Hector ZAZOU
Rayonnements gaéliques et
Celtes Errances
Présent sur la scène musicale française la plus audacieuse depuis le début des années 1970 (BARRICADES, ZNR, avec Joseph RACAILLE), le compositeur et producteur Hector ZAZOU est aujourd’hui une figure reconnue dans le domaine des « fusions » ethniques, dont il est l’un des pionniers du genre, au même titre que Jon HASSEL et Peter GABRIEL.
Après avoir revisité la tradition africaine (cf. ses albums avec le chanteur Bony BIKAYE), les polyphonies corses, rendu hommage à Arthur RIMBAUD (Sahara Blue) et exploré les immensités nordiques (Chansons des mers froides), Hector ZAZOU a récemment porté son attention sur le Moyen Âge irlandais afin de ressusciter de somptueux chants sacrés marqués par l’influence tant chrétienne que gaélique.
Paru en 1998, son album Lights in the Dark (Erato/Warner) offre à ces incantations séculaires des couleurs plus modernes mais aussi universelles qui donnent un nouvel éclat à leur portée spirituelle. En iconoclaste sage et avisé, Hector ZAZOU a bien voulu nous conter les tenants et les aboutissants de son impensable projet, tout en nous livrant ses impressions sur l’évolution de la scène folk irlandaise. De quoi nourrir les interrogations les plus brûlantes en la matière.
Entretien avec Hector ZAZOU
Pourquoi Lights in the Dark ?
Hector ZAZOU : C’est un peu un hasard, je ne voulais pas faire un disque celtique. En fait, je suis tombé sur un certain nombre de ces musiques-là alors que je travaillais sur Chansons des mers froides, et j’avais souhaité avoir dans ce disque un épisode irlandais, une chanson irlandaise qui parle de la mer… Je voulais quelque chose qui ne ressemble pas à une chanson anglaise ou écossaise, parce que j’avais déjà ça. Je cherchais quelque chose d’un peu spécial, quelque chose qui ait un rapport avec la mer et qui soit bizarre, une dimension autre que la dimension purement mélodie celte, et je n’ai pas trouvé.
Il y a un épisode qui m’a intéressé dans le rapport de l’Irlande aux mers froides : j’avais lu que les moines irlandais étaient partis explorer le Grand Nord, qu’ils avaient débarqué en Islande, au Groenland, et on suppose même qu’ils avaient posé les pieds sur le continent américain. C’est une histoire qui m’avait fasciné et je me suis dit qu’il en restait peut-être des traces, une épopée chantée, mais je n’ai pas trouvé ça. En revanche, j’ai parlé aux moines de l’Abbaye de Glenstal qui sont des moines chantant un peu comme les moines de Silos en Espagne. Et il se trouvait que j’avais une amie qui était la nièce d’un de ces moines. Quand je lui ai demandé un peu ce qu’il chantait, il m’a fait écouter des disques qu’ils avaient fait, en particulier avec cette chanteuse qui s’appelle Nóirín NI RIAIN.
Et là j’ai entendu des chansons que je trouvais très belles, très étranges, mais qui ne rentraient pas dans le cadre de Chansons des mers froides, donc je me suis dit que ça valait peut-être le coup de fouiller ça un peu plus tard.
À Dublin, dans un petit collège, je suis entré en contact avec Nóirín ; je lui ai demandé si elle avait d’autres documents et elle m’a envoyé des partitions. J’ai aussi retrouvé d’autres chansons par le biais d’autres gens, tout ça d’une manière assez informelle. En même temps, j’avais établi des contacts avec Katie McMAHON parce que je l’avais vue avec ANUNA, que j’aimais bien. J’avais fait la connaissance de Michael McGLYNN, qui était le leader de ANUNA, et c’est comme ça que j’ai rencontré Katie, à l’époque où tous les gens de ANUNA étaient encore dans Riverdance. Je suis resté en correspondance avec Katie, deux ou trois ans ; je n’avais pas une idée encore précise, pas assez de matériau, de chansons, pour penser à faire un disque.
