bouteille (« bottleneck ») au doigt.
Toutefois, loin d’être née du jour au lendemain, cette technique de glissade d’un objet sur des cordes a connu des antécédents dans la pratique d’autres instruments dans divers coins du monde, à commencer par l’arc musical, que l’on retrouve dans le maloya réunionnais (appelé « brobe »), au Brésil (« berimbau »), chez les Pygmées (« Mbegn »), ou encore chez les Zoulous du Swaziland (le « diddleybow » ou « jitterbug »)… sans parler de l’épinette en Europe, qui appartient à la famille du psaltérion, cithare médiéval dont l’origine pourrait être le « qânoun » arabe ! Et n’oublions pas le dulcimer aux États-Unis…
Hawaï en Inde
En Inde, faire glisser un objet sur des cordes pour en circonvenir la partie vibrante est une technique qui remonte également à de nombreuses lunes. Dès le XIe siècle, en Inde du Nord, le cordophone nommé « eka tantri », qui était pourvu d’une corde unique, d’un manche plat et d’une calebasse faisant office de résonateur, était joué de la main gauche avec un morceau de bambou que l’on faisait glisser le long de la corde, tandis que la main droite grattait ladite corde. On pense que l’eka tantri a pu inspirer la création, à la fin du XIXe siècle, de la « vichitra-vîna », une variante de vîna sans frette. À la même époque en Inde du Sud s’est imposée une autre vîna sans frette – de technique de jeu semblable mais de construction différente – le « gottuvadyam », appelé encore « chitra-vîna », dérivé de vîna indiennes plus anciennes, comme l' »hanuman vîna » et la « mahanataka vîna ».
Sans vouloir affirmer qu’il y aurait une filiation directe entre le gottuvadyam et la guitare slide, il est intéressant de rappeler que cette dernière est apparue à Hawaï à la même époque. Et selon certaines thèses, il se pourrait qu’un esclave indien déporté à Honolulu du nom de Gabriel DAVION ait été le premier à utiliser la technique du slide à Hawaï. D’après le témoignage (radiodiffusé dans les années 1930) d’un compositeur hawaïen, Charles E. KING, DAVION aurait utilisé une nouvelle technique de jeu par laquelle il faisait glisser un couteau sur la corde unique de sa guitare – s’inspirant probablement de la technique du gottuvadyam –, et ce avant même que soient attestés les prémices de l’utilisation de la guitare slide dans l’île hawaïenne. Cela dit, plus officiellement, c’est Joseph KEKUKU qui aurait inventé et répandu la technique du slide à Hawaï.
Ce n’est qu’à la fin des années 1910 que le slide a connu une grande popularité en Inde, du fait des premiers contacts du public indien avec la musique hawaïenne, notamment par l’entremise du « slideur » Herbert Pahupu BYRNES et du groupe Ernest KA’AI and his ROYAL HAWAIAAN TROUBADOURS. Puis ce fut au tour de la TAU MOE FAMILY de faire une tournée en Inde, immortalisée par un enregistrement resté célèbre pour la compagnie indienne HMV en 1941, puis pour EMI. Tau MOE et sa femme chanteuse Rosie ont même vécu à Calcutta de 1941 à 1947, et leur élève, Garney NYSS, est devenu un artiste renommé de la guitare slide sur le continent indien avec son groupe THE ALOHA BOYS.
Le raga, terrain glissant ?
Les années 1960 ont véritablement été un âge d’or pour la guitare slide en Inde, l’instrument se faisant généreusement entendre dans les bandes son de nombreux films « bollywoodiens ». Si la guitare slide a été amplement adoptée par la musique populaire indienne, elle a cependant eu du mal à imposer un répertoire indépendant, et encore plus à se faire accepter comme instrument soliste dans le cadre « élitiste » de la musique savante.
C’est un disciple du maître du sarode Ustad Ali Akbar KHAN, Brij Bhushan KABRA (également élève de Garney NYSS), qui a le premier présenté la guitare en concert soliste et lui a permis de s’imposer comme instrument classique indien. (Que l’on écoute à cette occasion l’album Call of the Valley, enregistré par Brij Bushan KABRA en trio avec Hariprasad CHAURASIA et Shivkumar SHARMA et qui est l’une des plus grosses ventes de musique indienne depuis une trentaine d’années.)
