Frédéric L’ÉPÉE – The Empty Room
(Yang Music)
Dans la famille des secrets bien gardés, le compositeur et guitariste Frédéric L’ÉPÉE tient une place de choix dans le landerneau des musiques progressives européennes. Ce n’est pas faute de s’être impliqué dans des groupes parmi les plus pertinents des années 1970 à nos jours, à savoir SHYLOCK, PHILHARMONIE et YANG, sans parler de son investissement dans E-Werk, un quartette de guitaristes électriques jouant de la musique contemporaine. Frédéric est aussi l’auteur de plusieurs disques autoproduits disponibles uniquement en CD-r sur son site ; son premier, Le Mont analogue, en hommage à l’ouvrage inachevé du même titre de l’écrivain et poète René DAUMAL, fut publié en 2001. Son nouvel album est le premier à sortir en CD digipack. À l’opposé de l’œuvre de commande, The Empty Room a tout de la création guidée par les nécessités du cœur.
Il aura fallu neuf années à Frédéric L’ÉPÉE pour en composer le contenu, soit douze pièces à travers lesquelles il a cherché à rendre perceptibles des sentiments profonds inspirés par une série de deuils de personnes proches qu’il a subis plusieurs années de suite. The Empty Room est donc un disque traitant du deuil, mais qui ne prend pas pour autant la forme d’une oraison funèbre. Il doit s’appréhender plutôt comme une réflexion, un regard porté sur la perte, la rétention de la douleur, la nécessité de « laisser partir », le respect des défunts, et évoque les différents processus qui permettent de transformer le deuil en un véhicule de paix et de sérénité.
Dans The Empty Room, Frédéric L’ÉPÉE a su créer des atmosphères assez contrastées en faisant usage de plusieurs guitares qu’il a superposées au sein d’une même pièce, et en faisant montre de différentes techniques de jeu et d’accordage qui témoignent de l’ampleur de son bagage musical. Et comme si ça ne suffisait pas, Frédéric L’ÉPÉE use aussi parfois de claviers et de percussions. Il joue seul sur sur la majorité des compositions, mais cela n’empêche pas ces dernières de revêtir une forme très orchestrale, du fait de la superposition de plusieurs couches instrumentales.
Ainsi, sur Badong, Frédéric joue à la fois d’une guitare acoustique et d’une guitare électrique, soutenues par une piste de synthétiseur et des percussions. De consonance orientale, Badong (nom d’une ville de la région ouest de Hubei, en Chine) est une composition de structure progressive, faite de plusieurs sections, avec un climat en perpétuelle évolution. C’est du reste quand une batterie entre en jeu (jouée par André FISICHELLA, ancien complice de Frédéric L’ÉPÉE dans SHYLOCK) que le climat se fait plus tendu : la guitare enrage, exprimant à coup sûr un événement dramatique. Badong est le point de départ de cette épreuve existentielle forte dont L’ÉPÉE va explorer les conséquences psychiques.
Construit sur de mêmes couches de guitares acoustique et électrique, Amour et compassion décline une atmosphère plus rêveuse, méditative, avec une tonalité aigre-douce. Plusieurs approches sont également développées dans Delta, Frédéric L’ÉPÉE usant d’une guitare traditionnelle, d’une guitare accordée, d’une guitare sans frettes, et d’une guitare en mode NST (New Standard Tuning, un accordage alternatif développé par un certain Robert FRIPP), auxquelles il ajoute une ligne de piano et des programmations sonores pour créer un climat trouble et tendu qui s’embrase progressivement sur un leitmotiv plus délié passé en boucle illustrant l’influence d’une musique répétitive à la Steve REICH.
Un autre moment saisissant de l’album est Treasured Wounds, sur lequel une guitare NST, une guitare sans frettes et des sons additionnels commencent par esquisser une ambiance quasi sereine, avant de prendre de l’épaisseur au fur et à mesure que se déplie la pièce, les guitares solistes se faisant plus acrimonieuses, tout en agressivité contenue.
Sur Mist, les guitares acoustique et électrique sont accompagnées de la basse sans frettes de Nico GOMEZ (membre de YANG) pour générer une ambiance à la fois nébuleuse et ténébreuse. Parle-moi encore est une pièce plus dépouillée mais non moins intense ; sur un simple accord de piano, Frédéric L’ÉPÉE fait parler sa guitare en versets lancinants, endoloris mais aspirant à quelque sérénité.
Découpé en deux parties, Hymne aux ancêtres illustre un regard plus philosophique, puisqu’il est inspiré d’une pièce chinoise ancienne en hommage à CONFUCIUS. La première partie, jouée avec plusieurs guitares et une percussion, dessine un climat flottant en forme de soundscape évoquant le respect aux défunts, tandis que le rendu sonore de la seconde partie s’y fait encore plus étange, avec une connotation encore plus extrême-orientale, puisque la guitare sans frettes de Frédéric L’ÉPÉE évoque celui du « guqin » (cithare à sept cordes), un instrument de musique traditionnelle chinoise de presque 3000 ans.
En clôture d’album, Wegschippernd (Voguant au loin) prend lui aussi l’allure d’un soundscape vaporeux assez court, comme pour rappeler la nature éphémère des choses… Mais c’est sans doute Descending the Slow River qui s’impose comme la composition la plus singulière, Frédéric L’ÉPÉE combinant le NST avec la technique dite des cloches plates (« Flat Bells », cloches en fer forgé du Burkina-Faso) pour peindre un univers ambivalent, à la fois zen et glaçant.
On aura ainsi remarqué que plusieurs pièces de cet album témoignent d’une inspiration extrême-orientale favorisant le détachement, le « lâcher-prise ». Et curieusement, ce sont les pièces les plus « chargées » en termes d’arrangements qui se révèlent les plus lumineuses : liées par une thématique commune évoquant l’idée de passage, Inévitable Traversée et Souvenirs de traversée sonnent comme des compositions de groupe, puisque Frédéric L’ÉPÉE y joue entouré de ses compères de YANG, le bassiste Nico GOMEZ et le batteur Volodia BRICE. Sur la seconde pièce, Olivier INNOCENTI expose une ligne de bayan (accordéon chromatique russe) et Laurent JAMES en rajoute dans la consonance orientalisante générale de l’album en usant d’une « guitare-erhu » (l’erhu est un instrument traditionnel chinois à deux cordes dont on joue avec un archet) dont il joue comme… un « guitar-hero » !
On le voit, The Empty Room est un disque dense, à l’ambition évidemment cathartique, alternant ombre et lumière, souvent au sein d’une même pièce, et qui révèle des horizons sonores d’une incroyable richesse. Frédéric L’ÉPÉE s’y confie sans détour, livrant une œuvre imbibée de sentiments intimes, mais qui résonnent en chacun de nous, au gré de compositions savoureuses que l’on redécouvre et qui s’approfondissent à chaque écoute. Comme quoi une « pièce vide » est plus habitée quelle y paraît…
Stéphane Fougère
Site : http://fredericlepee.eu/
Hello Stéphane,j’apprécie comme toujours ta plume…aussi virtuose que l’Epée,cela me rappelle Shilock les gammes bourdonnantes de Robert FRIPP ont piqué plusieurs guitaristes !!!Apres Yang l’Epée cela va le booster il a de la chance !!!! Au plaisir de te lire Philippe De Mouctouris