Ténèbres européennes
H. Z. : J’ai laissé le projet mûrir et puis je suis tombé sur un bouquin américain qui m’a vraiment intéressé (je crois qu’il n’a pas été traduit en France) et qui s’appelle « Comment les Irlandais ont voulu sauver la civilisation ». C’est un bouquin qui est très clair, bien documenté, bien écrit, qui résume bien les choses et qui s’intéresse à la période comprise entre le Ve et le XIe siècle. Le Moyen Âge est une période qu’on connaît mal, une époque d’obscurité, une époque où l’Europe a été un peu bousculée puisque, au Ve siècle, c’est la chute de l’empire romain. Rome est prise par les Vandales en 455, etc. Le XIe siècle, c’est la création des premières abbayes… Donc, le renouveau et la paix relative.
Au Ve siècle, tous les Barbares sont aux portes de l’empire romain : il y a les Goths, les Wisigoths, les Vandales… Tout ce qui traîne dans l’Europe de l’Est, en Europe du Nord et en Afrique du Nord aussi, qui remonte et qui coince l’empire romain. La pression est trop forte, les Barbares envahissent l’Europe, l’empire romain explose. C’est une période de désordre complet. Ce qu’on ignore, c’est que les Barbares étaient eux-mêmes christianisés, ce qui est assez drôle. Ils avaient été christianisés du côté de Constantinople, mais refusaient les diktats de l’Église de Rome. Il y a eu un schisme entre l’Église d’Orient et l’Église romaine.
J’ai lu ce bouquin-là, ensuite j’en ai lu d’autres, et je me suis aperçu que, au fond, cette musique que j’avais découverte un peu par hasard en Irlande était la seule qui restait à l’époque de la civilisation gréco-romaine. Des Barbares, on a aucune trace écrite des musiques qu’ils utilisaient, on peut supposer qu’ensuite il y a eu des mélanges.
Ce qui est intéressant en Irlande, c’est que les moines qui écrivaient, qui avaient les manuscrits et les partitions (puisque le chant grégorien a été inventé au IIIe siècle par le pape Grégoire), ces moines avaient un système de notation et pouvaient déjà noter les chants qui étaient utilisés à l’époque. Ces chants ont dû subir une influence celte quand même, puisqu’on savait que chez les Celtes la musique était importante. Cela dit, on n’a aucune idée de ce qu’était la musique celte. Mais là, on a un exemple intéressant de musiques déjà mélangées, déjà métissées, mais où on reconnaît les modes antiques, c’est-à-dire les modes anciens, qui viennent de la musique grecque. Ce ne sont pas des chansons qui sont bâties sur des accords comme ensuite, au moment où la polyphonie arrive, ce sont des accords qui sont bâtis sur des modes, des gammes, avec des notes de passage, des notes-clés…
On ne peut pas dater ces chansons-là, mais on voit qu’elles sont venues, qu’elles font partie du tronc commun de la civilisation européenne pré-Moyen Âge, qu’elles ont des éléments de chant grégorien aussi, très nettement. Il suffit de les chanter autrement pour que ce soit complètement grégorien. En même temps, il y a quelque chose d’autre, des notes qui apparaissent dans les modes qui sont typiques de ce qu’on a appelé après la musique irlandaise, jusqu’à des éléments gospellisants. Dans le morceau du disque où il y a Peter GABRIEL qui fait les chœurs (Caoineadh Na Dtrí Muire), c’est très clair, là on a un gospel typique, ensuite chanté par les Noirs américains.
Voilà pour le pourquoi. Il s’est trouvé que c’est là-bas, en Irlande, que ce moment d’histoire s’est cristallisé. Mais si la même chose s’était passée en Espagne ou en Italie, peut-être que le disque aurait été constitué de chants espagnols ou italiens. Il y a 600 ans sur lesquels aucun manuel d’histoire ne donne trop de détails. C’est énorme, 600 ans ! Pendant 600 ans il y a un coin tranquille où personne ne se bat, les moines n’y sont pas persécutés comme ils l’ont été dans les autres parties de l’Europe par les Barbares, même si ces derniers étaient chrétiens. Il y a eu une intransigeance qui est un peu comme celle des catholiques et des protestants, alors que les Celtes et les catholiques ont fait bon ménage en Irlande !
