Indonésie – Java : Tembang Sunda, musique et chants classiques

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Indonésie – Java : Tembang Sunda, musique et chants classiques
(OCORA Radio France)

Si le paradis a existé sur Terre, il y a de fortes chances pour qu’il ait ressemblé à Pajajaran, un royaume hindouiste de l’Ouest de l’île de Java qui aurait existé de 1333 à 1579. C’est en tout cas l’impression qui ressort de l’écoute des « pantung », ces récits de bardes évoquant les royaumes de l’ère indo-bouddhiste du pays Sunda (Java-Ouest), avant l’essor de l’Islam, imposé par le royaume javanais de Demak et les sultanats musulmans. Du Ve au XVIe siècle, le pays Sunda a en effet développé une culture hindouiste originale, avec une langue propre et des traditions spécifiques répandues dans les cours royales et princières comme dans les villages de montagne.

L’islamisation de Java n’a cependant pas empêché ce fonds sundanais de se maintenir à côté des arts plus officiels importés de Java-Centre, comme le démontre cet art poétique à la fois vocal et instrumental, si caractéristique de Java-Ouest, qu’est le « Tembang Sunda » – étymologiquement « fleur de Sunda » – dont le style incite immanquablement à la contemplation. Aussi savant que populaire, le Tembang Sunda est un art nocturne par excellence, celui de la sensualité, de la sentimentalité et de la langueur qui tranche avec le foisonnement et l’agitation sonores des plus célèbres musiques de gamelans javanais et balinais.

Outre l’évocation de la nostalgie du glorieux passé du royaume de Pajajaran et les hauts faits de ses héros (notamment son souverain résistant Siliwangi), les chants sundanais décrivent de merveilleux paysages de lacs et de montagnes, expriment le mal du pays, le sentiment de solitude, et les imparables déceptions amoureuses, autant de thèmes qui touchent les Sundanais au plus profond de leur âme. Il n’est toutefois pas obligatoire d’être né à Sunda pour être durablement marqué par la suave et délicieuse mélancolie qui se dégage du Tembang Sunda.

Ayant vu le jour au milieu du XIXe siècle, pour le plaisir des princesses de la cour du régent de la ville de Cianjur, le Tembang Sunda fut d’abord appelé le « cianjuran ». Il s’est ensuite répandu dans d’autres centres, Sumedang, Garut, Bandung, Ciamis, etc., chacun d’eux ayant développé son propre style. Héritée du fonds populaire, l’expression poétique du Tembang Sunda, aussi subtile qu’intimiste, est devenue la forme musicale la plus répandue du pays sundanais. Traditionnellement joué et chanté lors des « malam tembang », salons de musiques intimes dont les veillées s’étendaient du crépuscule à l’aube, le Tembang Sunda est aujourd’hui enseigné dans des écoles et fait l’objet de concours officiels.

Son accompagnement instrumental, économe, se réduit à une flûte en bambou (le « suling ») et à deux ou trois cithares sur table « kacapi » (prononcez « katchapi ») en forme de petits bateaux relevées aux extrémités (symbolique de la filiation des Sundanais au royaume de Pajajaran). On distingue le « kacapi indung », dénommé cithare « mère », qui comprend dix-huit cordes et couvre trois octaves, et le « kacapi rincik », une cithare plus petite avec quinze cordes et au registre plus aigu.

Ce petit ensemble instrumental, le « kacapi suling », a donné naissance à une forme de musique de chambre sundanaise du même nom aux vertus atmosphériques que l’on peut de nos jours souvent entendre en fond sonore dans les hôtels, aéroports et autres lieux touristiques de Java-Ouest. Mais qu’on ne s’y trompe pas, cet usage profane n’amoindrit en rien la profondeur de son charme sensuel. Imbibé de nostalgie langoureuse, le Tembang Sunda n’a pas son pareil pour évoquer la fuite du temps qui passe…

L’album qui nous occupe ici est un grand classique du catalogue Ocora, qui le réédite fort judicieusement dans sa « Série Archives ». Tous les enregistrements de ce disque ont été effectués en 1972 et en 1973 par Jacques BRUNET, grand spécialiste des musiques indonésiennes à qui l’on doit aussi l’autre grand album de musique sundanaise publié sur Ocora, l’Art du gamelan Degung, en plus de nombreux autres enregistrements publiés uniquement en vinyle sur le label Galloway et le label de l’UNESCO dans les années 1970.