Bien sûr, avant lui, des musiciens populaires indiens avaient déjà modifié la technique de jeu hawaïenne à la guitare. Le système musical indien ne connaissant pas l’harmonie, il a fallu abandonner les accords pour mieux privilégier la phrase mélodique jouée sur une seule corde et enrichie de subtiles ornementations. Brij Bhushan KABRA a donc modifié la technique du slide en s’inspirant notamment des techniques du sitar et du sarode. Il a ainsi retiré deux cordes aux six existantes (omettant la cinquième et la sixième corde, de manière à accorder les quatre restantes en D-A-D-A) et a ajouté deux cordes « chikaris » (cordes jouant le rôle de bourdon), qui furent alors jouées avec le pouce, tandis que les cordes principales furent jouées avec l’index et les doigts du milieu. Ainsi le son de la guitare slide est-il devenu plus typique et plus adapté à la musique classique indienne.
Une Trinité pour la slide
Depuis ces premières modifications apportées par Brij Bhushan KABRA à la guitare, plusieurs artistes, qui ont collaboré avec des luthiers, ont inventé de nouveaux types de guitares, qui se distinguent notamment par le nombre et la répartition de leurs cordes. Ainsi, selon les modèles, on distingue 3 à 6 cordes mélodiques, 2 à 5 cordes chikaris, 1 à 5 cordes de support, et 11 à 13 cordes sympathiques (les « tarabs »).
Debashish BHATTACHARYA, qui fut le disciple de Brij Bhushan KABRA, a hérité de l’esprit d’innovation de ce dernier et a lui aussi contribué (tout comme Vishwa Mohan BHATT…) au développement de l’art de la guitare slide dans la musique classique indienne. La spécificité de Debashish est d’avoir réintroduit les six cordes mélodiques, au lieu des trois ou quatre retenues par son gourou. Mais surtout, on lui doit la création de trois guitares différentes qu’il a réunies sous l’expression « Trinité de guitares », dont la signification symbolique renvoie aux hautes sphères de la sagesse et de la mythologie indiennes, et principalement à la « Trinetra », soit le concept du troisième œil associé à la déesse Durga et au dieu Shiva : trois yeux, trois directions, le passé, le présent et l’avenir tous trois liés par une même impulsion créatrice…
La première guitare de cette trinité est la « chaturangui » : elle possède 22 cordes, soit 6 cordes mélodiques, 2 de support, 2 chikaris et 12 cordes sympathiques accordées à l’échelle du raga et produisant les harmoniques des notes jouées sur les cordes mélodiques. La chaturangui a aussi la particularité d’incorporer les timbres du violon, du sarode, du sitar et de la rudra-vîna. C’est la guitare aux quatre couleurs, et aux sons graves et amples.
La deuxième guitare, « gandharvi », comprend 14 cordes (12 mélodiques et 2 chikaris) et peut sonner comme une vîna quand on la pince, ou comme un sarangi (violon indien) quand on la glisse. Le gandharvi peut également renvoyer le son d’un saz moyen-oriental, ou d’une guitare flamenca.
La troisième guitare date de l’an 2000 et s’appelle « anandi » (joie). C’est la guitare qui éveille le sourire, avec ses quatre cordes et ce son aigu qui lui valent d’être aussi appelée « ukulele-slide ». Elle est idéale pour interpréter les pièces courtes et légères des fins de concert.
Pour Debashish BHATTACHARYA, ces guitares sont des véhicules… c’est la musique qui parachève la Trinité en résonnant à travers l’auditeur.