Cela dit, ce n’était pas une religion catholique très catholique, puisque les moines se mariaient, on répudiait sa femme comme on voulait, etc. Il y a eu une espèce de mélange entre la religion catholique et les croyances celtes qui a donné une religion très tolérante. D’où le titre de mon disque : Dark parce que c’était une période dite noire et obscure et Lights, parce qu’il y avait des lumières qui brillaient, là, en Irlande.
Irish Mary
H. Z. : J’ai contacté des gens, ramené plus de matériel, et je me suis dit : « Maintenant que j’ai le nombre de chansons, il faut des gens pour les chanter. » Je voulais sortir du côté folk et du côté religieux. J’aurais pu demander aux moines de les chanter, mais je souhaitais aussi désacraliser cette chose-là.
J’ai voulu une chanteuse qui ait une culture classique comme Katie et qui puisse lire une partition, qui l’interprète avec une technique classique mais mâtinée de folk puisqu’elle connaît aussi ce répertoire-là. Je voulais aussi quelqu’un qui soit folk mais un peu jazz, qui ait d’autres amours, et j’ai trouvé Breda MAYOCK, grâce à Alan STIVELL.
En fait, c’est le réalisateur qui a fait un film sur STIVELL sur Arte qui a présenté Breda à Alan. Il ne la connaissait pas. Ils ont fait un duo à l’image, une chanson à elle qu’elle a composée et il essaie de trouver des accords à la harpe. Le réalisateur m’a dit : « Tu devrais écouter cette fille, elle a une voix magnifique. » J’ai vu les rushes, je l’ai contactée, et on a commencé à enregistrer. Ça me convenait bien, car c’était une chanteuse qui avait une sensibilité folk mais qui est intéressée par GERSHWIN, par la pop, et qui écrit des chansons un peu bizarroïdes.
Pour la troisième, je voulais quelqu’un qui soit très naïf, très typiquement irlandais, avec une connaissance profonde de la culture irlandaise et qui me permettrait un peu de réajuster tout ça. Parce que, finalement, ni Katie ni Breda ne sont des Gaéliques issues des gaeltachts. Elles comprennent l’irlandais, mais elles ne le parlent pas couramment. Alors que Lasairfhiona NÌ CHONAOLA vient des îles d’Aran ; elle est d’une famille gaélique, elle est prof de gaélique à Dublin, elle parle gaélique comme vous et moi le français, et elle était là pour servir un peu de « coach ». En même temps, ce qui m’intéressait c’était de savoir comment, dans une famille profondément gaélique, on pouvait admettre mon intrusion. Je ne suis pas arrivé avec mes gros sabots en disant : « Je sais tout, je vais moderniser ce truc-là. » Pas du tout. On a beaucoup parlé, on s’est beaucoup vus… En plus, Lasairfhiona avait une voix qui me plaisait vraiment bien.
C’était très touchant parce que Breda et Katie, quand on était à RealWorld, appelaient leur mère ou leur père le soir pendant qu’elles travaillaient les chansons pour le lendemain et leur demandaient : « On prononce bien comme ça ? » Parce qu’en plus il y a du gaélique moderne et de l’ancien aussi, avec une prononciation différente, un peu comme le vieux français ; y compris une chanson où on trouve un mélange de latin et de gaélique. On voit bien dans cette chanson-là comment s’est faite la jonction entre les moines, qui parlaient latin et les Celtes, qui parlaient gaélique. J’aurais aimé en trouver plus, mais je n’en ai trouvé qu’une. Et là, c’est typiquement grégorien. Je me suis dit « on va respecter l’esprit », pas de rythmes dance, ça ne m’intéressait pas, mais plutôt profaniser une musique religieuse, la faire exister dans sa beauté. Je ne suis pas du tout croyant. Ce qui m’intéressait, c’était d’avoir un matériau fort.
Vous n’avez pas gardé pour le disque tous les chants que vous aviez collectés ?
H. Z. : Il y a eu d’autres chants, d’autres voix que je n’ai pas retenues. J’ai essayé aussi avec des chansons en anglais qui étaient un peu plus tardives, mais bon, ça n’allait pas. Il y avait assez de choses pour que le propos reste le plus homogène possible. Pareil pour les voix : j’en avais trouvé six, mais ça faisait un peu trop dispersé ; donc je n’ai gardé que ces trois-là.
