Goran KAJFEŠ TROPIQUES – Enso // Into the Wild
(Headspin)
Le don d’ubiquité que possède le compositeur et trompettiste suédois Goran KAJFEŠ n’aura échappé à personne. Connu pour avoir été le fondateur du groupe ODDJOB, qui mêle jazz fusion vintage et electronica abstraite, il porte aussi le big band THE SUBTROPIC ORCHESTRA, dans lequel il s’amuse à reprendre des compositions fort éclectiques, s’implique dans le MAGIC SPIRIT QUARTET, en plus d’être un arrangeur et un producteur très demandé et de collaborer avec nombre d’artistes de renommée internationale. Naturellement, il a aussi sa propre discographie soliste, qui n’est pas passée inaperçue (Home, Headspin, X/Y). Et il a fondé en plus ce quartette, TROPIQUES. On mesure combien son inspiration est profuse et se déploie dans des dimensions toujours inattendues.
TROPIQUES n’est pas né d’un claquement de doigt. Il a notamment mûri dans l’ombre de certaines compositions de l’ample double album X/Y (2010), et ce n’est pas un hasard si TROPIQUES compte précisément deux des musiciens présents dans ledit album, à savoir le batteur Johan HOLMEGARD et le bassiste Johan BERTHLIN, auxquels s’ajoute le claviériste Alexander ZETHSON, avec qui joue KAJFEŠ dans le groupe ANGLE9.
Le premier album de TROPIQUES, Enso (2017), n’est pas le genre d’album qui s’écoute à la légère, entre deux portes ou lors d’une pause syndicale, pour la bonne raison qu’il contient une seule pièce de cinquante minutes non segmentée, ce qui oblige à l’écouter d’une traite. Goran KAJFEŠ poursuit en cela la démarche déjà présente dans X/Y, notamment dans la pièce 39° du disque X, et la suite en neuf parties Perfect Temperature For Leaving Home, qui couvrait tout le disque Y.
Enso est donc une pièce immersive qui ne s’adresse guère aux oreilles trop pressées ou conditionnées par le zapping. On n’y « jette » pas une oreille, on s’y plonge avec toute l’attention nécessaire. Sur une boucle de synthé, la trompette de KAJFEŠ entame sa complainte, le piano de ZETHSON égrène des notes aériennes, la batterie de HOLMEGARD s’ébroue lentement, la basse de BERTHLING enrobe onctueusement le tout, et on se laisse porter par ce flux incessant de notes placides, d’harmonies grisantes, d’ostinatos rythmiques flottants, de climats extatiques, le long de quatre mouvements organiquement enchaînés dans lesquels alternent montées progressives, moments de quiétude, bouillonnements, envolées hypnotiques et suspensions qui tutoie les transes minimalistes « reichiennes » ou « glassiennes ».
L’inclusion de parties d’orgue Crumar et de Moog et le traitement parfois électronique de la trompette confère à Enso une nature éminemment psychédélique qui renvoie des échos des épopées transe du krautrock, des fusions cathartiques d’un Don CHERRY, du Miles DAVIS électrique de Bitches Brew, du quatrième monde de Jon HASSELL, et bien sûr des étourdissantes performances improvisées du trio australien THE NECKS.
Le terme Enso renvoie à la fois au bouddhisme zen, où il désigne un cercle peint d’un seul trait à l’encre dont le sens n’est jamais figé (vacuité, cosmos,mouvement, achèvement, plénitude..), et à un phénomène océanographique reliant le phénomène climatique El Niño et l’oscillation australe de la pression atmosphérique, générateur de conséquences dramatiques pour les populations. C’est dans cette ambivalence sémantique que l’Enso de TROPIQUES inscrit son mouvement suggestif poussant l’auditeur à hisser sa perception au-delà des apparences.
Le second album de TROPIQUES, Into the Wild (2019), ne calque pas la même structure qu’Enso. En lieu et place d’une seule composition étirée dans le temps, il est constitué de cinq pièces distinctes mai qui partagent avec Enso les mêmes motifs répétitifs, les vagues rythmiques, les couches électro-acoustiques, les suspensions spatiales et les déplacements temporels, et le même penchant pour les paysages extatiques (White Sand), les phénomènes éphémères (Traces Left Behind) et les perturbations climatiques (Flood, Swirls).
Comme son titre l’indique, Into the Wild contient des passages effectivement plus rugueux, dissonants, et ce dès le morceau d’ouverture, Traces Left Behind, avec ses écorchures de trompette et ses galopades percussives. Synthétiseur et orgue donnent également vie à de curieuses entités sonores sur Floods.
L’album se distingue aussi par la présence d’un cinquième larron invité, le compositeur vétéran suédois Christer BOTHÉN (BOLON BATHA, FIRE ! ORCHESTRA, BITTER FUNERAL BEER BAND….), dont la clarinette basse se lance dans des dialogues aussi aigres qu’échevelés avec la trompette de Goran KAJFEŠ. Il fait de même montre de son talent au doso n’goni (luth malien à quatre ou six cordes pincées pentatoniques) dans So Don, qui ne pouvait être qu’un hommage à Don CHERRY (lequel a joué aussi de cet instrument, notamment dans CODONA). Mais en vérité, il y a fort à parier que l’esprit de Don CHERRY plane tout le long de ce disque.
Chavirant d’envolées transe en embardées free, Into The Wild est une célébration à fleur de peau des territoires encore non domestiqués de Mère Nature. Et tenter l’expédition en pleine vie sauvage avec TROPIQUES vous sera moins dangereux que d’imiter l’expérience de Christopher McCANDLESS telle que narrée par Jon KRAKAUER et Sean PENN. Avec Enso et Into the Wild, Goran KAJFEŠ et ses acolytes s’imposent une fois encore comme des électrons libres à l’inspiration intarissable et illuminatrice. On attend en tout cas la prochaine randonnée immersive de ces luxuriants TROPIQUES !
Stéphane Fougère
Sites : www.gorankajfes.com
https://gorankajfes.bandcamp.com/
Label : http://headspinrecordings.com