Brian ENO – Foreverandevernomore
(Opal Music)
Est-ce que le leitmotiv qui consiste à ressasser que « le prochain album » de Brian ENO sera vocal (ou que son dernier opus à la voix remonte à Another Day on Earth en 2005, ou à 2010 avec Small Craft on a Milk Sea ou à 2015 avec The Ship), cessera un jour de nous briser les oreilles et les nerfs ? En effet, il est de bon ton de se référer sempiternellement à la magnifique et prolifique période des albums chantés entre 1973 et 1977, pour entretenir le rêve de renouer avec cette quadrilogie devenue cultissime et intemporelle. Il est vrai que c’est celle qui a certes placé notre chanteur décalé préféré au cœur de nos amours et de notre indéfectible fidélité, mais il ne faut pas oublier que cette période a fourmillé pour ce « non musicien revendiqué » d’expériences autres et également aussi fertiles que ses albums solo : (avec Robert FRIPP dès 1973 avec No PussyFooting et Evening Star en 1975, CLUSTER en 1977, HARMONIA en 1976, David BOWIE, TALKING HEADS, etc.) et son apprentissage inventif et parfois monomaniaque de l’ambient music (Discreet Music date de 1975 et Music for Films I de 1976).
Après un silence de presque deux ans et les ressorties remasterisées de certaines collaborations (ENO/CALE, ENO/WOBBLE) ainsi que la sortie d’inédits (le coffret de 6 CDs de Music for Installations en 2018), la ressortie en 2019 d’Apollo Atmospheres and Soundtracks augmenté, la compilation définitive de ses musiques de films (1976-2020) en 2020, et autres raretés (Rams en 2020) et Mixing Colours avec le petit frère Roger toujours en 2020, Brian ENO revient donc aux affaires en 2022 en solo et à 74 ans et avec cet album (le 29ème) à l’aspect plutôt froid : le propos est grave semble-t-il ! (quasi noir et blanc dégradé de la pochette avec tubulures inquiétantes, minimalistes et minérales), peu renseigné (on aurait aimé pouvoir déchiffrer les lyrics/haikus des morceaux) assorti d’une déclaration liminaire en forme d’état des lieux à propos de la planète (sa fin ?) et de ses sentiments sur la marche du monde (le mot feelings utilisé 13 fois dans ce texte profession de foi)
Sur Foreverandevernomore (en un seul mot), Brian ENO développe son idée d’artiste activiste en tant que marchand de sentiments qui deviennent à travers lui des pensées pour l’action et une stratégie (oblique) à propos du renversement de la trajectoire environnementale de la Terre qui la mène à sa perte et à la nôtre bien évidemment (rien que ça quoi !). Pour cela, et pour être certain de ne pas laisser échapper ou dénaturer le message à transmettre, ENO a décidé de recourir à nouveau aux mots pour y laisser ses pensées mais davantage dans le sens de mélopées ou d’une méditation, d’un mantra ou des prières destinés à ses frères humains afin que tous puissent sauver ce qu’il reste à sauver de notre univers condamné.
On est ici dans une sorte de béatitude méditative un peu angoissée, un tantinet désuète et parfois contemplative. Le premier titre de l’album, Who Gives a Thought, ouvre sur des considérations qu’ENO ne semble pas prendre à la légère (« qui a une pensée pour les moucherons, les vers de terre microscopiques, les cultivateurs, les oubliés de la Terre en somme »…) avec en fond des musiques mercuriales, célestes, astrales toutes traitées par le maître himself, son guitariste (Leo ABRAHAMS), son claviériste (Peter CHILVERS) et son homme de synthés (Jon HOPKINS) épaulés par des invités familiaux et prestigieux (Roger le frère, Darla la fille et Cecily la nièce).
L’album se déroule comme une bande son piratée d’une capsule envoyée (sans retour) dans l’univers et même au-delà. Dans Garden of Stars, on a même l’impression que la musique est passée au travers d’une tempête cosmique et radioactive assortie de paroles ajoutant de l’angoisse (la répétition de « How Could it Be, and All Around me These Billion Years Will End, They End in me»). ENO chante lentement des paroles comme s’il s’agissait de révélations, de dévoilement (au sens biblique/apocalyptique)
Sur Inclusion, sorte de rêve étiré avec des petits effets comme des échos de vaisseaux spatiaux lointains passant dans la bande radio de l’esquif toujours perdu dans l’univers. There Were Bells avec ses ondulations autour des paroles : « There Were Birds Above the Sky, They Sang the Whole Day Through, There Were Those Who Run Away, There Were Those Who Had to Stay, in the End They All Went the Same Way » avec en contrepoint l’accordéon de Roger ENO et les tintements des cloches qui se transforment en sonneries de glas et la voix du chanteur en decrescendo vers les graves.
Sherry, le morceau instrumental le plus mélancolique, semble faire renaître un espoir (bien mince) poursuivi par I’m Hardly me et la « heavenly voice » éthérée et féérique de Darla ENO en introduction avant que la voix empreinte de sagesse (ou d’un peu de prêchi-prêcha) du papa emporte le morceau vers une sorte de manifeste crépusculaire, inquiétant, menaçant mais sans déflagration.
These Small Voices comme un psaume lent porté par la voix de Clodagh SIMONDS (sorcière au sens littéral de FOVEA HEX) nous entraîne vers le dernier morceau long de 13’45 minutes, pièce lumineuse et paisible psalmodiée en réverbération par Kyoko INATOME (déjà entendue dans Kite Stories de Music for Installations) mélangée à des bruissements, des soupirs, des battements, des chants d’oiseaux, des grondements lointains avant la reprise des motifs (on est tout près d’Automatic Writing de 1979 longue pièce de 46 minutes de chuchotements de Robert ASHLEY pour voix et polymoog) ici en version : décollage vers les astres…for ever.
Il est vrai que le terme d’apocalypse se définit à la fois et en toute ambivalence comme la possibilité d’un certain espoir et que la catastrophe évoquant la fin et la dévastation du monde annonce également un renouveau avec les quatre cavaliers de l’apocalypse (ses propres musiciens) en arrière-plan (la famine, la maladie, la guerre et la mort rien que ça et tout ça en 2022 !)
ENO nous dit qu’il faut rester optimiste, mesuré que tout ce qui arrive est le signe d’une future éternité « post-humaine » qui nous englobera (ou pas) avec elle. Et There Were Bells semble percer le ciel et monter vers les étoiles comme du William BLAKE exalté pour nous dire que ces mélopées chargées de sagesse et d’intimité, empreintes de solennité bercent cette musique en clair-obscur délicat qui gagne beaucoup à être écoutée plusieurs fois, c’est le secret caché des choses qui se découvrent petit à petit et qui en font des pièces précieuses.
Pour en revenir à cet « album chanté », à la question posée il y a longtemps sur son possible retour à la voix, ENO répondait : « J’ai décidé de me remettre à chanter parce que j’en avais marre de ne pas chanter. »
Xavier Béal
Site : https://www.brian-eno.net/