Trois chanteuses : cela correspond-il à une symbolique ?
H. Z. : Tout à fait. C’est plus pour jouer sur des mots ou des chiffres et puis comme les trois Marie reviennent constamment, c’était bien d’avoir trois chanteuses.
Mystères grégoriens
Pour les chants eux-mêmes, comment s’est faite la sélection ?
H. Z. : J’ai choisi les plus beaux. Il y en a aussi qui ont été ratés au moment de l’enregistrement. Quand on fait un disque, on enregistre toujours plus de matériau, on voit ce qui va et ce qui ne va pas. Une fois que les arrangements sont faits, on retire ça, parce que ça ressemble trop à ça. Processus normal de sélection.
À l’origine, c’étaient des chants a capella ?
H. Z. : Peut-être. On ne sait pas. Sans doute étaient-ils accompagnés par une harpe. Il ne pouvait pas y avoir énormément d’autres choses à l’époque. Il n’y a pas vraiment de traces d’orchestration ou d’arrangements. Tout ce qu’on a, ce sont des partitions, des relevés qui ont été faits au XIXe siècle et qu’on a pu comparer aux manuscrits anciens écrits. L’écriture grégorienne est différente de l’écriture musicale. On a pu voir dans certains morceaux relevés au XIXe siècle par des musicologues que la source était dans les manuscrits grégoriens avec déjà des tentatives d’arrangements qui sonnent très XIXe.
En fait, du Ve au XIXe siècle, la tradition est passée de bouche en bouche on ne sait pas trop comment et on ne sait pas du tout si ça a été très transformé ou pas. On peut se douter un peu. Se posent aussi le problème des mélismes, des ornementations…
En fait, on ne sait même pas si les chants grégoriens étaient ou non accompagnés…
H. Z. : A priori les chants grégoriens n’étaient pas accompagnés, c’étaient des chants que les moines chantaient à l’église, et il n’y avait pas d’orgue à l’époque. C’est difficile de savoir… Ce n’est qu’à l’invention de la polyphonie qu’on a commencé à noter les choses, au XIIIe siècle. Avant, on ne sait pas très bien. Ensuite il y a des écoles qui disent « il faut jouer comme ci, ou comme ça », mais sans plus de poids les unes que les autres.
Au-delà de la celtitude
J’ai remarqué qu’il n’y avait pas de musiciens traditionnels irlandais dans votre album.
H. Z. : Je n’ai pas forcément cherché à avoir des musiciens traditionnels. J’ai cherché des musiciens qui avaient deux grandes oreilles, et les oreilles ouvertes. Kristen NOGUÈS, qui joue aussi bien avec John SURMAN, aime bien sortir des sentiers battus des musiques typiquement bretonnes. Elle a technologisé sa harpe, elle a des pédales, de la réverb’… Je l’avais vue avec Denez PRIGENT et j’avais bien aimé sa manière d’utiliser sa harpe. Pareil pour Jacques PELLEN, il fait du jazz à côté. En même temps, tous deux ont une sensibilité celte, c’est sûr. Ça, ça m’intéressait. J’ai essayé d’éviter le uillean pipe, des choses comme ça. Ça faisait trop cliché.
Pour moi, au fond, Lights in the Dark n’est pas un disque celte. C’est un disque de chants sacrés européens du Moyen Âge. Je n’ai pas respecté une pureté celte puisque c’est une musique qui est passée par la Grèce, par l’empire romain, d’où l’utilisation du oud. Au lieu d’utiliser un bouzouki, je me suis dit « allons-y pour le oud » qui est plus « roots » encore. On peut jouer sur les quarts de ton… Que l’instrument ne soit pas traité m’intéressait, mais pas de travailler ça avec un maître classique du oud, plutôt avec quelqu’un qui a une vision très ouverte de la musique, comme Thierry ROBIN. Je l’ai vu en concert il y a longtemps avec Erik MARCHAND, ça m’avait beaucoup plu. Il a une manière de faire coïncider les notes sans que ce soit forcé, sans qu’on plaque les choses les unes sur les autres. Et ça prouve une ouverture d’esprit. Ces gens-là ont une personnalité trop forte pour se cantonner dans une pièce fermée.