Paru à l’origine en 1974 en format 33 Tours, sous le titre Sunda : Musique et Chants traditionnels, avec un batik de Cirebon pour toute illustration de pochette et présentant quatre pièces de Tembang Sunda, ce disque avait déjà été réédité en support CD en 1995 avec une nouvelle illustration de pochette sous le titre Java – Pays Sunda : musiques savantes 1 – Musique et chants classiques, augmenté de trois pièces initialement publiées dans le LP Sunda Tembang, volume 14 de la collection Musique du monde du label Galloway. C’est évidemment cette version « augmentée » que l’on retrouve dans cette nouvelle réédition en digipack, avec une illustration de pochette encore différente. Cette dernière est une photo montrant deux musiciens que l’on entend sur plusieurs pièces du disque, Ajan WARJAN et Burhan SUKARNA.

Le livret présente d’autres photos inédites et, outre ses précieuses notes informatives sur l’histoire du Tembang Sunda et les compositions présentées dans le disque, Jacques BRUNET raconte le déroulement de l’une de ces veillées musicales à laquelle il a eu le loisir d’assister. D’une session à l’autre, l’accord des instruments change de mode : d’abord en mode « pélog » (fondé sur la gamme heptatonique), puis, en mode « sorog » (même gamme heptatonique) et enfin, pour les dernières heures jusqu’à l’aube, en mode « salèndro » (gamme pentatonique). C’est cette organisation modale que l’on retrouve dans la structure même du répertoire de ce disque.

Provenant du répertoire du gamelan Degung et retranscrites en mode pelog, les compositions anonymes et anciennes qui sont jouées sur les deux premières pistes du CD relèvent de la musique de kacapi suling, donc strictement instrumentales, et offrent une plus grande liberté d’expression aux instrumentistes. Le suling et le kacapi indung sont les instruments solistes, le kacapi rincik apporte un soutien rythmique, brode des trames et égrène ses arabesques. Le jeu de suling offre une ample palette aux multiples harmoniques, aux ornementations ciselées aux volutes langoureuses et au lyrisme ascendant, évoquant tour à tour la gaieté et la quiétude.

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Le trio qui joue sur ces deux pièces est constitué de musiciens fort renommés à l’époque, à savoir le maître Uking SUKRI, qui joue du kacapi indung, Ajan WARJAN, joueur de kacapi rincik, et Burhan SUKARNA, joueur de flûte suling à quatre trous. La renommée de ce dernier, déjà fort prisée dans les années 1970 et 1980 à Java – notamment en tant que membre de la radio d’état RRI puis avec le groupe GAPURA –, a pris une dimension internationale quand il a rejoint la Californie et fondé le groupe PUSAKA SUNDA avec des musiciens américains pour jouer une musique contemporaine enracinée dans la musique du gamelan Degung et de kacapi suling.

Les pistes suivantes font intervenir des musiciens différents, mais la formation instrumentale reste évidemment la même (deux kacapi et un suling) et, surtout, font entendre du chant, interprété alternativement, selon les strophes, par une voix masculine et une voix féminine (les interprètes diffèrent eux aussi d’une pièce à l’autre). Après une introduction instrumentale, le kacapi indung joue quelques mesures, préparant le terrain pour la chanteuse, que le suling vient « enrubanner » de ses délicates volutes, le kacapi rincik tissant un tapis rythmique régulier.

Le mode sorog est adopté à partir de la cinquième piste, laquelle nous offre le loisir d’écouter non seulement les meilleures voix de l’époque, mais aussi l’un des joueurs de suling les plus réputés pour son raffinement et sa délicatesse héritées de la plus ancienne tradition, Ono SUKARNA, que l’on peut entendre également dans le CD cité plus haut, l’Art du gamelan Degung. C’est encore lui que l’on entend sur la sixième piste, entièrement instrumentale, accompagné d’Uking SUKRI, autre grand maître du kacapi indung, et le déjà cité Ajan WARJAN au kacapi rincik.

L’ultime piste, qui fait à nouveau entendre une chanteuse et un chanteur, est la seule à être jouée en mode salèndro, un mode habituellement réservé aux musiques de gamelans, et qui offre la particularité de faire entendre un rebab (vièle à pique) en lieu et place de la flûte suling.

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D’un bout à l’autre de l’album, l’auditeur ne peut qu’être enchanté par la qualité des performances, la subtilité des timbres vocaux et instrumentaux, la précision rythmique, la délicatesse et l’apesanteur des atmosphères tissées dans ces chants évocateurs d’un autre âge que l’on croyait disparu à jamais. Corps et esprit sont en suspension permanente, immergés dans une dimension temporelle impalpable et pourtant si présente, si prégnante. C’est toute la magie du Tembang Sunda qui est ici distillée à taux plein. Ce disque n’est pas seulement une référence, c’est un antidote aux affres de la vie triviale, une voie vers des hauteurs poétiques insoupçonnées.

Stéphane Fougère

Label : www.radiofrance.fr/les-editions/collections/ocora

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