DIÈSE 3 & Yann-Fanch KEMENER – Amzer

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DIÈSE 3 & Yann-Fanch KEMENER – Amzer
(Musiques têtues / L’Autre Distribution)

Cela fait plusieurs décennies que la scène musicale bretonne se répand tout azymut dans moult créations qui en étendent la portée et en métamorphose les formes, incitant à en redéfinir les caractéristiques, à un point tel que les productions discographiques ont pu se bousculer par moments, certaines ayant été frénétiquement plébiscitées et d’autres royalement laissées dans l’ombre. On le remarque d’autant plus actuellement, le « temps mort » dû au confinement planétaire ayant obligé à surseoir à certains enregistrements, à en remiser d’autres dans les cartons ou à en abandonner d’autres encore purement et simplement. Mais même avant cette mise à l’arrêt générale forcée, il est arrivé que certains projets discographiques, bien que déjà entamés pour ne pas dire quasi achevés, aient été, pour maintes raisons, engloutis dans les tréfonds du temps qui passe… C’est ce qui arrivé à ce disque, Amzer, dont l’enregistrement remonte à 2012 mais qui ne paraît qu’en 2023, soit presque 10 ans après ! Entre temps, l’un de ses protagonistes, en l’occurrence le chanteur traditionnel Yann-Fanch KEMENER, a tiré sa révérence en 2019, vaincu par un mauvais crabe.

Nous voici donc en présence d’une nouveauté qui est simultanément une archive, mais qui ne fait pas son temps. Comprenez par là que cette création émanant de la rencontre entre Yann-Fanch KEMENER et cette « formation contemporaine de musique traditionnelle bretonne » qu’est DIÈSE 3 n’a rien perdu aujourd’hui de son actualité ni de sa pertinence. Sa « mise à l’écart » du marché musical n’a pas non plus été motivée par un doute hyperbolique de la part des principaux acteurs sur la « réussite » du projet ou suite à des désaccords artistiques, contractuels ou financiers entre les parties. Ce disque, tous les protagonistes voulaient qu’il sorte. Il n’en a juste pas eu l’occasion. Il est vrai qu’en 2015 un autre AMzer, réalisé par une sommité des musiques celtiques de Bretagne, est sorti, ce qui aurait pu entretenir une certaine confusion… Et la disparition de Yann-Fanch KEMENER en 2019 n’a évidemment guère arrangé les choses. Quatre ans ont passé, Amzer sort enfin des limbes sans qu’on puisse raisonnablement le taxer d’opportuniste, et c’est une très bonne chose.

Le graphisme du disque et les photos de Pierre VERDON que l’on trouve sur la pochette et dans le livret sont restés tels que voulus à l’origine, et le contenu du CD n’a pas fait l’objet de quelconques retouches, « remixes », ajouts, suppressions, etc. C’est sous sa forme et avec son contenu originels que renaît ce phénix. Il offre l’occasion d’écouter Yann-Fanch KEMENER dans un contexte musical contemporain qui n’est pas sans rappeler son expérience avec BARZAZ, mais avec des timbres et des couleurs bien différents.

Ici, le chant de KEMENER y déploie un vibrato qui confine à la théâtralité. Ses choix de modulation conviennent admirablement au paysage instrumental concocté par les trois artistes de DIÈSE 3. Il s’agit en l’occurrence du sonneur Étienne CABARET (membre d’ARN), co-fondateur de la Compagnie Musiques têtues (qui publie cet album), et qui joue de la clarinette basse ; du violoniste Pierre DROUAL (HIKS, KBA#5, NIRMAAN, GWENFOL…), qui joue aussi occasionnellement du marimba, et du guitariste Antoine LAHAY (DENEZ, EBEN, NIRMAAN, DISTRO…), qui alterne douze-cordes et guitare électrique. Fidèle complice de KEMENER depuis plusieurs années, le violoncelliste Aldo RIPOCHE est également membre à part entière du groupe. Le contrebassiste Dylan JAMES y est invité sur une moitié des morceaux, et le percussionniste Jean-Marie NIVAIGNE – responsable de la prise de son et du mixage – y fait une intervention au kayamb (un idiophone de l’île de La Réunion).

Comme on peut le remarquer, DIÈSE 3 n’a rien dans sa configuration du groupe de fest-noz convenu, et sa démarche, déjà exposée dans un premier album éponyme en 2009 sur lequel étaient de même invités Yann-Fanch KEMENER, Aldo RIPOCHE et Jean-Marie NIVAIGNE, relève du défrichage musical mêlant différentes inspirations musicales et culturelles.