Affreux Celtes
H. Z. : Tous les musiciens qui sont dans ce disque ont aussi cette qualité-là. Pareil pour Ryuichi SAKAMOTO, pareil pour Mark ISHAM. Ils ont une culture qui leur est propre. L’un est profondément Japonais, l’autre profondément Américain, mais ils réussissent à voir le monde du point de vue d’un citoyen du monde. J’aime bien ce rapport-là qui est complexe, difficile à expliquer, entre le respect et une modernisation douce, une modernisation amoureuse. Alors que je suis beaucoup plus choqué par des trucs comme AFRO CELT SOUND SYSTEM, ça me semble douteux, parce qu’on sent derrière le tiroir-caisse qui est prêt à … « cling cling ». Je n’ai pas entendu le disque de Denez PRIGENT, mais tous les trucs comme STONE AGE, ça, c’est le vrai irrespect. Il ne s’agit pas de faire rentrer au forceps la musique traditionnelle sur du « poum-tac, poum-tac ». J’aime bien le premier tube de MANAU finalement, c’est pas mal. C’est joli, il y a une tentative poétique, on joue avec le mythe… Ils ont essayé de dire quelque chose. On peut être moderne tout en restant poétique.
Les Africains… J’ai donné pendant dix ans dans la musique africaine. J’ai arrêté, pourquoi ? Parce que je trouvais qu’ils se fourvoyaient complètement. C’est pas en faisant du jazz-rock qu’on sert la musique africaine, ni en faisant de la dance. Au contraire, on la compresse, on la met dans un moule et on la fait rentrer de force, et on lui fait perdre sa diversité. Salif KEITA, qui est un chanteur extraordinaire, se suicide disque après disque. Il faudrait qu’il fasse un disque acoustique avec des musiciens qui aiment sa musique, ou pas complètement acoustique, enfin quelque chose… Je reviens encore sur le mot poétique, parce que ça s’impose. Ils pensent tous à faire comme Youssou N’DOUR avec Neneh CHERRY : il faut faire comme ça parce que c’est comme ça qu’on gagne des sous. C’est vrai, ils gagnent de l’argent. Mais en même temps, on détruit toute une culture !
Mémoire d’éléphant
C’est un peu le risque de toute musique ethnique un tant soi peu prisée par les médias. Le danger menace aussi les musiques dites celtiques.
H. Z. : Ça s’est déjà pas mal édulcoré. La plupart des disques de folk irlandais sont assez soupe. C’est quasiment de la variété irlandaise, bien sage, bien faite, bien chantée. J’ai été un petit peu déçu par les musiciens irlandais ; je trouve qu’ils manquent d’imagination. À mon sens, les musiciens bretons sont meilleurs, et beaucoup plus ouverts que les musiciens irlandais…
Regardez le triste exemple de Davy SPILLANE, c’est atroce. Pourtant c’est un très grand musicien. Il a le complexe du musicien provincial qui veut montrer à tout le monde qu’il joue très bien. Donc, il prend des morceaux bien complexes avec des tempos bien difficiles, beaucoup de notes, plein d’accords, et un jour il dit : « Voilà, je suis un grand musicien ! » Mais pour l’auditeur moyen… c’est pas grand-chose quoi !
C’est un peu dommage. Je ne vois rien dans la production purement irlandaise qui me bouleverse. Il y a vraiment de bons musiciens, c’est le cas aussi de Donal LUNNY. Mais c’est d’un conformisme ! Ils restent proches d’un modèle qui n’est pas un modèle traditionnel. C’est un modèle « tradition vue années 1970 ». Ils jouent une musique « pattes d’éléphant » ! C’est ça qui est curieux. Ils pourraient tenter d’autres expériences. Ils donnent toujours en référence le BOTHY BAND. Et ils reproduisent le même schéma depuis quinze ans, vingt ans. Mais avant, il devait y avoir des choses aussi.
Il y a quelque chose qui s’est figé, je ne sais pas pourquoi. Je ne connais pas assez le problème. Ou alors les Irlandais qui sont les plus inventifs se sont orientés vers le rock en oubliant complètement le côté traditionnel… Il y a une ouverture d’esprit qui est plus grande en Bretagne qu’en Irlande, c’est sûr et certain. C’est peut-être sévère comme jugement, il y a de très bons musiciens, de très belles voix, mais ils refont pareil depuis vingt ans.