Trajectoire d’un glisseur
Issu d’une famille de musiciens, de lettrés et de gens du théâtre, Debashish BHATTACHARYA, né à Kolkata (Calcutta) en 1963, n’était pas nécessairement destiné à devenir guitariste. Initié à l’origine au chant classique indien, il a été fasciné à l’âge de trois ans par une petite guitare hawaïenne dont son père, à qui on l’avait donnée, ne savait que faire. Avec l’aide de sa mère, qui lui montre où se trouvent les notes, l’enfant fait très vite montre d’un certain talent, au point qu’il est enregistré par All India Radio à l’âge de quatre ans. À six ans, il suit des cours de musique occidentale pour apprendre les répertoires de la guitare, dont il joue à la façon hawaïenne, tout en continuant à apprendre auprès de ses parents les fondements du chant khyal et des rythmes indiens. Son oncle, sitariste, lui permet d’adopter de nouvelles techniques de jeu à son instrument.
Plus tard, il suit les enseignements du maître de sitar Gokul NAG et, avant même d’achever sa scolarité, part seul à l’autre bout de l’Inde, dans le Gujurat, pour trouver le pionnier de la guitare indienne Brij Bhushan KABRA, dont il devient le disciple et auprès de qui il vivra pendant dix ans. Debashish suivra de même l’enseignement du maître de chant Ajoy CHAKRABORTY – avec lequel il se perfectionne dans l’art de diverses écoles de chant classique, comme le « Gwalior », le « Jaipur » et le « patiala ». Bien que s’étant vu décerné un « President of India Award » dès l’âge de vingt ans, Debashish BHATTACHARYA, en bon perfectionniste, attendra ses trente ans pour se produire pour la première fois sur scène.
Il se fait par la suite connaître aux États-Unis, où il rencontre d’autres légendes de la guitare slide, à savoir Bob BROZMAN et Martin SIMPSON, avec lesquels il se produit dans une tournée d’une quarantaine de dates. Le succès ne se fait plus attendre. D’autres tournées suivent sur le sol américain et bientôt autour du monde. Debashish est sollicité soit en tant que soliste, soit pour des rencontres musicales avec des artistes issus d’autres horizons, tel John Mc LAUGHLIN, le Français René LACAILLE, Takashi HIRIYASU de l’île d’Okinawa, la Chinoise Liu FANG, Julian KYTASTY d’Ukraine, etc.
Son palmarès discographique est de même bien garni, comprenant des interprétations de ragas soit en tant que soliste (accompagné cependant par son frère Subhasis aux tablas et au chant par sa sœur Sutapa), soit en duo avec Bob BROZMAN, voire en trio ou en quintet de guitares. Il a de plus été convié par John McLAUGHLIN et Zakir HUSSAIN à rejoindre un temps leur groupe REMEMBER SHAKTI. En concert comme sur disque, Debashish dispense son art sophistiqué sur les trois nouveaux prototypes de guitare slide qu’il a lui-même imaginé et qui ont été spécialement fabriquées pour lui.
Avec son jeu inventif et aérien, Debashish BHATTACHARYA sait irradier la fraîcheur et la joie, en faisant preuve d’une générosité, d’une pureté et d’une humilité qui vont de pair avec une connaissance appuyée et approfondie des ragas, de leur amplitude spirituelle et de leur souffle poétique. À l’écoute de cet artiste captivant, on se sent glisser le long d’un couloir virtuel en forme de cœur dans une dimension parallèle aux couleurs insoupçonnées…
Entretien avec Debashish BHATTACHARYA
Parlez-nous des origines de votre initiation musicale…
Debashish BHATTACHARYA : Pour ma famille – mon frère, Subhasis, qui m’accompagne souvent au tabla, ma soeur, mes parents et grand-parents, qui sont tous musiciens –, la musique est une religion. Faire de la musique, la pratiquer quotidiennement, est une habitude, ou mieux, un rite. Comme on a besoin de boire une tasse de thé, eux ont besoin de chanter une chanson, de jouer un morceau. Ils ont besoin de cette pratique pour harmoniser l’esprit et le corps. C’est comme le cycle du jour et de la nuit. A certains moments de la journée, on éprouve le besoin de manger, sans quoi on se sent désorienté. Pour ma famille, la musique fait partie de ces choses nécessaires au jour le jour ; c’est une habitude quasi religieuse.
