Hélène BRESCHAND – Pandore
(Gazul / Musea)
BRESCHAND, RADIGUE, TOEPLITZ – Octopus
(Bocian Records)
Si vous en êtes encore à penser que la harpe est un instrument d’agrément tout juste bon à créer des ambiances pastorales ou primesautières sans conséquence spéciale, alors il est temps de vous rafraîchir les esgourdes. Voici deux disques qui devraient largement vous remettre à la page du monde contemporain, car ils exposent une vision de la harpe ouverte à d’autres possibles, combinant les ressources de la technologie à une imagination fertile et inventive, en l’occurrence celle de Hélène BRESCHAND. Artiste aux tentations transfrontalières, cette figure de proue d’une certaine approche contemporaine et expérimentale projette la harpe dans des dimensions qu’on ne lui aurait pas soupçonné de prime abord. Avec Hélène BRESCHAND, la harpe se fait curieuse, affranchie, mutante.
Et c’est bien de mutation dont il est question avec Pandore : cet album, paru sur Gazul (sous-label de Musea ressuscité pour l’occasion), convoque la figure mythologique de la première femme humaine façonnée dans l’argile comme prétexte et comme source d’une interrogation sur la nature de l’homme et sa capacité à appréhender l’inconnu, autrement dit l’autre, et à procurer un souffle poétique à l’ici et au maintenant. Le personnage de Pandore est indissociable de la légende qui est liée à sa fameuse « boîte ». Qu’arrive-t-il lorsque l’on ouvre cette « boîte de Pandore », qui contient tous les maux de l’humanité et que l’on ne garde que l’espérance ?
C’est tout le sens des représentations scéniques de Hélène BRESCHAND, conçues comme des performances instantanées avec des artistes toujours différents : chacune de ces performances est unique et raconte une histoire différente, comme à chaque ouverture de cette boîte mythique, agissant de fait comme un palimpseste. Le même phénomène se répète, mais ne répète jamais la même histoire.
Pandore, le disque, ne se veut pas – et ne peut pas être, de par sa nature même – l’exact reflet des performances live de Hélène BRESCHAND. Il en présente juste des moments, des possibles, et ouvre des portes que seuls nos imaginaires bien éveillés peuvent franchir. Avec Pandore, musique, textes, danse et lumière servent à questionner le phénomène de mutation : les cordes de la harpe y sont frottées comme on se frotte à la vie, à sa dimension expérimentale, engendrant une poésie faite de peaux et de mots.
C’est du reste avec des mots que débute le disque, des mots formant des vers, évoquant « un souffle qui passe… un souffle sur ta bouche… une bouche qui souffle… » et prononcés d’une voix qui ne peut être que murmurée. C’est le frisson initial.
La pièce suivante est placée sous l’égide d’un autre personnage de légende, le démon féminin du judaïsme, Lilith. Électrifiées et amplifiées, et combinées à des pédales d’effets, les cordes de la harpe de Hélène BRESCHAND émettent des sonorités de guitares basse et électrique qui se distordent, s’anamorphosent… confinant à un embrasement métallo-synthétique, jusqu’à la combustion totale.
C’est une autre approche qui est à l’œuvre Sous le Soleil, les cordes amplifiées de la harpe générant des notes étirées, étalées, comme celles d’une guitare glissando, à la limite du drone, créant un paysage sonore onirique troublant et sépulcral. Il s’en dégage une sensation de flottement au-dessus d’un foyer de braises.
Arrive alors Pandore, pièce de résistance qui s’épanouit sur 23 minutes. À nouveau, la voix de Hélène se fait entendre, lointaine, lunaire, semblable à celle d’un spectre dans le brouillard. Un son à la résonance caverneuse l’enveloppe et finit par la noyer. L’atmosphère se fait languide. Des notes piquantes se manifestent subrepticement, puis prennent les devants avec insistance, révélant une nature plus métallique.
Les notes se superposent : certaines restent placides et forment un socle répétitif, d’autres s’affolent, tournent dans tous les sens. La voix de Hélène BRESCHAND, refait surface, se dédouble, toujours en mode murmure. Une autre voix basse et masculine (celle d’Elliott SHARP, son complice de l’album Chansons du crépuscule) entre dans cette danse de mots soufflés. Des sons à la résonance perçante s’immiscent, entraînant les mots (les maux ?) dans une spirale aux mouvements ascendants et descendants, évoquant un phénomène de chaos comateux.
