HUUN-HUUR-TU and Carmen RIZZO – Eternal
(Electrofone / Greenwave)
Propulsé depuis belle lurette ambassadeur de la musique folk et traditionnelle de la république de Touva à l’étranger, le quartette HUUN-HUUR-TU ne se prive pas non plus de céder de temps à autres à des expériences métissées (sa collaboration avec le KRONOS QUARTET, avec Frank ZAPPA, son implication dans le superbe projet de Mikhail ALPERIN avec l’ensemble des voix bulgares ANGELITE) et de fusion électro-ethnique, du moins sur disque. Il y a eu bien sûr des erreurs d’aiguillage (Spirits from Tuva), mais aussi des tentatives nettement plus prometteuses (Altaï Sayan Tandy-Uula). Avec Eternal, il semble que le coup d’essai se soit transformé en coup de maître.
Il a fallu pour cela que nos quatre cow-boys des steppes touvaines rencontrent sur leur chemin (au moins virtuel) le producteur-mixeur-arrangeur et musicien Carmen RIZZO, auteur de deux albums et connu pour ses travaux avec Ryuichi SAKAMOTO, Paul OAKENFOLD, NIYAZ, SEAL, mais aussi le groupe world EKOVA ou encore KHALED.
Carmen RIZZO n’avait été sollicité au départ que pour assurer la post-production et le mixage d’un enregistrement de HUUN-HUUR-TU, mais à force d’écouter celui-ci en profondeur, le producteur a proposé d’y ajouter son grain de sel, au point de transformer le travail de mixage en une véritable proposition artistique, proche de certaines réalisations de Brian ENO.
Carmen RIZZO a élaboré des textures synthétiques qu’il a enrichies de cordes et de vents additionnels (violon, violoncelle, trompette…), formant des « soundscapes » suffisamment fouillés pour ne pas ramollir ou édulcorer en faire-valoir new-ageux les vibrations rugueuses du son acoustique de HUUN-HUR-TU et pour étendre l’écho de sa musique au-delà de ses particularismes culturels, tout en préservant ceux-ci.
Le chant de gorge est évidemment exploité avec générosité, devenant un instrument à part entière qui se fond dans les nappes de RIZZO tout en les rendant plus contondantes. De même, le producteur tire avantageusement parti des rythmes touvains, calqués sur le trot ou le galop du cheval – moyen de transport emblématique de Touva – qu’il utilise notamment pour donner une impulsion et un ancrage terrestre nouveaux à des pièces classiques de HUUN-HUUR-TU que l’on a connu de nature plus contemplative, par exemple In Search of a Lost Past (auparavant connu sous le titre Kongurei) et Orphaned Child (ex-Orphan’s Lament).
Dans l’impressionnante pièce d’ouverture, Ancestors Call, la trame percussive galopante vient gentiment bousculer le déroulement solennel des chœurs sépulcraux du quartette, tandis que des luths grinçants et des échappées de trompette plaintive créent une brèche diffractée dans un espace-temps où le présent et le passé cessent de se tourner le dos.
Les images de plaines battues par les vents, de monuments de pierre symbolisant des divinités ancestrales, de montagnes sacrées, de forêts denses où évolue un bestiaire sonore inquiétant que savent si bien évoquer les luths igil et doshpuluur, la vièle byzanchi, la flûte shoor et les percussions de HUUN-HUUR-TU prennent même une tonalité plus sombre, autrement éloquente.
À cet égard, la seule pièce totalement instrumentale du disque, Dogee Mountains, en est aussi sans doute le clou : ses croisements lancinants de cordes rustiques et classiques invitent à une contemplation trouble dans des altitudes panoramiques grisantes dont on ne sort pas indemne, car elle met en exergue toute la portée dramaturgique intrinsèque aux chansons et aux musiques de HUUN-HUUR-TU.
En intégrant des résonances vocales et instrumentales de la tradition touva à des espaces électro-acoustiques en suspension, Eternal ne cherche rien moins qu’à entériner une authentique communion d’esprits issus de cultures différentes pour ne pas dire opposées. Il célèbre une connexion spirituelle hissant à l’échelle universelle des valeurs qui forment le socle de la culture touva, abreuvée par le bouddhisme, le chamanisme et le mode de vie nomade, à savoir le rapport privilégié à la nature, l’attachement aux traditions, aux ancêtres.
L’éternité promise dans le titre de ce CD est bel et bien perceptible dans cette collision « touvatronique » dont les différentes particules sonores, bien que situées aux antipodes les unes des autres, sont animées par un même souffle transcendant.
Ceux qui verraient dans Eternal qu’une pure illusion esthétique de studio doivent savoir que, depuis, la collaboration entre Carmen RIZZO et HUUN-HUUR-TU s’est prolongée sur scène, à l’occasion d’une tournée en Amérique du Nord. En France, bien sûr, c’est (pour l’instant ?) le silence total côté programmation et diffusion…
Stéphane Fougère
Page HUUN-HUUR-TU : https://www.facebook.com/huunhuurtu/
Site Carmen RIZZO : www.carmenrizzo.com
Label : www.electrofonemusic.com