J’appartiens à cette famille de musique. Donc, quand je suis né, j’avais déjà hérité des gênes de sept générations de musiciens. Je suis né avec la bénédiction des dieux, pour devenir musicien. Mais ma vie n’a pas été facile. J’ai dû apprendre, pratiquer la musique tous les jours, réfléchir à des compositions, comment commencer une phrase musicale, comment la terminer… avec toute la subtilité requise. Ça a été un processus constant de réflexion, de pratique et d’apprentissage. J’ai d’abord été un « scholar », puis j’ai appris à improviser. J’ai 43 ans. J’ai commencé la musique à l’âge de trois ans avec ma mère et mon père. Et depuis ce temps, je ne cesse d’apprendre, de pratiquer, je suis toujours ce processus.
Vous jouez d’un instrument – la guitare slide – qui a été introduit assez récemment dans la musique savante indienne…
DB : Oui, c’est mon gourou, Brij Bhushan KABRA, qui l’a introduite ; et je suis son seul disciple. Ça fait une dizaine d’années que je suis son enseignement. Je le perçois comme un père, et lui me traite comme son fils.
Qu’avez-vous exactement appris auprès de lui ?
DB : Oh ! Plein de choses ! Pour devenir un gourou, il est très important d’avoir un esprit généreux et d’être imprégné d’une haute spiritualité. Il faut avoir envie de donner la musique aux autres. Si l’on n’est pas prêt à donner le meilleur de soi-même aux autres, on ne peut être considéré comme un gourou, mais juste comme un maître, ou un professeur. On peut donner des leçons contre de l’argent, mais on ne peut transmettre l’essence de sa propre réalisation ; on ne peut donner si l’on n’a pas cette spiritualité.
Je pense que mon gourou, Brij Bhushan KABRA, est l’un des meilleurs gourous de l’histoire de la musique indienne de raga. Il ne m’a pas uniquement appris la musique, mais il m’a aussi fait comprendre la philosophie qui sous-tend la grande musique indienne. Il a pris soin de ma santé, de mes affaires et, en un certain sens et jusqu’à un certain point, il a également pris soin de ma famille.
Aujourd’hui, je suis un musicien itinérant ; je suis ceci, je suis cela, mais surtout : je suis son enfant. Il y a cette relation indéfectible entre un disciple et son gourou.
Vous avez dit qu’il fallait être prêt à devenir un gourou. De la même façon, peut-on dire qu’il faut également savoir se préparer à devenir un disciple, et non seulement un étudiant ?
DB : Oui. Il faut faire preuve de renoncement ; abandonner ses compétences, ses faiblesses. Il faut s’offrir à son gourou. On ne peut louvoyer, ni mentir ni cacher son importance en musique. Il faut s’ouvrir à lui. Je ne me vois pas dire à mon gourou : « Montre-moi comment on fait ça… ». Ça ne marche pas ainsi.
Si on pense être déjà un maître, on ne peut qu’être un étudiant. On peut demander à quelqu’un sa technique, comment jouer des lignes rapides, etc., mais alors on n’est pas un disciple. Un disciple doit « porter » la beauté et l’essence de la musique d’un gourou. Un étudiant n’est qu’un support convenable et soigné, un bol propre… et vide.
Un disciple doit donc aller au-delà de l’acquis technique ?
DB : Bien sûr. La technique n’est rien. Elle ne représente que 2 % de la musique de raga. Les 98 % restants relèvent de l’approche spirituelle. La musique traditionnelle indienne est une musique pour la vie. On doit savoir intégrer la musique au centre, au cœur de la vie. Il ne s’agit pas uniquement d’apprendre une partition musicale tous les jours.
D’une certaine manière, on peut dire qu’un gourou enseigne comment oublier ce qui a déjà été appris pour mieux se concentrer sur l’essence de la musique et comment l’aborder ?