On s’en rend immédiatement compte avec le morceau d’ouverture, Ar Gwinn (Le Vin), dont le texte, écrit par KEMENER, est adapté d’un verset de poète, philosophe et savant persan Omar KHAYYAM. Les cordes, vents et marimba de DIÈSE 3 y tricotent des motifs répétitifs sujets à variations qui créent une ambiance grisante parfaitement idoine avec la thématique littéraire, qui fait l’apologie d’une saine ivresse. On y entend des effets vocaux assez étonnants, la voix de KEMENER se multipliant à la volée… Sans crier gare, la guitare électrique y fait une entrée remarquée au milieu, égrenant des notes rêches et alanguies.

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Les musiques et les textes qui suivent nous ramènent au bercail traditionnel bretonnant, le répertoire étant constitué de marches et de chants à danser du centre Bretagne et du pays vannetais, un fonds que Yann-Fanch KEMENER n’a pas forcément souvent exploré dans ses disques.

C’est un florilège de notes volatiles, « tournantes » et bourdonnantes qui soutient Ar Bambocher (Celui qui faisait bamboche) et qui font écho à certaines compositions de Terry RILEY, le violoncelle d’Aldo RIPOCHE y ajoutant une touche baroque. Celle-ci est accentuée sur Ar Wech Kentañ ‘moe Graet ar Lez (La Première Fois que je fis la cour), violoncelle et violon étirant des notes qui contribuent à donner une ambiance de musique de chambre aux relents dramatico-hypnotiques, avec une fois de plus de troublants effets vocaux à la cantonade.

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Contrebasse, guitare et violon habillent Mari-Louizon de parures diaphanes aux couleurs automnales, avant que des Gouttes (une composition purement instrumentale) ne tombent sporadiquement, les cordes étant subrepticement rafraîchies par le souffle sourd de la clarinette basse…

L’atmosphère se fait plus guillerette et tonique, renvoyant des échos balkaniques, pour accueillir Ar Vec’h Margaridig (La Fille Marguerite), mais l’histoire que chante Yann-Fanch KEMENER a un arrière-goût de lendemain amer après une fête arrosée…

La rencontre avec Ar C’hoz Bolom Koh (Le Vieil Homme) est à nouveau prétexte à des étirements de cordes plein d’amertume, à des ondulations plaintives de clarinette, tandis que la guitare électrique zèbre l’ambiance de quelques éclairs plombants.

Ar Vatez Vihan (La Petite Servante) est de prime abord plus engageant pour les « fest-nozeurs », mais gare aux chausse-trappes rythmiques et à ce flottement central propice à un envol chaviré de clarinette et à des accès rageurs de guitare électrique et de violon.

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Fin a zo d’an Noz (C’est la fin de la nuit) annonce fort logiquement la fin du disque : l’orage est passé en même temps que la fête, et les angoisses du retour à la maison (et à soi-même) envahissent les esprits, ce que traduisent les élans véhéments de la voix et les élongations grinçantes des cordes.

Loin d’être une collection de fonds de tiroir hétéroclites, Amzer fait montre d’une cohérence tant artistique que conceptuelle. Les morceaux baignent dans une atmosphère très particulière qui dépeint ce moment de transition (cet « entre-temps » comme l’écrit joliment Youenn LANGE dans un volet du digipack) entre la nuit et le jour, entre la liesse nocturne et l’amertume de l’aube, les folies du corps de la veille et les tourments du cœur du lendemain, tout un assortiment de griseries contradictoires auxquelles les touches impressionnistes, tendres ou incisives, de DIÈSE 3 et la voix ancrée et subtilement théâtralisée de Yann-Fanch KEMENER apportent des reliefs émouvants et vibrants.

En ces temps de dérèglement climatique, il eut été dommage de faire l’impasse sur cette « Amzer » (Saison)… Du reste, le groupe DIÈSE 3 a bien l’intention de faire (re)vivre ce répertoire sur scène, et a fait appel pour ce faire à la chanteuse Annie EBREL, pas moins ! Le contrebassiste Dylan JAMES, la violoniste Floriane Le POTTIER et la violoncelliste Lina BELAÏD prêteront de même main forte au trio originel. Ne manquez pas ce retour de « saison »…

Stéphane Fougère

Label : https://musiquestetues.com/

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