Guillaume BARRAUD / Mathieu BÉLIS – Estampes
(B&B Productions / Inouïe Distribution)
Il y a des complicités artistiques qui durent le temps d’un projet, d’une tournée, d’un disque, voire d’une session ou d’un seul concert, mais qui font mouche. C’est le cas typique de la « rencontre au bon moment », et puis tchao bye bye… Et puis il y a des complicités artistiques qui s’inscrivent dans le temps, qui s’alimentent dans la durée, et qui se bonifient au fil de l’eau ou qui, en tout cas, assurent au moins un certain niveau de qualité et d’exigence sur les parcours des intéressés. Celle de Guillaume BARRAUD et de Mathieu BÉLIS correspond indéniablement à ce profil. Voilà effectivement une bonne décennie qu’ils se croisent et collaborent à des créations communes, et leur envie d’élaborer un discours musical commun n’a cessé de croître, au point de former aujourd’hui un duo qui livre son premier recueil discographique. Celui-ci affiche derechef son originalité puisqu’il fait dialoguer les notes d’un piano et celles d’une flûte indienne. On ne peut pas dire que c’est le genre de combinaison qui court les ondes ou les salles de concerts…
Certes, le duo formé de Guillaume BARRAUD et Mathieu BÉLIS n’est pas sorti tout seul d’un chou-fleur ; on devine à bon droit qu’il fait suite à l’aventure du KARVAN TRIO, auteur d’un CD en 2013, Azar, dans lequel les deux compères, alors en compagnie d’un percussionniste iranien, traçaient leur propre route de la soie entre l’Inde et l’Europe. Ce goût des musiques voyageuses toujours plus à l’est est évidemment une passion partagée par Guillaume BARRAUD et Mathieu BÉLIS, mais elle n’a pas nécessairement pris les mêmes chemins.
Si Guillaume BARRAUD a commencé par tâter de la guitare et de la batterie dans sa jeunesse, c’est la découverte de la grande flûte traversière en bambou indienne, la « bansurî » (dont le registre couvre jusqu’à deux octaves et demie), qui a déterminé son chemin artistique. Au début des années 2000, il a ainsi plongé dans l’étude de la musique hindoustanie (du Nord de l’Inde) en suivant l’enseignement du fameux maestro Hariprasad CHAURASIA, excusez du peu. Ayant assimilé l’essence de cette musique millénaire, Guillaume BARRAUD s’est imposé comme concertiste soliste du répertoire de bansurî mais a tracé sa voie hors du giron traditionnel indien, faisant entendre le son de sa bansurî dans d’autres registres alliant jazz et world music. Le déjà nommé KARVAN TRIO fut une étape marquante (avec d’autres projets de scène) avant la création de son propre quartet de jazz contemporain, auteur du CD Arcana : The Indo-Jazz Sessions, paru en 2018.
C’est en autodidacte que Mathieu BÉLIS a pour sa part développé son langage musical. Après des études de musique classique et contemporaine, il s’enthousiasme pour l’improvisation jazz après avoir découvert Chick COREA. Keith JARRETT, Egberto GISMONTI et Anouar BRAHEM ont aussi compté parmi ses sources d’inspirations… Puis Mathieu BÉLIS s’est intéressé aux musiques modales moyen-orientales et maghrébines, et il a connu de fructueuses collaborations avec le bandéoniste Dino SALUZZI avant de créer le KARVAN TRIO avec Guillaume BARRAUD et Mossy Amidi FARD et de former lui aussi son propre groupe, le YELIZ TRIO, auteur du CD Moon Palace en 2020.
L’année 2020 ayant coupé net les pérégrinations mondiales et les créations trans-culturelles, c’est dans l’ombre du confinement généralisé que BARRAUD et BÉLIS donnent naissance à leur projet de duo et se réunissent pour plusieurs sessions d’improvisation avec un esprit très ouvert. Treize compositions sont issues de ces sessions, celles-là mêmes qui constituent l’ossature du CD Estampes.
Comme le titre le suggère, les deux complices ont élaboré un univers musical qui s’écoute comme on contemplerait des tableaux d’une exposition, ou des toiles reproduites dans un livre d’art. Pas des images d’Épinal, non. Il n’est pas question ici de « sonner » indien, moyen-oriental ou même jazz au sens « standard », mais de peindre avec toutes les nuances requises des images sonores nourries d’émotions intimistes et de sentiments profonds à travers lesquels se reflètent les appétences musicales de l’un et de l’autre musicien. Leur duo ne fonctionne cependant pas complètement en circuit fermé, puisque Kevin SEDDIKI (souvent entendu avec les frères CHEMIRANI, Dino SALUZZI, Sandra RUMOLINO, etc.) a été invité à poser les cordes agiles et feutrées de sa guitare nylon sur deux Estampes (mais pas de percussions cette fois).
Il y a bien sûr de la méditation et du recueillement dans ces Estampes, mais aussi toute un gamme de rêveries flottantes, de douces fantaisies, de déambulations nonchalantes, d’échappées grisantes, tout un arc-en-ciel de couleurs vibrantes façonné par le souffle du bambou et les cordes frappées, dont l’entente n’est pas que cordiale, mais bel et bien profonde, avertie, alchimique.
Dans un constant mouvement de va-et-vient entre les horizons extérieurs et les panoramas intérieurs, les Estampes ciselées au millimètre de BÉLIS et de BARRAUD, dont les formats oscillent entre une minute et onze minutes, déclinent les mouvements de l’âme au rythme des marches lunaires, des processions sur les sentiers de terre, des filatures aérées et des parades étoilées, des remous et des clapotis au passage d’une frêle esquif en mer, déployant un vaste éventail entre majeures et mineures, et saluant les fantômes « ellingtoniens » et « jarretiens » pour entretenir tout du long un état d’ébriété caressante et satinée.
Le disque est quasiment plein comme un œuf, il convient donc de ne pas chercher à l’écouter à la sauvette. Il a cette qualité de pouvoir à la fois être écouté en toile de fond et de ne pas se faire oublier ou bien d’être écouté dans le creux d’une concentration sans distraction ; il révélera alors encore plus ses saveurs, ses parfums et ses reliefs, renouvelés à chaque écoute. Prenez donc le temps d’explorer les détours buissonniers de ce monde flottant…
Stéphane Fougère
Sites : www.guillaumebarraud.com