DB : Oui, mais pas seulement. Il enseigne aussi l’art de pratiquer la vie dans la musique, ou comment introduire sa musique au centre de sa vie. Vous savez, ma vie, la vie de quelqu’un d’autre, la vie de tous les jours, la vie d’un enfant de dix ans, toutes ces vies sont différentes. Ce que je fais, ce que je pense, chaque jour, chaque nuit, ce qui me donne l’envie d’écrire ou d’écouter quelque chose est forcément différent d’une personne qui, elle, ne pratique pas la musique. C’est un mode de vie qu’enseigne un gourou à son disciple, et ce dernier doit capter l’essence de cet enseignement et le pratiquer ; c’est ça qui est important.
Vous pouvez avoir écrit des centaines de compositions pour des ragas indiens, vous pouvez être un jazzman, ou un docteur, mais vous ne pouvez prétendre être un musicien indien si vous n’adoptez pas cette spiritualité et si vous ne pratiquez pas ce mode de vie.
Avant de devenir le disciple de Brij Bhushan KABRA, où en étiez-vous de votre parcours et de votre apprentissage musical ?
DB : J’étais déjà un artiste avant de faire sa connaissance. En fait, je l’ai rencontré à 24, ou 26 ans. J’avais déjà remporté un « award », j’avais déjà joué ici et là ; les gens me connaissaient un peu. Mais je ne connaissais alors rien aux ragas indiens, du moins au sens où je les conçois aujourd’hui. Et outre l’enseignement de Brij Bhushan KABRA, j’ai étudié auprès de grands maîtres, tel Ajoy CHAKRABORTY, Ustad Ali Akbar KHAN…
Très jeune, j’ai étudié auprès de Gokul NAG, qui était un grand gourou du sitar. En fait, j’ai appris auprès de nombreux grands musiciens. Mais je pense aujourd’hui qu’en ce temps-là je n’ai pas réalisé combien le domaine de la musique est vaste… et combien je suis petit ! Plus ça va, plus je me sens petit, petit, de plus en plus petit parce que mon approche de la musique ne cesse de s’accroître.
Et actuellement, avez-vous un autre gourou ?
DB : J’en ai un qui m’enseigne le chant, et c’est un grand vocaliste de l’Inde.
Votre style guitaristique est donc également inspiré par votre connaissance du chant traditionnel ?
DB : Il est inspiré à la fois par des techniques instrumentales et vocales. Les guitares dont je joue – et que j’ai créées –, je suis le seul sur la planète à les utiliser. Je les ai fabriquées, ainsi que les techniques de jeu, les doigtés. J’ai dû repenser certaines compositions pour qu’elles soient adaptées à mon style instrumental.
De plus, j’ai reproduit d’anciens styles de jeu que plus personne n’utilisait, dont plus personne ne se souvenait. J’ai réactivé ces styles pour la guitare slide, pas pour me faire mousser mais pour essayer de faire en sorte qu’ils soient toujours vivants et pratiqués.
Vous avez créé trois guitares. Quel rôle votre gourou a joué par rapport à vos initiatives ?
DB : Mon gourou ne m’a pas appris la guitare, mais il m’a encouragé à réaliser ce que j’ai fait.
Alors qu’est-ce qui vous a poussé à confectionner trois nouveaux types de guitare ?
DB : J’ai senti qu’il y avait de grandes possibilités, des capacités à développer pour l’avenir. Aucun art quel qu’il soit ne peut survivre s’il stagne à un moment donné. Il doit se développer, se renouveler constamment, c’est la seule chance qu’il ait de survivre. Le temps passant, il faut adapter les choses, les repenser, ajouter des éléments, en retirer… il faut faire en sorte en tout cas que les choses bougent. Ainsi les générations suivantes se les approprieront, les adapteront et les transmettront aux autres générations.
Il y a des formes d’art, des modes de vie, comme l’art et le statut du samouraï, qui n’existent plus…
L’utilisation de chacune de vos guitares est-elle liée à l’ambiance des ragas que vous jouez ?
DB : Non, ce sont juste trois instruments différents, qui jouent chacun des ragas indiens.