Envols et reflets
Parlons un peu du choix des instruments dans votre album, car ils sont loin d’être tous franchement irlandais ! Il paraît qu’il y a un kantele dans Caoine Mhuire ?
H. Z. : Il y avait deux options de mix dans ce morceau : un mix où on l’entendait vraiment et un mix où on entend que son reflet dans une réverb’. Il est là, mais on ne l’entend pas ; il fait une espèce de nappe. Pour le kantele, on a fait au moins cinq ou six morceaux, mais je ne les ai pas gardés parce que je pensais que ça ramenait trop vers le côté harpe. La harpe était destinée un peu à rassurer l’auditeur, lui dire : « Voilà il y a quand même de la harpe, même si elle n’est pas jouée de manière très orthodoxe, mais ensuite on va lever l’ancre. » C’est comme une montgolfière, on va laisser la musique s’envoler et elle n’a pas besoin d’être retenue au sol par des instruments qui précisent des accords.
Un Jésus japonais
Comment se fait-il qu’on entende, dans Duan Chroí Íosa, un thème traditionnel japonais joué au koto ?
H. Z. : Là, ce qui m’a intéressé, c’est qu’on trouvait des modes identiques entre la mélodie jouée par le koto et la mélodie de la chanson de Breda qui se croisaient. C’était comme deux pièces qui pouvaient s’imbriquer tout en étant complètement différentes. En les juxtaposant, elles pouvaient s’interpénétrer. Si l’on entend les deux choses séparément avec des accompagnements différents, on est vraiment dans deux mondes qui n’ont rien à voir. En les rapprochant, on s’aperçoit qu’il y a des possibilités de croisements. Ça peut fonctionner, avec des sorties de route de temps en temps. Ce morceau-là est impossible à jouer sur scène. Très clairement, ça mettrait dedans complètement le chanteur ou la chanteuse, si quelqu’un jouait la partie de koto.
J’ai hésité pendant un moment à mettre ce morceau ou pas dans le disque. Je me suis demandé : « Est-ce que ce n’est pas poussé trop loin, est-ce que ce n’est pas trop tendu musicalement ? » Après, je me suis dit : « Non. » Il y avait celui-ci et celui avec toutes les flûtes après, bizarre aussi. Ce sont des morceaux harmoniquement plus difficiles. On peut se permettre sur un disque d’avoir deux morceaux plus durs. Sinon, on fait du new age.
Étoile galicienne
Carlos NUÑEZ n’est pas du tout là en tant que joueur de gaita, mais de flûte et d’ocarina. Pourquoi ?
H. Z. : J’avais envie qu’il y ait un morceau à l’ocarina parce que je trouve que c’est un instrument tellement fragile, et que Carlos en joue excessivement bien. C’est très rare d’avoir des joueurs d’ocarina comme ça. Pour la flûte, je pense que les morceaux que j’avais proposés n’auraient pas supporté la cornemuse. J’avais besoin de sa subtilité, et non de sa technicité, du virtuose de la cornemuse. J’avais besoin du joueur inspiré, de cette délicatesse qu’il a.
On a un petit peu travaillé sur son prochain disque, car il y avait un morceau qui lui posait problème du point de vue de la construction. Pour son prochain disque, il est allé chercher
un chanteur pakistanais et des musiciens marocains. Il m’a raconté qu’il avait discuté avec un joueur de oud marocain. Il lui a joué un air galicien et le type lui a dit « c’est basé sur le même mode » et ils ont joué ensemble immédiatement. Il s’est dit : « Pourquoi me priver de ça ? » C’est bien parce qu’il y a respect, il y a curiosité et il y a dialogue. Trois éléments essentiels. Ce que j’aime chez Carlos, c’est qu’il va chercher ailleurs que dans l’évidence tout en essayant de trouver la réalité de cet ailleurs.
Lights show
Vous avez donné quelques concerts après la sortie du disque. Comment ça s’est passé ?