Puis vient la phase de dissolution progressive de tous ces sons. Le silence s’installe, mais pas complètement : des sons de harpe plus reconnaissables tâtent le terrain, ou plutôt l’espace, avec toute la fragilité rassérénante qui les caractérisent. La voix de Hélène émerge à nouveau, d’un ton gracile, diaphane, entonnant le chant d’une frêle berceuse dans une langue régionale qui vient de loin. Puis le silence reprend ses droits.
Dans ce qui sert de coda, la harpe émet des sons de cloches, de métallophones. Ses notes diffuses s’évanouissent aussi vite qu’elles sont venues. Singulièrement il n’est pas question dans cet épilogue de disparition, mais de Naissance… Histoire inversée ? Éternel recommencement qui ne se décline jamais exactement de la même façon ? L’inconnu s’offre à nous et passe son appel…
Dans le second album, Hélène BRESCHAND la compositrice s’efface devant l’interprète. Octopus est en effet constitué de deux longues pièces de près d’une demi-heure, qui invitent l’auditeur à une immersion radicale dans un espace de tranquillité et de lenteur. Mais il n’y a rien ici qui a trait au new-age ou à de la musique de relaxation. Nous voici plutôt projetés aux confins de l’électroacoustique et de la musique de « drone ».
La première pièce a été écrite par Éliane RADIGUE, compositrice renommée pour ses travaux sur la dilatation du temps et les variations de composantes sonores au moyen de drones, de feed-back et de larsen, à partir du système modulaire ARP 2500 et de magnétophones à bandes. Occam Ocean XVI a toutefois été conçue spécifiquement pour une harpe acoustique. Mais tout acoustique qu’elle soit, la harpe de Hélène BRESCHAND ne fait entendre ici aucune sonorité traditionnellement liée à cet instrument. Il n’y a pas de notes à proprement parler, rien que des sons étirés.
Le titre suggère que l’univers de résonances auquel nous avons affaire serait formé d’anfractuosités aquatiques. Les neuf premières minutes font entendre un bourdon à oscillations constantes, que l’on suppose conçu par des frottements sur les cordes de la harpe avec un objet fin ou un tissu. Après une phase d’évaporation se manifestent des sonorités aigües plus floutées, privées de résonances, rappelant le son du piano à pouces. Puis des frottements se font à nouveau entendre, cette fois à l’archet, recréant un bourdonnement aux modulations ténues et aux vertus capiteuses, qui s’efface progressivement.
La seconde pièce est l’œuvre du compositeur français d’origine polonaise Kasper T. TOEPLITZ, dont les travaux explorent des chemins de traverses entre musique électronique et musique bruitiste. Il a du reste travaillé entre autres avec Éliane RADIGUE et se commet également chez ART ZOYD. La composition qu’il a légué à Hélène BRESCHAND sur Octopus combine harpe électrique et électronique live. TOEPLITZ y mixe et modèle les sonorités électriques de la harpe de BRESCHAND avec les sources électroniques de son ordinateur pour générer une matière chargée en saturations. Son titre, Convergence, Saturation Dissolution, pourrait donner l’impression d’une pièce en trois parties distinctes. Ce n’est pas tout à fait le cas.
La pièce débute par un signal audio comme des vagues fortement étouffées, vers lequel convergent un bourdon métallique émis par les cordes de la harpe, et des résonances plus aigües, remodelant et métamorphosant la nature du flux. Des sons courts plus cinglants font irruption un instant. C’est bientôt un flux sonore plus strident qui s’impose, amenant le processus de Convergence vers une phase plus tendue de Saturation, insistante et perturbante, jusqu’à en devenir subitement… aphasique ! La rupture est saisissante mais pas totale, puisqu’un bourdon persiste à l’horizon.
Puis, c’est un embrasement émis par des cordes électrifiées et saturées qui se produit sans crier gare. De tranquille qu’il était, l’espace sonore en devient inquiétant, voire terrifiant, avec ces jets électroniques et ces larsens de harpe. La Dissolution fait alors progressivement son œuvre, ne laissant subsister que des radiations écorchées et heurtées et.. quelques « vraies » notes de harpe.
Ce qui se fait entendre dans la dernière minute et demi ressemble au flux et au reflux de l’eau sur une plage de cailloux devenue radioactive… Enfin, les quelques sons encore audibles confinent au néant absolu. De silence l’univers est fait ; au silence il retourne.
Si Pandore ouvre la boîte des possibles, dessinant un champ d’expériences dans un horizon reliant acidité psychédélique et suspension ambiente, Octopus expose les ultimes extensions tentaculaires auxquelles une harpe, acoustique ou électrique, peut prétendre avec l’informatique, aboutissant à des océans soniques aux résonances escarpées qui tenteront les plongeurs sonores les mieux équipés.
Stéphane Fougère
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