Vous ne jouez pas que de la musique traditionnelle. Vous êtes aussi apparemment très friand de rencontres avec d’autres musiciens non liés à la tradition indienne, comme Bob BROZMANN, Liu FANG, John Mc LAUGHLIN, Zakir HUSSAIN et le groupe REMEMBER SHAKTI… Qu’est-ce que ces expériences vous ont apporté ?
DB : Ce sont des expériences temporaires sur ma route, dans mon voyage. Quand on poursuit une quête, on rencontre des gens dont on se souvient ; mais le plaisir du voyage est de continuer à aller de l’avant. Il y a ainsi des gens que vous croisez sur votre chemin, que vous fréquentez pendant un temps, que vous quittez, et puis vous continuez à voyager, à la recherche de votre destination.
Et quand vous rencontrez et jouez avec ces artistes, le faites-vous en tant que « musicien indien », au sens où vous l’avez défini ?
DB : J’écoute ces artistes, je m’imprègne de leur musique et je compose pour eux, afin qu’ils puissent jouer avec moi. Je ne joue pas leurs compositions. Sauf avec John Mc LAUGHLIN ! C’est lui qui, une fois, a pourvu une composition pour que l’on puisse jouer ensemble. C’était une exception.
Article réalisé et propos recueillis par Stéphane Fougère
Photos : Sylvie Hamon (Festival Les Escales de Saint-Nazaire 2006)
(paru dans ETHNOTEMPOS n° 32, mai 2007)
Discographie Debashish BHATTACHARYA
(mise à jour 2018)
Hawaii to Calcutta : A Tribute to Tau Moe (Riverboat, 2017)
Debashish Bhattacharya / Anders Lønne Grønseth / Kenny Wessel / Subhashis Bhattacharya (Pling Music, 2016)
Slide Guitar Ragas from Dusk till Dawn (Riverboat, 2015)
Madeira (Tridev Music India, 2013)
Beyond the Ragasphere (Riverboat, 2013)
O Shakuntala! (Riverboat, 2009)
Calcutta Chronicles : Indian Slide Guitar Odyssey (Riverboart, 2008)
Hindustani Slide Guitar : Raga Pahadi Jhinjhoti (India Archive Music, 2007)
Calcutta Slide Guitar (Riverboat, 2005 – réédité avec un DVD Bonus)
Mahima (avec Bob BROZMAN) (Riverboat/World Music Network, 2003)
Call of the Desert (avec Brij Bushan KABRA) (Saregama, 2003)
Saturday Night in Bombay (REMEMBER SHAKTI) (Verve/Universal, 2001)
Reflection of Love (Ragshree Music Institute, 2000)
Hindustani Slide Guitar : Raga Saraswati (India Archive Music, 2000)
Sunrise, Delightful Meeting of Slide Guitars (avec Bob BROZMAN) (Acoustronics, 1998)
Hindustani Slide Guitar : Raga Bhimpalasi (India Archive Music, 1997)
Calcutta to California (avec Mark A. HUMPHREY et Subhankar BANERJEE) (1996)
Ahir Bhairav & Bhairavi Thumri (avec Bob BROZMAN, Martin SIMPSON, Mike AULDRIDGE & John FAHEY) (1992)
Young Masters (Music Today, 1992)
Vidéographie (DVD) Debashish BHATTACHARYA
World of Slide Guitar (avec Bob Brozman, Martin Simpson, Mike Auldridge et John Fahey) (Vestapol, 2004)
Hindustani Slide – Indian Classical Guitar (Vestapol, 2000)
Sheer Magic (Gramophone, Saregama)
Site : www.debashishbhattacharya.com
Très bon texte. Merci. Et encore plus merci de faire l’effort de présenter DEBASHISH BHATTACHARYA. Je crois que vous avez omis un mot au 5ème paragraphe dans la phrase «Les Hawaïens en jouaient en la posant à plat sur les genoux et en faisant glisser un objet de métal (d’où l’autre nom de la guitare slide, la » steel guitar « ) ou en verre.» Le terme auquel vous faites référence est LAP STEEL GUITAR.
Merci de votre appréciation, et aussi de votre remarque. C’est en effet une coquille qui nous avait échappé !