François TUSQUES / INTERCOMMUNAL FREE DANCE MUSIC ORCHESTRA – Après la marée noire, Vers une Musique Bretonne Nouvelle
(Souffle Continu Records)
En 2025, prétendre créer une nouvelle musique bretonne pourrait paraître extrêmement vaniteux, tant de multiples voies d’exploration ont été dûment creusées depuis plusieurs décennies. Mais en 1979, affirmer s’orienter Vers une musique bretonne nouvelle relevait déjà de la prétention audacieuse, d’autant que les Alan STIVELL et autres GWENDAL et STORLOK, pour ne citer qu’eux, avaient déjà fait œuvres pionnières en matière de musique bretonne évolutive, l’ouvrant aux dimensions du rock et de la pop sans lui faire perdre ses racines. Mais on parle ici d’un album qui a dirigé la musique bretonne vers les rivages autrement escarpés du jazz libre contemporain. Le fait que cette impulsion soit venue « de l’extérieur » de la scène folk et trad’ bretonne ne plaide peut-être pas en sa faveur, et les réactionnaires y verront même une ingérence intolérable. Mais il faut tout de même savoir que l’entreprise a été commise avec le consentement et même avec la participation de jeunes sonneurs traditionnels bretons qui n’avaient pas froid aux oreilles.
Commençons donc par contextualiser. Au début des années 1970, le free jazz français est en perte de vitesse et d’inspiration. C’est du moins ce que pense le pianiste François TUSQUES, qui sait de quoi il parle, vu qu’il a, lors de la décennie précédente, grandement contribué à l’émergence de cette forme d’expression musicale dans l’Hexagone et lui a assuré une belle dynamique avec ses collègues François JEANNEAU, Bernard VITET, Jacques THOLLOT, Bernard GUERIN, Charles SAUDRAIS, Jacques Di DONATO, Michel PORTAL, Henri TEXIER, Jean-Louis CHAUTEMPS, Jean-François JENNY-CLARK, Eddy GAUMONT, etc. Du reste, le titre de son premier album, Free Jazz, résonne comme un manifeste. Mais déjà, deux ans plus tard, François TUSQUES initie avec Barney WILEY le Nouveau Jazz. Puis arrive à l’aube des années 1970 le temps de la remise en question. À l’élitisme érigé en bannière obligatoire par les formations de jazz libre, TUSQUES lui substitue la notion de cosmopolitisme et souhaite orienter sa musique vers une dimension populaire (mais pas populiste), et même « dansante ». Il créé pour ce faire l’INTERCOMMUNAL FREE DANCE MUSIC ORCHESTRA, dans la perspective de faire participer diverses communautés de musiciens vivant et travaillant en France dans le processus de composition, et créé sa propre structure d’édition, baptisée le Temps des cerises, qui publiera les deux premiers LPs du collectif).
Au sein de cette INTERCOMMUNAL (le terme renvoie bien sûr à l’idéologie adoptée par le mouvement des Black Panthers né en Californie en 1966), le souffleur français Michel MARRE côtoie le tromboniste togolais Adolphe WINKLER, le saxophoniste guinéen Jo MAKA, le percussionniste algéro-nigérien GUEM, le percussionniste camerounais Samuel ATEBA et le chanteur et poète catalan Carlos ANDREU. Le répertoire puise à diverses sources, africaine, sud-américaine, espagnole, rend hommage à des militants au destin tragique tel que l’ouvrier maoïste Pierre OVERNEY, le vocaliste et guitariste guinéen Kanté FACELLI, le révolutionnaire chilien Miguel ENRIQUEZ, et présente des pièces aux titres en forme de slogans humanistes comme Un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être un peuple libre (sur le deuxième LP du collectif publié en 1974, non réédité à ce jour) ou militants comme L’Heure est à la lutte (dans l’Inter Communal, album paru en 1978).
Et la musique bretonne dans tout ça, me direz-vous ? Justement : ayant longtemps vécu à Nantes, la Bretagne fut pour François TUSQUES un « pays de cœur », et sa musique traditionnelle populaire ne lui est pas étrangère, puisqu’il a joué avec les DIALOUED AR MENEZ, groupe phare de la scène musicale bretonne dans les années 1970 connu pour avoir « urbanisé » la musique à danser des festoù-noz en mêlant instruments traditionnels acoustiques et instruments modernes électrifiés. François TUSQUES apparaît ainsi sur le deuxième album des « Diables de la montagne », Atav Ez Eomp (1977), sous le nom « bretonnisé » Fanch TUSC !