H. Z. : On a joué à Montreux, et ensuite on a fait deux concerts, à Lorient et à Paris, à l’église Saint-Roch. En fait, à Montreux, on a joué exactement le disque, avec la même formation, avec plus de musiciens. Je me suis aperçu que ça manquait un peu d’énergie. Il y avait quelque chose qui était difficile à faire passer sur scène pour les musiciens. C’était difficile d’être concentré sur ces choses trop fragiles. Je crois que les musiciens ont besoin de temps en temps de se laisser aller dans le rythme, parce que la tension du non-rythme, l’apesanteur, c’est extrêmement fatigant. Il y a à un moment une sorte de décrochement. Il faut tellement jouer en fonction des autres et en faisant attention qu’il y a une tension qui peut détruire la sérénité du morceau. Donc, cette fois, j’ai repris un peu les arrangements.
Il m’a semblé que l’habillage électronique avait pris plus de place que sur le disque.
H. Z. : Oui. Là encore, il aurait fallu avoir tous les musiciens. On a choisi d’avoir une teinte faussement acoustique. On a cherché à avoir des sons qui rappellent l’acoustique mais qui ne soient pas des copies de sons acoustiques, en travaillant sur des espèces d’harmoniums, des choses comme ça. Il ne s’agissait pas d’aller sampler une flûte et ensuite de rejouer une partie de flûte. C’était de trouver des sons qui étaient « dans la famille de… ». Je voulais qu’il y ait des sons qui n’effraient pas (c’est beaucoup dire !), qui soient vaguement familiers, mais qui soient à deuxième écoute difficilement identifiables. Par exemple, la plupart des sons d’orgue ou d’harmonium qu’on a utilisés : un est un son de vielle, un autre est un son de gaita, en ne prenant que les attaques, etc. Et quand on écoute, ça peut ressembler à de l’harmonium, mais un peu étrange. Pareil pour les sons samplés pour la flûte MIDI, qui ne sont pas des sons de flûte en fait, mais qui rappellent la flûte. Créer une sorte de décalage me semblait amusant…
Gaelic Gospel
Il n’y avait que Breda MAYOCK au chant soliste. Pourquoi ?
H. Z. : Ça c’est aussi un choix puisque je voulais que ce soit plus resserré, que ça fasse plus groupe, presque groupe de rock. Là il y a eu aussi des invités : un trompettiste, deux guitaristes, les deux chanteuses noires, les gens du chœur d’hommes SILAP’ qui faisaient du gospel. Beaucoup de gens m’ont dit : « Mais qu’est-ce que c’est que ce truc-là ? » C’est un cadeau qu’on leur a fait. C’était bien comme ça parce que ces chanteurs de gospel sont vraiment des gens religieux, des gens croyants. Et pour eux, chanter dans une église comme celle de Saint-Roch était quelque chose de magnifique. Je n’ai pas à juger ça, c’était pour eux un acte religieux qui était au-delà de tout jugement esthétique. Ils ont voulu prier, c’était la moindre des choses que de les laisser faire.
Le chœur SILAP’ est également très présent sur le disque.
H. Z. : J’avais le choix : soit des moines, mais ça risquait de trop charger en religiosité, soit un chœur de filles, mais il y avait déjà les chanteuses. Alors, j’ai pris un chœur d’hommes. Et il y avait ce côté gospel qui m’intéressait, qui est bien mis en évidence par Peter GABRIEL. On a fait un essai et ça m’a vraiment plu, là on ouvre encore une porte, mais sans rupture. Ce n’est pas une porte de la provocation, ce n’est pas une porte pour faire moderne, parce qu’ils sont présents, mais quand même relativement discrets. S’ils n’étaient pas sur scène, ils me manqueraient considérablement. Pour moi, ils sont indispensables. Ils font le contrepoids parfait à Breda. En particulier quand ils chantent a capella, c’est vraiment beau ; là, les deux univers se rejoignent. On dirait que le morceau a été écrit comme ça, qu’il a traversé le temps. J’aime bien le chœur noir. C’est l’âme noire de la musique celte. C’était les COMMITMENTS qui disaient dans leur film : « Nous sommes les nègres de l’Europe ! »
Entretien réalisé par : Stéphane Fougère
Photos : Lesley UNRUH (Warner Classics) ; livret CD
(Entretien original publié dans
ETHNOTEMPOS n°4 – avril 1999)
Lire notre chronique du CD Lights in the Dark.