Une autre preuve de l’attachement de François TUSQUES à la musique bretonne est fourni dans le premier LP de l’INTERCOMMUNAL FREE DANCE MUSIC ORCHESTRA (Concert à Prades-le-Lez, LP, 1973, non réédité à ce jour), avec ce morceau qui mêle un Kan ha Diskan (nom d’une technique de chant/contrechant à danser en breton a cappella) à la légendaire « protest song » américaine We Shall Overcome.
Aussi, lorsque l’idée lui est venue de convier des musiciens bretons à son aventure « intercommunale librement dansante », TUSQUES n’a pas eu à chercher bien loin ! C’est ainsi que l’on retrouve quelques « Diables » dans l’album Après la marée noire (paru sur le Chant du Monde en 1979) : le bassiste Tangi LEDORÉ et le sonneur de bombarde et de biniou koz Philippe LESTRAT. S’y ajoute le sonneur de bombarde (« talabarder » en bon breton) Jean-Louis LE VALLÉGANT, ancien membre du Bagad BLEIMOR (comme Alan STIVELL, au passage) qui rejoindra lui aussi les DIALOUED AR MENEZ (on l’entend dans Merc’h an Dioul, le troisième album du groupe sorti en 1987) et deviendra un acteur éminent de l’évolution de la musique bretonne au carrefour de la tradition et du jazz (création du NOZ UNIT, collaborations avec Michel MARRE, Sylvain KASSAP, Jacques THOLLOT, Pablo CUECO, Marc STECKAR, Michel GODARD…) et sera un temps directeur de la fameuse maison d’édition Coop Breizh, succédant à Yann GOASDOUÉ, fondateur des DIAOULED AR MENEZ, comme par hasard…
Le troisième sonneur breton à rejoindre l’INTERCOMMUNAL est Gaby KERDONCUFF, qui ajoutera plus tard la trompette à sa panoplie instrumentale et contribuera à de nombreuses aventures musicales parmi les plus exaltantes du rocher breton, comme GWERZ, SKOLVAN, Érik MARCHAND et le TARAF DE CARANCEBES, avant de monter ses propres projets à la pointe de la musique bretonne exploratoire (LA COOPÉRATIVE, KAZUT DE TYR) et de créer le label Hirustica avec Jean-Luc THOMAS et l’association DROM avec Érik MARCHAND afin de promouvoir et de transmettre les cultures populaires de tradition orale et la musique modale.
Du côté de l’INTERCOMMUNAL FREE DANCE MUSIC ORCHESTRA, outre François TUSQUES au piano, on retrouve les « usual suspects » Michel MARRE (trompette, saxo alto), Jo MAKA (saxophone soprano), RAMADOLF (trombone), KILIKUS (darbuka), Samuel ATEBA (congas, bongos) et le chanteur Carles ANDREU, métamorphosé en Carlos ANDREOU. Autant dire que ça barde à côté des « talabarders » !
Entièrement composé par François TUSQUES, Après la marée noire se veut donc être l’album d’une rencontre entre des musiciens rompus au jazz libertaire et au cosmopolitisme sonique et des sonneurs traditionnels bretons prêts à en découdre. Et précisément, le premier morceau s’intitule la Rencontre. Les sonneurs donnent le « la », et percussions, vents et piano s’engouffrent en roue libre dans les rythmes de danses bretonnes appuyés par la basse de Tangi LEDORÉ, les bombardes jouant les thèmes.
Enrobant de blues gavotte et valse (Biniou Koz Free Blues Valse, il fallait l’inventer !), cet INTERCOMMUNAL « augmenté » joue au funambule au-dessus des frontières tant culturelles que stylistiques. Les sonneurs assurent l’intégrité des rythmes et des tempi des danses bretonnes, mais les percussions et la basse électrique injectent un groove qui redynamise leur nature jubilatoire, tandis que les solistes jazz déambulent sans souci et sans se restreindre, abolissant les lignes de démarcation entre musique populaire et musique savante.
Si les saxophones, trombones, piano, basse et percussions se font entendre au premier plan dans le spectre sonore, on remarquera que les bombardes et binious sont quelque peu relégués au second plan dans le mix. Mais leur puissance de jeu est telle que ces « bourdons mélodiques » impriment quasi constamment leur présence.
Carlos ANDREOU n’intervient que le temps d’une chanson, Le Cheval, qui évoque les conséquences de la marée noire (la chanson est justement placée après le thème La Marée noire). La chanson a beau évoquer un accident ayant affecté la Bretagne, elle est chantée en catalan (ANDREOU n’allait pas faire semblant d’être Breton !), mais son discours tend à la conscience universelle. Qu’on en juge : « Qui nous fera croire qu’il s’agit de catastrophes naturelles, imprévisibles, Qui nous fera croire que pour chaque accident ils ont un plan infaillible (…) La loi du profit, C’est la loi du progrès, Sécurité passe toujours après ! » Le sujet est dramatique, mais la musique prend paradoxalement un ton sémillant et une tournure ondulante, renforcés par les inclinaisons « scat » à la Leon THOMAS de Carlos ANDREOU.
On reste dans une même veine jubilatoire et excentrique pour le morceau de clôture, La Marche des pollués, qui renvoie l’écho de la BROTHERHOOD OF BREATH de Chris McGREGOR, dont l’INTERCOMMUNAL est une sorte de variante euro-atlantique.
En matière de rencontre entre musique bretonne et jazz libre, Après la marée noire n’a pas vraiment d’équivalent ; et sa redécouverte rendue possible par cette judicieuse réédition (en LP et en CD) chez Souffle Continu, près d’un demi-siècle plus tard, risque de dérouter quelques oreilles. Les mauvaises langues se gausseront de sa prétention à vouloir « innover » dans la musique bretonne, railleront son militantisme post-soixantuitard forcément attardé et stigmatiseront le fait que cette rencontre ne fut qu’éphémère.
Éphémère ? Pas tant que ça, puisque les « talabarder en diable » Jean-Louis LE VALLÉGANT, Philippe LESTRAT et le bassiste Tanguy LEDORÉ retrouveront François TUSQUES et son INTERCOMMUNAL à Rennes en 1982 à l’occasion du festival Les Tombées de la Nuit le temps d’une pièce, Les Amis d’Afrique, qui fut enregistrée et qui couvre toute la face B du LP Le Musichien (1983), dernier album sous la bannière de l’INTERCOMMUNAL FREE DANCE ORCHESTRA (réédité lui aussi en LP et en CD chez Souffle Continu). Bien sûr, on pourra toujours arguer que cette pièce n’a rien de très bretonnant dans ses fondements, mais elle démontre que des instruments traditionnels bretons peuvent aussi s’émanciper de leurs archétypes identitaires.
Certes, depuis 1979, les expériences de dialogues entre musique bretonne et jazz se sont affinées et ont mûri. (Il suffit d’écouter Kristen NOGUES ou la CELTIC PROCESSION de Jacques PELLEN…). Mais cet album a indubitablement allumé la mèche, suivi de peu – l’année suivante – par le premier album du groupe KAN DIGOR, qui mêlait lui aussi bombarde et saxophone dans un esprit « free » et avant-gardiste. Et surtout, fidèle à son esprit, l’INTERCOMMUNAL FREE DANCE MUSIC ORCHESTRA, dans cette rencontre avec ces sonneurs traditionnels bretons, rappelle combien la musique populaire, si elle veut rester vivante, doit se réinventer et ne pas perdre sa finalité essentielle qui est de se faire le témoin de son temps et de se poser en activiste des événements et des bouleversements culturels, sociétaux et environnementaux… ce qui nécessite aussi de nouvelles formes artistiques si on veut éviter tout écueil folklo-muséal.
De toute façon il fallait bien prendre des risques, sinon la musique bretonne pouvait craindre un enlisement aussi catastrophique que celui qu’a connu le littoral finistérien avec le naufrage du pétrolier supertanker l’Amoco Cadiz en 1978. Après la marée noire… voilà bien un titre à double signification ! Les combats d’hier nourrissent toujours les combats d’aujourd’hui et ceux de demain…
Stéphane Fougère
PS : Depuis longtemps épuisés et difficilement trouvables à des prix convenables, d’autres albums de François TUSQUES avec l’INTERCOMMUNAL FREE DANCE MUSIC ORCHESTRA ont été récemment réédités en LP et en CD chez Souffle Continu et sont tous de véritables perles en matière de musique libre prônant l’ouverture et le cosmopolitisme :
* L’Inter Communal (LP, Disques Vendémiaire, 1978 – réédition remastérisée : LP, CD, Souffle Continu, 2024)
* Volume 4 (LP, Disques Vendémiaire, 1982 – réédition remastérisée : LP, CD, Souffle Continu, 2025)
* Le Musichien (LP, Disques Vendémiaire, 1983 – réédition remastérisée : LP, CD, Souffle Continu, 2024)
Page label : https://www.soufflecontinurecords.com/product/intercommunal-free-dance-music-orchestra-apres-la-maree-noire-ffl093